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Workshop sur la question préjudicielle en droit privé européen - La rencontre entre les juridictions nationales et l’interprétation de leur législation par la CJUE sous l’angle du droit européen
25-11-2011


uni.luLe workshop organisé par l’Université du Luxembourg le 25 novembre 2011 fut le premier d’une série de workshops qui seront consacrés au droit privé européen. Elise Poillot - professeur de droit privé à l’Université du Luxembourg et prochainement directrice de la nouvelle filière du Master en droit privé européen proposée à l’Université du Luxembourg – a été l’initiatrice de cette exploration des ressorts de la question préjudicielle devant la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE). 

L’intérêt de ce workshop résidait dans l’idée de réunir les juges nationaux, auteurs des questions préjudicielles, et des magistrats de la Cour de Justice ayant siégé dans les formations saisies dans le cadre de trois affaires qui ont eu des conséquences juridiques importantes. L'objectif ? Mettre à jour d’un point de vue nouveau les mécanismes dans la pratique de la question préjudicielle. Ces trois affaires avaient pour thèmes le droit des personnes et de la transmission du nom ainsi que le droit de la consommation dans ses aspects relatifs aux droits financier et procédural :

  • CJCE 2 octobre 2003, Carlos Garcia Avello contre État belge, Affaire C-148/02
  • CJUE 15 avril 2010, E. Friz GmbH contre Carsten von der Heyden, Affaire C-215/08
  • CJUE 9 novembre 2010, VB Pénzügyi Lízing Zrt. contre Ferenc Schneider, Affaire C-137/08

La question préjudicielle est un instrument fondamental de l’intégration du droit de l’Union européenne au sein des droits nationaux et a souvent été étudiée sous des angles généraux et théoriques afin d’en comprendre les mécanismes en droit européen et d’appréhender le rôle qui est le sien dans le dialogue des juges. "Elle reste cependant totalement mystérieuse dans certains de ces processus", souligne Elise Poillot.

Toutes ces notions théoriques sont généralement connues par les juristes spécialisés dans le droit de l’Union, mais en réalité très peu sont au courant du fonctionnement, des problèmes pratiques et des mécanismes auxquels sont confrontés les différents juges. À la suite de l’exposé de leur démarche par les juges des différentes juridictions, une analyse scientifique critique de la décision et de certaines de ses implications nationales était ensuite présentée par un spécialiste des disciplines juridiques en cause.

La possibilité d’avoir un aperçu à deux niveaux de la question préjudicielle

Pour l’audience de ce workshop, composée principalement par des praticiens du droit et des étudiants en droit européen, assister à la rencontre des droits nationaux des Etats membres avec le droit de l’Union a permis de mieux comprendre les enjeux mais surtout les intérêts que protège chaque type de juridiction. Comme l’a parfaitement illustré André Prüm, doyen de la Faculté de Droit, d'Économie et de Finance de l’Université du Luxembourg, il est intéressant "de pouvoir observer ce qui se passe avant une question préjudicielle au niveau national pour ensuite mieux comprendre l’impact et les conséquences de la décision de la CJUE."

Un travail de recherche titanesque afin de retrouver les magistrats des trois affaires

Un autre point qui démarque le workshop est le travail de fond remarquable effectué par Martin Petschko, auxiliaire scientifique à l’Université du Luxembourg et collaborateur d'Elise Poillot, qui a réussi à retrouver les acteurs principaux – surtout en ce qui concerne les juges nationaux - dans chacun des trois cas étudiés par le workshop. En effet, non content de retrouver les intéressés, il a fallu les convaincre de s’exprimer devant une audience publique, chose qui n’est pas simple. Dans certains cas, comme l’a évoqué Elise Poillot, "la hiérarchie juridique dans les Etats membres n’a pas été en faveur du déplacement des magistrats des tribunaux, et certains juges de la CJUE ont évoqué leur droit de réserve."

Pour les auditeurs présents, ce fut donc une aubaine de pouvoir assister à une rencontre entre les différents juges, car une telle situation est assez insolite et totalement improbable normalement dans la pratique. Deux types de visions se sont donc rencontrées.

D’un côté, le juge national recherche une réponse à un litige bien précis qui lui est soumis et qui pourrait relever du champ d’application de la CJUE. De l’autre côté, la CJUE est dans la nécessité d’analyser des questions totalement différentes qui parviennent des juridictions nationales des Etats membres. Elle doit d’abord décider si la question relève réellement du droit européen, et ensuite veiller à ce que le droit européen puisse être interprété et appliqué de la même manière à travers toute l’UE.

Des vrais débats et questionnements entre les différentes juridictions

Une question préjudicielle posée au départ sans grande conviction

Michel Leroy, président de Chambre au Conseil d'Etat en Belgique, a expliqué au sujet du premier arrêt "Carlos Garcia Avello contre État belge" que, lorsque le Conseil d’État a posé sa question préjudicielle, la réalité était que "c’était sans ambition et sans se douter de l’impact qu’aurait la réponse de la CJUE". Pour rappel l’arrêt "Garcia Avello" a entraîné de nombreuses modifications dans les législations des Etats membres en ce qui concerne le droit des personnes et les noms de famille.

Lorsque la CJUE a rendu son arrêt, Michel Leroy explique que "l’arrêt belge en réponse fut très bref et a simplement repris la question préjudicielle et la réponse de la Cour". Anecdote amusante, le Ministère de la Justice belge avait déjà pris les mesures nécessaires pour se conformer au droit de l’Union avant même que l’arrêt du Conseil d’Etat n’ait été publié.

