L’Institut Pierre Werner (IPW) et Europaforum.lu organisaient le 18 juin 2012, dans le cadre du cycle "Penser l’Europe", une table-ronde autour du malaise social et de la justice sociale dans l'UE.
Crise économique et concurrence mondiale frappent de plein fouet l’Europe, accélérant le délitement des pactes sociaux dans nombre d’Etats membres qui en avaient un. Chômage en hausse, de façon vertigineuse pour les jeunes et les salariés âgés, pressions sur les contrats de travail stables, augmentations des contrats à durée limitée, prolongation de la durée de vie de travail, pressions exercées par les nouveaux mécanismes de la gouvernance économique européenne sur les systèmes de retraite et de protection sociale, progression des taux de pauvreté, un droit européen et des arrêts de la Cour de justice de l’UE perçus comme ambigus par les syndicats en Europe… Autant de phénomènes qui posent question. L’UE se soucie-t-elle vraiment, au-delà de ses déclarations d’intention, de la justice sociale dans le cadre de ses compétences ? Ne va-t-elle pas au-delà de ses compétences ? Faut-il nuancer le tableau ? Convient-il de changer de discours ou de politique dans l’UE ?
C’est à ces questions qu’étaient invités à répondre Nicolas Schmit, ministre du Travail et de l’Immigration, Robert Urbé, président, de 2007 à 2011, de la commission de politique sociale de Caritas Europa, Conny Reuter, président de la plateforme des ONG européennes du secteur social, et Jean-Claude Barbier, sociologue qui a travaillé sur la sociologie des politiques publiques et de la protection sociale. La discussion était modérée par Victor Weitzel, responsable d’Europaforum.lu.
Jean-Claude Barbier, dont le travail est nourri d’une base empirique puisqu’il a mené au cours de ses recherches des centaines d’entretiens à travers toute l’Europe, a montré dans un premier temps comment la crise a, depuis 2007-2008, mis en lumière une illusion assez présente dans les milieux dirigeants, et notamment chez les partisans de l’Europe, à savoir que la gouvernance de la question sociale serait d’ordre technique, et pourrait donc se faire sans politiciens. Or, c’est une question éminemment politique. La Commission entendait ainsi, dans un discours qui relevait de la communication politique, tout résoudre par la législation existante. Mais l’illusion de cette technicité est caduque, observe Jean-Claude Barbier.
Autre constat du sociologue, la période où la politique se faisait loin des citoyens, dans des enceintes closes, est révolue. Un tournant marqué notamment par les référendums français et néerlandais de 2005, les débats qu’il a pu y avoir autour de la directive Services, certains arrêts de la Cour, ou encore les deux référendums irlandais. "On ne peut plus faire comme avant", souligne le sociologue. Dans ce contexte, l’importance du droit dans les politiques sociales a souvent été ignorée. La liberté de circulation a un impact de plus en plus fort et a pu se trouver en contradiction avec cette politique. En témoigne par exemple le conflit qui a opposé les Pays-Bas et la Commission sur la question du logement social. Le gouvernement néerlandais a demandé suite à cette affaire un protocole spécial intégré dans les traités sur les services d’intérêt généraux qui a finalement établi que les SIG relèvent de la compétence de l’Etat. Les arrêts de la CJUE souvent cités, comme l’arrêt Luxembourg, ont démontré par ailleurs comment les libertés économiques avaient un impact de plus en plus fort sur le droit du travail, de grève, de condition de salaires… Et le problème majeur qui apparaît bien souvent dans ces questions est lié au principe de subsidiarité.
Jean-Claude Barbier a voulu démontrer le caractère ambigu de l’Europe sociale qui est marquée par un balancement entre d’une part un droit de l’UE qui a abouti à davantage de droits individuels, en matière d’égalité des genres par exemple, une évolution qui rencontre un soutien important chez les citoyens et les ONG, et, d’autre part l’évolution des droits collectifs à la protection sociale. L’assurance sociale ne fait pas l’objet d’une définition en tant que droit reconnu par le droit de l’UE, relève ainsi le sociologue qui constate aussi que l’existence des systèmes de retraite de base et d’assurance maladie dépend d’une jurisprudence de 1993 sur laquelle la CJUE pourrait tout à fait revenir, mettant ainsi en concurrence ces systèmes de base avec les systèmes privés. Ce qui a été construit depuis 1997 sur la base de la méthode ouverte de coordination (MOC), comme par exemple la stratégie pour l’emploi ou la stratégie Europe 2020, reste relativement marginal, juge Jean-Claude Barbier.
