La Roumanie, membre depuis 2007 de l’UE, 7e pays le plus peuplé de l’Union européenne et 9e par sa superficie, est entrée depuis le mois d’avril dans une période de grande instabilité politique. Les événements des quatre dernières semaines font douter nombre de grands acteurs politiques dans l’UE - Etats membres, institutions, partis, et ONG - de la conformité des pratiques politiques en Roumanie avec les principes européens de l’Etat de droit.
D’abord les faits dans l’ordre chronologique.
La Roumanie est dirigée depuis le 7 mai 2012 par un nouveau gouvernement de coalition dirigé par le social-démocrate Victor Ponta, du Parti social-démocrate (PSD). Ce gouvernement s’appuie sur une alliance électorale entre sociaux-démocrates, l’Union sociale-libérale (USL), qui réunit le Parti national libéral (PNL), de Crin Antonescu, président actuel du Sénat roumain dont l’élection est contestée par la Cour constitutionnelle et désormais aussi président intérimaire, et le Parti conservateur (PC), qui disposent ensemble de 152 sièges sur 326 à la Chambre des députés, soit 46,6 % des élus, et 69 sièges sur 137 au Sénat, soit 50,3 % des élus. Cette coalition entre d’emblée en conflit ouvert avec le président roumain, Traian Basescu.
Le 20 juin 2012, l’ancien Premier ministre roumain, Adrian Năstase, qui était soupçonné pénalement de vol, corruption et détournement de fonds publics concernant plusieurs millions d'euros, mais qui avait réussi plusieurs fois à échapper à la justice malgré des mises en examen, est condamné à deux années de prison ferme pour corruption (il est accusé d'avoir détourné plus de 1,5 million d'euros pour sa campagne électorale). Quelques heures après le verdict, il tente de mettre fin à ses jours en se tirant une balle dans la gorge. Adrian Năstase était le tuteur politique et le directeur de thèse du nouveau Premier ministre, Victor Ponta, dont la thèse est considérée entre autres par la revue Nature comme un plagiat.
Le 27 juin 2012, la Cour Constitutionnelle roumaine, garante du respect de la Constitution, tranche que c’est le président roumain, Traian Basescu, et non le Premier ministre Victor Ponta qui représente le pays au Conseil européen.
Parallèlement, le Premier ministre avait enlevé au parlement la compétence pour la publication du journal officiel, afin de mieux contrôler le timing des publications législatives et réglementaires. Cela lui permet de retarder la publication de l’arrêt de la Cour constitutionnelle et d’aller à la place du président au Conseil européen à Bruxelles des 28 et 29 juin, et d’accélérer la dissolution officielle du Conseil national d'attestation des titres universitaires (CNATDCU) qui allait invalider son doctorat.
Finalement, la coalition fait voter deux lois, l’une empêchant la Cour constitutionnelle d’opposer un veto à la déposition du président, l’autre permettant la destitution du président par voie de référendum avec la majorité des voix des votants, et non pas comme avant, avec la majorité des voix des électeurs inscrits.
Le 29 juin 2012, une commission d'experts roumains, le Conseil national d'attestation des titres universitaires (CNATDCU), confirme des accusations de plagiat visant le Premier ministre Victor Ponta, et ce quelques heures après l'annonce par le ministère de l'Education roumain que cette commission est dissoute, et recommande le retrait du titre de docteur accordé au Premier ministre en 2003, sous la direction d’Adrian Năstase. Selon la loi roumaine, le rapport du conseil doit être soumis au ministère de l'Education, qui peut l'endosser ou non. Comme ce verdict est intervenu quelques heures après la publication inattendue dans le journal officiel – aux mains désormais du gouvernement - d'un ordre du ministère qui dissout ce conseil, le ministre intérimaire Liviu Pop affirme qu'il n'a aucune valeur juridique.
Le 3 juillet, la Cour Constitutionnelle roumaine, garante du respect de la Constitution, et qui vient de trancher le 27 juin que c’est le président roumain, Traian Basescu, et non le Premier ministre Victor Ponta qui représente le pays au Conseil européen, dénonce les "attaques sans précédent" dont elle fait l'objet de la part du nouveau gouvernement de centre-gauche et saisit à ce sujet un des organes du Conseil de l'Europe, la Commission européenne pour la démocratie par le droit dite Commission de Venise, un organe consultatif qui veille au respect du patrimoine constitutionnel européen. En même temps, il appert que la coalition au pouvoir, l'Union sociale-libérale (USL), ambitionne de prendre la présidence de la Chambre des députés et du Sénat et de changer certains juges de la Cour constitutionnelle afin de pouvoir demander plus facilement la destitution du président de centre-droit Traian Basescu.
