Le 10 juillet 2012, le CVCE et l’Institut néerlandais Huygens ont présenté au Cercle Munster à Luxembourg l’ouvrage "Common Fate, Common Future. A documentary history of monetary and financial cooperation in Europe 1947-1974". Un ouvrage dont le titre est inspiré des déclarations d’Angela Merkel devant le Bundestag en 2012, comme l’a relevé Marianne Backes, directrice du CVCE.
Issu de la collaboration scientifique entre le CVCE et l’Institut néerlandais Huygens, cet ouvrage éclaire d’une série de 46 documents historiques la coopération monétaire et financière en Europe entre 1947 et 1974 et nous rappelle qu’il était déjà alors question d’introduire une monnaie commune. Et il s’avère, comme en témoignent les archives commentées dans ce livre, que les problèmes liés à la mise en place d’une monnaie commune, comme par exemple le contrôle de la souveraineté nationale en matière budgétaire, étaient déjà d’actualité.
Les documents sélectionnés et présentés dans ce recueil proviennent notamment des archives diplomatiques de différents ministères néerlandais, des archives du Conseil de l’Union européenne, ainsi que des archives historiques de l’Union européenne déposées à Florence. D’autres sources ont également été exploitées telles que des publications officielles des Communautés européennes, le Bulletin du service information et presse du gouvernement luxembourgeois ainsi que le Bulletin de presse du gouvernement fédéral allemand.
Cet ouvrage contient également des lettres, des notes, des photos et d’autres documents, dont des inédits, issus des Archives privées de la Famille Werner. Ces archives ont été ouvertes à la recherche au CVCE et elles constituent actuellement la matière du corpus numérique de recherche Pierre Werner et l’Europe en cours de publication.
L’ouvrage est le résultat des travaux de recherche de Fréderic Clavert, d’Elena Danescu et de Marco Gabellini pour le CVCE et de Marc Dierikx, de Mari Smits et de Loes van Suijlekom pour l’Institut Huygens.
Une première partie témoigne des efforts des pays d’Europe occidentale pour mettre en place, entre 1947 et 1956, un système de paiement et de convertibilité générale des monnaies allant de pair avec une libéralisation des échanges. Il en allait de la reconstruction de l’Europe et de la relance des échanges. Cette période a été marquée par la création de l’Union européenne des paiements, puis par la création de la CECA qui a ouvert la voie à des négociations sur des sujets allant bien au-delà du charbon et de l’acier, et ce y compris en matière monétaire.
Une deuxième partie porte sur la période 1958-1969. Le traité de Rome prévoit en effet dans ses articles 104 à 109 un certain nombre d’éléments de politique monétaire, et dans les années qui suivent sa signature, l’Europe monétaire s’organise peu à peu avec la création du comité monétaire en 1958 et du comité des gouverneurs des banques centrales en 1964. Toutefois, la coopération monétaire n’apparaît pas comme une urgence dans cette période où les Etats affichent des balances de paiement excédentaires et une certaine stabilité.
C’est la crise monétaire de la fin des années 60’ qui marquent donc un tournant, et les premières propositions d’établissement d'une union économique et monétaire sont formulées en 1969 dans un rapport de la Commission appelé "plan Barre". Le Comité Werner établi en mars 1970 planche alors sur le plan visant à réaliser cette union dans les dix années à venir. La troisième partie de l’ouvrage se consacre sur les discussions qui ont été vives pendant cette période, ainsi que sur les réactions qu’a suscité le plan Werner lors de sa publication en octobre 1970.
Jacques Santer, ministre d’État honoraire, ancien Premier Ministre, ancien Président de la Commission européenne, était invité, lors de la présentation de cet ouvrage, a en commenté la portée. A ses yeux, la publication de cet ouvrage arrive à point nommé, alors que l’Europe est frappée par la crise, et les documents historiques qu’il contient pourraient être une source d’inspiration pour l’avenir d’une Union économique et monétaire qui, plus de dix ans après sa création, s’est certes avérée être un grand succès, mais dont la crise a révélé plusieurs faiblesses.
Jacques Santer en identifie quatre principales : la surveillance budgétaire prévue dans le cadre du pacte de stabilité et de croissance n’a pas été appliquée de façon suffisamment stricte ; l’union économique qui devait compléter l’union monétaire est inexistante, comme en témoignent les déséquilibres macroéconomiques qui, faute de surveillance, n’ont pu être évités ; il y a une contradiction encore non résolue entre un système bancaire qui est globalisé et des mécanismes de supervision qui restent nationaux ; enfin, la zone euro n’était dotée d’aucun mécanisme de résolution de crise.
La crise a permis de prendre conscience de l’interdépendance qui existe entre les différents Etats membres de la zone euro, a encore observé Jacques Santer, pour qui le défi est aujourd’hui de créer des mécanismes de surveillance et de coopération pour consolider le partage limité des souverainetés.
Et de ce point de vue, le cheminement du plan Werner dont il est question dans cet ouvrage peut nous éclairer. Car il met en exergue un point fondamental que Pierre Werner a essayé de dépasser, à savoir une guerre idéologique entre monétaristes et économistes, ces derniers conditionnant la monnaie unique à une harmonisation économique préalable. Une bataille idéologique qui opposait dans les grandes lignes la vision économiste allemande et la thèse monétariste défendue par les Français. Il s’est agi pour le médiateur Pierre Werner de "briser définitivement le cercle vicieux des préalables économiques et politiques". Celui-ci, profondément imprégné par le modèle luxembourgeois d’économie sociale de marché, proposait d’ailleurs aussi de consulter les partenaires sociaux en cas de décisions monétaires importantes, a relevé Jacques Santer qui a longuement cité le rapport du Premier ministre belge Tindemans de 1975. Les turbulences liées à la fin de la convertibilité en or du dollar avaient entre temps mis entre parenthèse le plan Werner, et Tindemans constatait que si tous reconnaissaient la nécessité d’une politique économique et monétaire, la question de savoir comment la mener ne trouvait de consensus ni politique, ni technique. La question qui se posait alors, était de savoir comment en franchir les différentes étapes au vu des divergences qui existaient alors entre les Etats membres, et le Premier ministre belge envisageait une exécution échelonnée dans le temps d’un objectif partagé.
Autant de questions qui font écho aux discussions actuelles. Car il convient de trouver aujourd’hui un mécanisme permettant de trouver un équilibre entre une politique monétaire centralisée et des politiques économiques décentralisées. Pour Jacques Santer, l’enjeu est de faire progresser l’Union politique. Et la lecture de ces textes peut guider dans la recherche de solutions à une crise dont il craint surtout l’aspect politique.