Il relève donc un paradoxe dans la mesure où l’actualité nous montre que nous n’avons jamais été plus interdépendants, sans pour autant que soit jamais posée la question de la solidarité concrète, de l’organisation d’un système de solidarité. Et lorsqu’il se demande pourquoi la redistribution qui existe dans les Etats sociaux n’est pas envisagée à un niveau fédéral, il constate que la solidarité ne se fabrique pas ex-nihilo. Au fond, en conclut Jean-Claude Barbier, la crise économique est avant tout une crise politique.
Nicolas Schmit n’a pas manqué de relever lui aussi la dimension politique de la question sociale. Pourtant, il considère que la dimension sociale est inhérente au projet d’intégration européenne : en développant l’économie, il s’agissait aussi de développer une sorte de communauté sociale. Et si le traité de Rome est d’inspiration libérale, il met aussi en exergue une dimension sociale, même si ce qui est à construire dans ce domaine reste du ressort des Etats membres. La finalité sociale de l’UE y est clairement affirmée, assure le ministre. Car ce qui a permis la CECA, puis le traité de Rome, c’est une grande alliance qui a impliqué tant les chrétiens-démocrates, les sociaux-démocrates que les syndicats. L’Acte unique évoquait tant le marché intérieur qu’une Europe sociale.
Une évolution qui a été quelque peu bloquée par les Britanniques au moment du Traité de Maastricht, un protocole social ayant finalement été soutenu par tous les autres Etats membres. Selon le ministre, c’est le consensus de Washington qui a changé les priorités : si l’Europe a résisté quelque peu à ce dogme de la rentabilité financière, cette nouvelle approche l’a vite rattrapée. La justice sociale, a ajouté un peu plus tard dans les discussions Nicolas Schmit, ira de pair avec un débat sur le fonctionnement économique de nos sociétés.
Nicolas Schmit, qui représente régulièrement le Luxembourg au sein du Conseil EPSCO, relève que ce ne sont pas là les conseils les plus passionnants. Certes, les discussions y sont intéressantes, mais ce n’est pas dans cette enceinte que sont prises les décisions importantes, constate le ministre : le centre de gravité du pouvoir s’est installé du côté des ministres des Finances, ce qui s’est fait progressivement depuis Maastricht, mais surtout depuis l’introduction de l’euro. Dans les décisions du Conseil européen, ce sont aussi les considérations économiques et financières qui priment, ce qui fait dire au ministre Schmit que la dimension sociale est devenue le parent pauvre de la construction européenne.
Il y a bien une gouvernance sociale, observe Nicolas Schmit, mais elle est exercée par les ministres des Finances. Car ce sont bien eux après tout qui discutent des systèmes de retraites, du vieillissement des populations. Si les ministres en charge de la Sécurité sociale le font aussi, c’est de façon bien plus accessoire. Mais la façon dont l’Ecofin aborde ces questions est fondée sur une logique budgétaire et financière, déplore le ministre.
Dans les discussions sur les différents arrêts de la CJUE, Nicolas Schmit observe les limites de la logique de marché de la construction européenne qui l’emporte. Le principe de la libre concurrence et la logique de marché priment ainsi au point de remettre en cause des politiques nationales sociales. On a bien tenté de tempérer cette évolution et de la contrebalancer par une protection des services d’intérêt généraux, relate le ministre, mais cela reste bien bancal et faible par rapport au marché.
"J’ai fait campagne ici au Luxembourg pour la clause sociale" introduite dans le traité de Lisbonne, se souvient Nicolas Schmit. Mais il constate aujourd’hui que cette clause n’est jamais invoquée. Elle aurait pu l’être pour les Grecs notamment. Mais, il relève aussi que les programmes d’ajustement mis en œuvre par la BCE, l’UE et le FMI sont des politiques menées en dehors du cadre des traités, et que l’on ne s’y préoccupe par conséquent nullement de la clause sociale. Le résultat de cette invitation expresse du gouvernement allemand au FMI à participer à la gestion de crise fait que cette dernière n’est plus du ressort direct de l’UE.
Le ministre arrive donc au même constat que Jean-Claude Barbier, à savoir que la crise économique est en train de devenir une crise politique. L’enjeu pour l’Europe, c’est la survie de la zone euro mais aussi d’une certaine conception de la construction européenne. C’est aussi une crise sociale qui s’étend désormais aux pays les plus stables, comme en témoigne le succès de l’idée de réduire la liberté de négociation des salaires avec les partenaires sociaux. Il y a donc un danger très évident selon Nicolas Schmit de voir la dimension sociale fondamentalement remise en cause, ce qui ne peut qu’approfondir encore la désaffection des citoyens et renforcer la montée des populismes. Autant de signaux d’une crise politique qui se traduit par une crise de légitimité du projet européen.