Le 3 juillet encore, le président de la Chambre et du Sénat ont été déposés de même que "l’avocat du peuple", une sorte de médiateur, qui s’était opposé aux ordonnances d’urgence de Victor Ponta. Le nouveau président du Sénat est Crin Antonescu, le chef du PNL, et le président de la Chambre est le chef de file des socialistes, Valeriu Zgonea. Le président déposé du Sénat, Vasile Blalga, et l'ex-ministre de la Justice Monica Macovei, connue pour sa lutte contre la corruption et pour l’indépendance de la justice, dénoncent un "coup d'Etat". Le président du Sénat ne peut en effet être révoqué que si le groupe parlementaire dont il est issu, en l'occurrence le PDL, demande son remplacement, ce qui n’a pas été le cas.
Le 4 juillet 2012, le gouvernement roumain adopte une nouvelle ordonnance d'urgence qui réduit les attributions de la Cour constitutionnelle. Selon cette ordonnance d'urgence - décision qui ne nécessite pas de débat au Parlement - mise à l'ordre du jour du Conseil des ministres au dernier moment mercredi, la Cour ne pourra plus donner d'avis sur les décisions du Parlement. Cela devrait permettre de faciliter entre autres une éventuelle destitution du président de la République, dont les procédures ont été enclenchées le même jour. Motif : "Les modifications apportées à la loi de fonctionnement de la Cour en 2010 et qui confèrent à la Cour la possibilité de se prononcer sur les décisions du Parlement créent des dysfonctionnements dans l'activité du Parlement", précise cette ordonnance.
Le même 4 juillet, le gouvernement roumain dépose auprès du parlement un document visant la suspension du président de ses fonctions. Ce texte d'une vingtaine de pages accuse le président Traian Basescu d'avoir "sapé la démocratie", "enfreint la séparation des pouvoirs et l'indépendance de la justice" ou encore "provoqué des crises dans les rapports entre la présidence et les principales autorités publiques". Selon la loi fondamentale, le président peut être suspendu de ses fonctions par le Parlement "s'il commet des faits graves violant les dispositions de la Constitution". Si la proposition de suspension est approuvée, un référendum pour destituer le président sera organisé dans un délai de trente jours.
Le professeur de droit constitutionnel de l'Université de Bucarest Ioan Stanomir déclare à l’AFP : "Ce qui se passe actuellement en Roumanie est en dehors des règles constitutionnelles. On assiste à une suspension de la Constitution et à son remplacement par la volonté arbitraire d'une majorité parlementaire." Dix ONG réputées, dont la branche roumaine du Comité Helsinki, Freedom House, le groupe de réflexion Expert Forum, l'agence Active Watch et le Centre pour un journalisme indépendant, appellent la Commission européenne à réagir face à cette "dérive antidémocratique" et estiment que l'Etat de droit est victime "d'attaques sans précédent" de la part du gouvernement. La presse roumaine évoque une "guerre totale" de la majorité contre le camp du président, titrant sur la "dictature du non-droit" (Adevarul) ou encore sur "un assaut violent contre l'Etat de droit" (Romania libera).
Le politologue Sorin Ionita d’Expert Forum explique à l’agence dpa que les mesures prises par le gouvernement "violent l’esprit de la Constitution ». Les présidents déposés des parlements n’ont plus de voie de recours, la séparation des pouvoirs n’est plus respectée, tout ce qui pourrait bloquer l’action du gouvernement est mis hors de nuire. Sorin Ionita parle d’un coup d’Etat « dans le sens métaphorique du terme", avec pour modèle Mussolini, parce que la volonté populaire est souvent invoquée. Selon lui, c’est avant tout la justice, devenue plus indépendante, et qui a commencé à frapper des politiciens du PSD, qui serait dans la mire du gouvernement et qui devrait donc être intimidée. En même temps, Sorin Ionita parle du parti PDL proche de Traian Baiescu comme d’un parti "peu professionnel et corrompu". Une autre analyste d’Expert Forum, Otilia Nitu, a expliqué à l’AFP que "l'USL est en train de prendre le pouvoir en violant des lois et en prenant le contrôle des institutions, tout en mimant la légalité." Pour Cristian Ghinea, du Centre pour les politiques européennes, cité par l’AFP, "ce n'est pas la procédure de destitution qui est cause, car elle est prévue dans la Constitution, mais l'attaque contre les institutions démocratiques." Il craint que l'USL ne tente de placer sous son contrôle la justice, notamment à l'occasion de la prochaine nomination de nouveaux chefs du Parquet général et du Parquet chargé de la lutte contre la corruption (DNA), loués par Bruxelles pour les progrès dans la lutte contre la corruption.
