Le Premier ministre et président de l’Eurogroupe Jean-Claude Juncker a donné au quotidien Kathimerini une interview sur la crise grecque qui constitue un exercice d’histoire immédiate, un récit de ce qui s’est passé, très souvent derrière les portes, depuis les années 2006-2007. Le journaliste Alexis Papachelas, qui a mené l’entretien publié le 19 mars 2012, a fait parler Jean-Claude Juncker de ses moments de doute et de rebond face à ses partenaires plus sceptiques sur le maintien de la Grèce dans la zone euro, de la manière dont il a pu ressentir la pression des marchés ou les réactions de la presse, en Allemagne notamment. Jean-Claude Juncker parle aussi des erreurs personnelles – "trop patient à l’égard des Grecs et à l’égard de ceux qui ont été réticents à mettre en pratique la vraie solidarité européenne" - et collectives commises à l’égard du pays en crise. Il admet ainsi qu'il aurait été "plus logique de mettre dès le début l'accent sur la dimension de la croissance (...) la Grèce traversant maintenant sa cinquième année de récession".
Jean-Claude Juncker raconte dans l’interview que la situation en Grèce était dans la mire des ministres de l’Economie et des Finances de la zone euro dès 2006 ou 2007, quand ceux-ci ont commencé à penser que les chiffres livrés par le gouvernement grec ne correspondaient pas à la situation sur le terrain. Avec l’élection de Georges Papandréou à la tête du gouvernement grec, "la situation devint évidente". Dès lors, la situation n’était plus à l’ordre du jour une fois par mois, mais chaque jour.
La retenue des ministres européens s’explique selon Jean-Claude Juncker de plusieurs manières : l’Eurogroupe est un groupe informel qui ne prend pas de décisions, lui-même n’a pas voulu rendre les marchés plus nerveux qu’ils ne l’étaient déjà, et personne n’avait une réponse à une situation que les dirigeants grecs ne voulaient pas voir. A un certain moment, il a été demandé aux ministres des Finances grecs d’agir, mais à eux de décider comment, et quand il y avait relâche, de retourner à la tâche. Puis les chiffres d’un déficit de 12,7 % sont tombés, nettement plus élevés que ce à quoi on s’attendait. "C’est ce jour-là, je crois, que j’ai dit que c’en était fini de jouer, parce qu’on nous avait toujours livré des chiffres qui ne collaient pas avec les faits", confie le Premier ministre luxembourgeois.
Pour Jean-Claude Juncker, le gouvernement Papandréou n’a pas forcément agi trop lentement alors qu’il découvrait petit à petit la réalité. "Il a ensuite pris des mesures, mais ces mesures n’étaient pas suffisantes", relate Jean-Claude Juncker, qui raconte aussi, comment le Premier ministre grec faisait le tour des capitales en disant combien la Grèce était "corrompue et problématique". Pour lui, "il y a des phénomènes de corruption dans toutes les couches de la société grecque", et de ce fait, Georges Papandréou avait d’autant moins tort que depuis lors, "toutes sortes d’initiatives ont été prises pour combattre la corruption".
Le Premier ministre raconte ensuite comment la Grèce, comme d’ailleurs l’Irlande et le Portugal, rechignait à demander de l’aide et à devenir un « pays de programme », alors que l’Eurogroupe était d’avis qu’il fallait aller vers une aide structurée.
Jean-Claude Juncker admet aussi qu’il a fait partie de ceux qui ne voulaient pas d’une implication du FMI dans le cadre de ce programme, qu’il croyait que la zone euro était suffisamment forte pour pouvoir s’en passer. Ce sont les Allemands et les Néerlandais qui ont plaidé pour une participation du FMI pour des raisons de crédibilité, mais aussi parce que leurs parlements l’exigeaient. Une position que Jean-Claude Juncker a finie par rejoindre. Si l’on est par ailleurs pas immédiatement allé vers une restructuration de la dette, c’est parce d’aucuns, comme Jean-Claude Juncker lui-même, ne savaient quelles en auraient été les conséquences.
"Je crois", admet Jean-Claude Juncker, « que nous n'avons pas suffisamment mis l'accent sur la dimension de la croissance au problème grec dans son ensemble Nous avons surtout insisté sur l'assainissement des finances publiques sans donner de solution alternative ou laisser le choix à la Grèce". Il aurait été "sage et raisonnable" pour lui de se concentrer de suite sur la question de la croissance. "Nous avons été très forts sur la question de la consolidation budgétaire et très faible sur l’autre dimension, juste aussi essentielle, la croissance." Il est "mécontent à cause de la détérioration des conditions de vie des Grecs" qui "n’ont pas de perspective positive"
Les critiques très dures qui émanent des organes de presse et des dirigeants allemands à l’égard de la Grèce sont pour Jean-Claude Juncker dues à "un agenda de politique intérieure", et ce alors qu’une bonne partie de l’opinion publique et des dirigeants allemands, mais aussi néerlandais, sont convaincus qu’ils paient pour les fautes et les erreurs de la Grèce. Ce furent et ce sont des « réactions populistes » marquées par une incompréhension croissante de la politique mise en place. Lui-même a dû faire face à des réactions très dures quand il essayait, "disons, d’être moins sévère" à l’égard des Grecs. Mais dès que les Grecs ont commencé à se rendre compte des dangers de contagion et de prendre des mesures, le temps était venu pour lui "d’investir dans la solidarité européenne".
Mais il y a eu des moments de flottement. Par exemple "quand les marchés ont commencé à avoir des réactions irrationnelles, de façon qu’il paraissait être de plus en plus difficile de donner une réponse politique au problème qui se posait". Mais, dit Jean-Claude Juncker, "je m’opposais toujours à ceux qui ont essayé de pousser les Grecs hors de la zone euro". Ce fut là, de son propre aveu, "le moment le plus difficile au cours de ma présidence de l’Eurogroupe". Et ce fut avant que Georges Papandréou n’annonce un référendum.
L’affaire de l’appel à un référendum par Georges Papandréou a été “troublante”, parce qu’elle est venue de manière imprévue. Le Premier ministre grec avait déjà évoqué auparavant l’idée de recourir au suffrage du peuple grec pour recevoir son soutien, mais ce fut quand même la surprise puisque quelques jours auparavant, un accord européen sur l’effacement d'une partie de la dette du pays venait d’être conclu avec l’assentiment de la Grèce.
Le deuxième programme d’aide à la Grèce ne sera pas suivi selon Jean-Claude Juncker par un autre paquet d’aides et une autre restructuration s’il est mis en œuvre comme cela a été décidé. "Ce qui a été décidé maintenant me semble suffisant ", dit-il, tout en admettant que ce paquet de mesures n’aurait pas pu être décidé sous le gouvernement Papandréou. Et ses propres erreurs ? "J’ai été trop patient, trop patient envers la Grèce et trop patient envers ceux qui ont été trop réticents quand il s’est agi de mettre en œuvre la vraie solidarité européenne."