La plateforme que préside Conny Reuter représente un réseau qui rassemble près de 10 millions de membres mais qui n’a pas pour autant le poids d’un lobby très professionnel comme on peut en voir à Bruxelles. Son travail consiste à suivre les politiques sociales en Europe, et aussi à tenter de les influer, et il est clair que ses interlocuteurs sont nombreux auprès de DG en charge de domaines aussi variés que les affaires économiques et financières, la santé, ou encore le marché unique. Si les ONG de sa plateforme tentent bien de gagner en influence, elles rencontrent une limite qu’illustre assez bien la tendance observée en Allemagne au niveau national et qui consiste à soumettre toutes les questions à une lecture de leurs aspects financiers. Les élites sont orientées non sur l’équilibre social, mais sur un modèle néolibéral, déplore en effet Conny Reuter.
Pourtant, affirme Conny Reuter, il y a une fenêtre qui s’entrouvre, laissant passer une lueur d’espoir. Car s’il est vrai que l’on ne parle que de politiques budgétaires, la force des faits pourrait changer la donne : l’augmentation du chômage, de la pauvreté, de la précarité, la pression sur les salaires exercée par la flexibilisation comme par la concurrence, la dégradation des conditions de travail qui va de pair sont autant de réalités qui ne peuvent être ignorées, comme en témoignent la montée du racisme, de l’extrémisme, du nationalisme, et de toutes ces formes de votes protestataires qui sont l’expression d’un malaise toujours plus fort. Dans les discussions avec la Commission, le Parlement européen, ou encore le Comité des Régions, petit à petit, ces réalités sont prises en compte, constate Conny Reuter, selon qui ce dont nous avons besoin ce sont des décisions politiques et des investissements. Reste à voir quelle est la marge de manœuvre des politiques pour sortir de cet "intégrisme budgétaire". Mais Conny Reuter compte sur la voix de la raison pour qu’une nouvelle orientation l’emporte. La conclusion de Jean-Claude Barbier aux débats va dans le même sens : il a émis l’espoir que les élites arrivent à se dépasser ("springen über ihre Schatten"), sans exclure dans le cas contraire une explosion de l’Europe.
Robert Urbé est revenu sur la clause sociale horizontale, relevant lui aussi que personne n’en réclame l’application. Il en est de même pour la stratégie Europe 2020. En effet, l’exclusion sociale est à l’ordre du jour de cette stratégie dont le cinquième objectif est de lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Mais Robert Urbé raconte comme cet objectif a évolué : au départ, il s’agissait de réduire de 25 % le nombre de pauvres en Europe, c'est-à-dire de sortir de la pauvreté 20 millions de personnes. C’est ce chiffre qui est ensuite resté, ce qui ne représente plus, du fait du choix d’un nouvel indicateur composite, que 17 % des 120 millions d’Européens qui font face à un risque de pauvreté et d’exclusion sociale. Ensuite, les Etats membres ont été invités à formuler des objectifs nationaux. Et si on les additionne, on arrive à un objectif de 10 à 12 millions de personnes, bien loin des donc des 20 millions escomptés. C’est sans compter, craint Robert Urbé, que cet objectif peu ambitieux risque d’être manqué.
Robert Urbé s’est aussi penché sur le semestre européen, relevant que, dans les recommandations de la Commission, l’objectif de lutte contre la pauvreté n’avait l’objet que d’une seule recommandation adressée à la Bulgarie en 2011. Le Luxembourg, qui était en 2011 le seul pays à ne pas avoir donné d’objectif chiffré en la matière dans son PNR ne s’était vu adresser aucune recommandation de la Commission à ce sujet. Dans les recommandations adressées aux Etats membres en mai 2012, Robert Urbé observe une amélioration : ce sont maintenant cinq pays, la Bulgarie, l’Espagne, la Lettonie, la Lituanie et le Royaume-Uni, qui se voient adresser des recommandations dans ce domaine. Mais Robert Urbé constate avec amertume que dans certains documents de la Commission, ce cinquième objectif n’est même pas mentionné. C’est dire le peu de cas qui en est fait.
Malgré l’avancée que constitue certes le fait qu’un objectif au moins de la stratégie Europe 2020 relève de la dimension sociale, dans la pratique, c’est comme s’il n’en était rien, déplore Robert Urbé : l’Europe se concentre sur l’analyse macro-économique et les budgets. Et s’il reconnaît que l’on parle de croissance et d’emploi, Robert Urbé ne perd pas non plus de vue que l’emploi n’est pas une solution pour tout le monde. D’autant qu’il y a plus de 10 % de travailleurs pauvres en Europe. A ses yeux, les déséquilibres des finances publiques sont liées aux politiques anticycliques menées dans les premières années de la crise sans pour autant que des réserves aient été faites dans les années de conjoncture haute qui ont précédé. Résultat de ce keynésianisme incomplet, les dettes se sont accumulées et maintenant, plus on épargne, plus les problèmes sociaux empirent.