La France et l’Allemagne expriment aussi leur inquiétude. "Tous les Etats membres de l'Union européenne sont naturellement tenus de respecter les valeurs démocratiques et l'Etat de droit ainsi que l'équilibre des pouvoirs dans le cadre des institutions qui sont les leurs", affirme au cours d'un point de presse le porte-parole du ministère français des Affaires étrangères, Bernard Valero le 5 juillet. Berlin est "très inquiet" des réformes politiques menées en Roumanie et a de "sérieux doutes sur leur légitimité", déclare le 6 juillet le porte-parole du gouvernement allemand Steffen Seibert lors d'un point de presse.
Le 6 juillet, la Commission européenne se déclare "préoccupée" par la crise politique en Roumanie, notamment par les actions tendant à réduire l'indépendance de la justice, a-t-elle indiqué dans un communiqué. "La Commission est préoccupée par les développements en Roumanie, notamment par les actions qui semblent destinées à limiter les pouvoirs d'institutions indépendantes comme la Cour constitutionnelle", déclare la Commission. "La règle de droit, l'équilibre des pouvoirs et l'indépendance du système judiciaire sont des piliers de la démocratie en Europe et sont indispensables à la confiance mutuelle au sein de l'Union européenne." Dans son communiqué, la Commission indique que Victor Ponta se rendra le 12 juillet 2012 à Bruxelles pour rencontrer le président de la Commission José Manuel Barroso, qui s'est déjà entretenu avec lui le 6 juillet par téléphone afin de lui "exprimer les préoccupations de la Commission". La Commission rappelle qu'elle examinait déjà, avant même la crise actuelle, la réforme du système judiciaire roumain et les mesures prises contre la corruption, dans le cadre du Mécanisme de coopération et de vérification mis en place pour ce pays et pour la Bulgarie après leur adhésion en 2007. "Les récents développements pourraient mettre en danger les progrès accomplis au cours des cinq dernières années", prévient la Commission en rappelant qu'elle "est en train de finaliser un rapport".
Toujours le 6 juillet 2012, la Cour constitutionnelle de Roumanie, saisie d’une demande de destitution voulue par la majorité de Victor Ponta à laquelle elle devait répondre dans les 24 heures, un délai très bref, constate dans un avis consultatif des manquements du président Traian Basescu à certaines de ses prérogatives mais pas de violations de la Loi fondamentale. Elle retient des fautes de Traian Basescu sur deux des sept chefs d'accusation qui le visent et estime que sur les cinq autres les reproches ne sont pas étayés. Le président "n'a pas exercé de manière efficace sa fonction de médiateur entre les pouvoirs de l'Etat" et a "tenté de réduire le rôle et les prérogatives du Premier ministre", soulignent le juges. Ils rejettent les accusations selon lesquelles il aurait "enfreint les droits fondamentaux de l'homme" ou "porté atteinte à l'indépendance des juges constitutionnels". Or, selon la Constitution roumaine, le président peut être destitué uniquement en cas de "graves violations". Mais la majorité parlementaire avait d’ores et déjà déclaré qu’elle ne tiendrait pas compte de cet avis. Par ailleurs, le gouvernement avait adopté le 4 juillet une ordonnance d'urgence qui limitait les prérogatives de la Cour. Or, selon Expert Forum, la loi sur la Cour constitutionnelle ne peut pas être modifiée par ordonnance d'urgence. Ce groupe a saisi l'avocat du peuple, seule institution habilitée à contester ce texte devant la Cour. Mais le médiateur est lui aussi depuis le 3 juillet un membre du PSD.
Dans la soirée du 6 juillet, le parlement roumain a finalement voté la destitution du chef de l'Etat Traian Basescu. Au total 256 sénateurs et députés sur un total de 432 ont voté pour la destitution. La destitution du président Basescu ne deviendra définitive que si elle est validée par un référendum organisé le 29 juillet. L'intérim à la tête de l'Etat sera assuré par Crin Antonescu, chef de file de l'Union sociale-libérale (USL) qui avait été élu président du Sénat le 3 juillet dans un vote contesté.