Dans ce rapport entre la juridiction nationale et la juridiction européenne, l’on remarque que la juridiction nationale a totalement assimilé la décision des juges de la CJUE. "À la base le litige était interne", selon Celestina Iannone – référendaire à la CJUE –, mais "la CJUE a basé son arrêt sur la citoyenneté européenne pour faire ressortir l’élément de compétence européenne."

L’on remarque donc clairement que la CJUE recherche d’abord un élément de droit européen ou, pour le dire en termes juridiques, le lien d’extranéité, afin de pouvoir faire jouer sa compétence et rendre une décision d’ampleur. Marc Fallon, professeur à l’Université de Louvain, a utilisé une question métaphorique en se demandant "si le droit de l’UE ne serait pas en train de s’étendre aux sédentaires alors qu’habituellement il vise les nomades."

L’échange d’opinion au sujet de l’arrêt "Garcia Avello" était très intéressant, car la réponse à la question préjudicielle a démontré la volonté de la CJUE d’étendre sa compétence à certains domaines qui ne la concerne pas par essence. Néanmoins, la subordination du Conseil d’État belge à la décision est claire et ne laisse aucun doute quant à son acceptation dans le droit national "même si la législation en Belgique n’a pas été modifiée à cette occasion puisque ce fut la pratique administrative", comme l’a expliqué Michel Leroy.

Des juridictions nationales mécontentes des réponses offertes par la CJUE

Un échange très intéressant a eu lieu lors de l’analyse du second arrêt "E. Friz GmbH contre Carsten von der Heyden" entre Gabriele Caliebe, juge au Bundesgerichsthof, et Marco Ilešič, juge à la CJUE. Les deux magistrats ont consécutivement fait remarquer qu’ils sont liés de par leurs compétences aux questions de droit uniquement. Néanmoins, des visions juridiques complètement différentes se sont opposées.

Le juge de la CJUE a considéré que la question préjudicielle posée par la juridiction allemande aurait "une connotation très allemande" et que, de ce fait, sa pertinence et sa portée dans d’autres Etats membres seraient limitées. "La Cour n’est pas appelée à répondre à des questions hypothétiques", a lancé le juge Marco Ilešič.

À cela, Gabriele Caliebe a répondu que même si les juridictions allemandes préféraient certainement trancher le litige elles-mêmes, elles sont tenues par l’obligation de poser la question préjudicielle lorsqu’un élément de droit européen leur pose problème. Les juges nationaux seraient donc dans une sorte "d’impasse et se verraient obligés de poser la question" même si cette procédure représente clairement "des pertes d’argent et de temps importantes pour au final recevoir une réponse très générale qui ne solutionne pas directement le litige à l’échelle nationale", explique la juge du Bundesgerichsthof.

La position allemande de Gabriele Caliebe pouvait se comprendre car les problèmes d’ordre pratique sont nombreux et les procédures devant la CJUE longues. Il est aussi évident que les juridictions nationales sont en droit de vouloir une réponse claire et précise à leur question préjudicielle."Mais la compétence de la CJUE doit être comprise comme celle inscrite dans les traités", a rappelé le juge Ilešič.

Cet échange a permis de saisir la difficulté d’une telle procédure préjudicielle. La CJUE ne s’attache pas simplement à répondre à un problème de droit européen dans un litige national, mais cherche à offrir une interprétation unifiée du droit de l’UE pour les 27 Etats membres dans le cadre des circonstances spécifiques du litige qui lui est soumis. Cette volonté d’interprétation uniforme explique aussi en partie la durée des affaires, car la Cour "s’informe très précisément, étudie la doctrine et essaie de prendre en compte les effets futurs de l’arrêt", rapporte Marco Ilešič.

La volonté de poser une question préjudicielle afin d’obtenir une jurisprudence "quasi normative"

Dans le dernier arrêt analysé "VB Pénzügyi Lízing", le juge à la Cour suprême de Hongrie M.A.Osztovits, auteur de la question préjudicielle, a raconté le déroulement du processus qui l’a mené à introduire une demande préjudicielle et tous les obstacles qu’il a rencontrés. Dans le litige en première instance auquel il était confronté, le juge hongrois a souligné le fait que les parties n’avaient pas fait référence au droit européen. Malgré cela, le juge a tout de même insisté pour poser la question car "il était très intéressant de poser une question préjudicielle dans un domaine où il n’y avait pas de jurisprudence".

M.A.Osztovits a même ignoré le fait que sa décision en deuxième instance n’a pas été suivie car il était persuadé de l’utilité de son action. Sa demande préjudicielle fut prise en compte, mais encore une fois, l’interprétation de la CJUE n’a pas satisfait le juge hongrois car elle n’offrait pas de vraie guidance. La démarche de ce juge hongrois démontre bien la volonté de certains magistrats – dans ce cas précis qui émane d’un Etat membre récent - de s’en remettre aux décisions de la CJUE afin d’obtenir une sorte de ligne directrice qui leur permettrait de faire évoluer leur système juridique.

Un décalage existe entre les visions des juridictions nationales et la vision de la CJUE. Dans les deux cas, les opinions des différents magistrats furent convaincantes, mais la nécessité qui en ressort est celle d’une harmonisation des législations des Etats membres qui pourrait permettre de combler ce décalage.