Robert Urbé plaide pour des objectifs plus ambitieux dans les PNR, et il faudrait que ces objectifs soient accompagnés d’actions et des moyens pour y parvenir. Plutôt que de se contenter de quatre objectifs économiques + 1 cinquième social, Robert Urbé aurait préféré un plan intégré. "Il faut remettre l’Europe sur des rails qui respectent un équilibre entre économie, social et écologie pour un développement équilibré", a-t-il conclu, appelant de ses vœux plus de justice sociale, ce qui doit passer par une limitation de la spéculation financière et une répartition plus juste des richesses.
Dans les débats qui ont suivi, la question de l’introduction d’un revenu minimum universel, défendue dans l’assistance, a fait l’objet de vives critiques. Si Conny Reuter a souligné dans un premier temps que le sujet était très controversé, Jean-Claude Barbier a pour sa part jugé cette proposition à la fois irréalisable et dangereuse. Car telle qu’elle est formulée par ses défenseurs, parmi lesquels le sociologue a cité l’économiste belge Philippe Van Parijs, elle serait introduite dans un système libéral et remplacerait à elle seule toute protection sociale.
Quant à savoir ce qu’il convient de faire pour renforcer l’Europe sociale, Nicolas Schmit a insisté sur la nécessaire volonté politique des gouvernements : les Etats membres détiennent les clefs du pouvoir, a en effet souligné le ministre, et c’est donc aux Etats membres de revoir les équilibres au sein de l’UE. C’est aussi une question de rapport de force, et il importe de ce point de vue que les syndicats européens se mettent en marche et pèsent réellement dans le devenir de l’UE.
Conny Reuter le rejoint en affirmant lui aussi que c’est une question de majorité et de volonté politique. Mais il ajoute que c’est aussi une question culturelle : l’enrichissement personnel ne cesse d’être promu tous azimuts. Le représentant des ONG a aussi pointé les tensions qui existent dans le mouvement syndical : ce qui se passe au niveau européen est selon lui regardé d’un œil jaloux par les mouvements syndicaux nationaux, qui tiennent pourtant un discours très européen. Pour lui, si l’on veut donner du poids et du pouvoir à l’Europe dans le domaine social, il faut avoir le courage d’aborder la question du hard law car la MOC n’a pas apporté les résultats espérés en termes de progrès social. Et Nicolas Schmit d’abonder dans ce sens en jugeant que le benchmark a été une usine à gaz sans grand effets.
Jean-Claude Barbier, qui a rebondi sur l’importance des rapports de force dans la fabrication de la politique sociale européenne, a souligné la nécessité d’en identifier les acteurs pertinents. La CJUE en est un acteur essentiel. Mais elle ne dispose pas de droit européen sur lequel se baser pour prendre des décisions. Il faut donc faire en sorte que les Etats membres prennent des décisions pour que la Cour dispose de cette base juridique ! La CES n’a d’ailleurs de cesse de demander que le pacte social soit inscrit dans les traités, a rappelé Jean-Claude Barbier qui compte sur une coalition d’acteurs – Etats-membres, Parlement européen, parlements nationaux, cours constitutionnelles, CJUE,… - pour fabriquer du droit social européen.
Pour Robert Urbé, le droit social est la chasse gardée des Etats membres qui veillent jalousement à ce que le droit national continue de primer en la matière. "L’Europe est trop libérale" dit-on, mais, relève Robert Urbé, c’est là le fruit de la politique des gouvernements nationaux. Il se demande donc si l’on peut espérer mieux avec une politique sociale faite au niveau européen que celle menée au niveau national. Car ce sont les gouvernements qui ont la force d’y changer quelque chose.
Selon Nicolas Schmit, il ne convient pas pour autant de tout harmoniser, mais il appelle à partager les éléments qui font société. Car la monnaie seule ne fait pas société. Le ministre a ajouté à la liste des acteurs qui comptent les marchés financiers. Le ministre s’est fait l’écho des déclarations récentes de Paul Krugman selon lequel une contre-révolution visant à détricoter les systèmes de protection sociale et à défaire les derniers bastions de l’Etat social est à l’œuvre. "Ces forces existent", a confirmé Conny Reuter. "Quand j’entends Herman Van Rompuy dire qu’il veut tout faire pour regagner la confiance des marchés, je me dis qu’on est mal parti", a confié le ministre qui plaide plutôt pour une régulation des marchés et qui est d’avis qu’il faut réduire tant la dette que le déficit publics, mais à un rythme plus raisonnable que celui annoncé.
Seule touche d’optimisme de ce débat : l’espoir que des gens raisonnables vont faire quelque chose de bien pour l’humanité. "Que la raison l’emporte !", a ainsi clamé Conny Reuter en appelant chacun à sa responsabilité civique pour expliquer autour de lui pourquoi on a besoin d’une Europe sociale.