Le Premier ministre roumain Victor Ponta a tenté de rassurer "face aux inquiétudes légitimes de nos partenaires européens et internationaux dans cette période de crise politique". "La Roumanie va rester un pays stable où l'Etat de droit, la Constitution, les normes européennes et internationales vont être respectés", a-t-il affirmé. Devant le Parlement, il a déclaré que son action des derniers jours "n’est pas un coup d’Etat", mais que l’on se trouve "au milieu d’une action parlementaire démocratique". Selon des sondages, plus de 63 % des Roumains voteraient en faveur de la destitution d’un président qui avait baissé en 2010 les salaires de la fonction publique de 25 % dans le cadre de mesures d’austérité prises en échange d’une aide d’urgence de 20 milliards d’euros de l’UE et du FMI
Viviane Reding a déclaré à la "Frankfurter Allgemeinen Sonntagszeitung" du 8 juillet qu’elle suivait les événements en Roumanie avec « une préoccupation grandissante ». Le ministre des Affaires étrangères allemand, Guido Westerwelle, a mis en cause l’entrée de la Roumanie dans l’espace Schengen, parce qu’elle agit "contre la lettre et l’esprit de la communauté de valeurs européenne". Dans le même journal, les représentants de la social-démocratie européenne, dont le président du Parlement européen Martin Schulz, et le chef du groupe politique S&D, Hannes Swoboda, se sont montrés plus retenus vis-à-vis de l’action de Victor Ponta, dont le parti PSD fait partie de la même famille politique européenne. Tous les deux veulent attendre l’évaluation de la situation par la Commission européenne.
Pour le futur président intérimaire et leader de la coalition au pouvoir, Crin Antonescu, les dommages causés à l'image de la Roumanie à l'étranger sont "le fruit d'une désinformation". Et de continuer lors d'une interview à la chaîne de télévision privée Antena 3 le 8 juillet : "Ce qui se passe aujourd'hui est très triste et nous avons l'obligation, moi en tant que futur président intérimaire, le Premier ministre et tout autre homme politique de limiter les dégâts très graves produits en quelques jours par la désinformation et la propagande irresponsable de certains politiciens roumains contre leur propre pays."
Le 9 juillet 2012, nouvel élément : la Cour constitutionnelle de Roumanie valide la suspension du chef de l'Etat Traian Basescu, votée le 6 juillet par le Parlement, et nomme le leader de la coalition de centre gauche au pouvoir, Crin Antonescu, dont elle avait contesté l’élection à la tête du Sénat le 3 juillet, président intérimaire. "La Cour constate que la procédure de suspension de ses fonctions du président de Roumanie Traian Basescu a été respectée (...) et que la fonction de président intérimaire sera assurée par Crin Antonescu", indique la Cour dans son arrêt. Conséquence : le 10 juillet, le président roumain suspendu Traian Basescu, a temporairement passé le pouvoir au président du Sénat, Crin Antonescu. Cette passation de pouvoir s'est faite à huis clos et sans déclaration. Le même jour, la Commission européenne a indiqué avoir encore "beaucoup de questions pour ce qui est du respect de l'indépendance de la Cour constitutionnelle et du pouvoir judiciaire" au vu des événements des derniers jours.
Mais le même 10 juillet, la Cour constitutionnelle prend une nouvelle décision: le référendum du 29 juillet sera seulement validé si le taux de participation est supérieur à 50 % des inscrits, contrairement aux lois d'urgence du gouvernement décidées trois semaines auparavant et qui disent qu'une majorité de votants suffirait pour valider le référendum. à une se prononçant sur une loi adoptée au Parlement. Et si le Premier ministre Ponta a déclaré que "le gouvernement respecte toutes les décisions de la Cour constitutionnelle (...) et organisera le référendum de manière légale, correcte et impartiale", le secrétaire d'Etat à l'Intérieur, ministère chargé de l'organisation du référendum, Victor Dobre, a de son côté déclaré que le référendum serait organisé sur la base d'un décret adopté la semaine dernière par le gouvernement et qui ne prévoit pas de seuil minimum de participation.
Alors que la social-démocratie européenne se retient et que la démocratie chrétienne européenne s’agite dans cette affaire, le ministre luxembourgeois des Affaires étrangères, Jean Asselborn, déclare au Spiegel-online le 9 juillet : "Il est inacceptable que les arrêts de la Cour constitutionnelle soient gelés par des ordonnances du gouvernement. Ce sont là des infractions graves contre les principes du droit européen, qui ne sont pas acceptables." Pas question pour lui que la Roumanie retourne aux méthodes de l’ère Ceausescu. Pour Jean Asselborn, un parlement ne peut se substituer aux juges. "En tant que social-démocrate, je suis horrifié par la façon de faire de politiciens qui veulent faire partie du club social-démocrate européen et qui se comportent comme des putschistes." Jean Asselborn fait état dans ses déclarations à Spiegel-online d’un contact téléphonique avec Martin Schulz. Il est "convaincu qu’il trouvera des mots univoques." Critiquant les démocrates-chrétiens et conservateurs européens qui s’étaient montrés "hésitants jusqu’à bienveillants" à l’égard des agissements du gouvernement hongrois de Viktor Orban, Jean Asselborn pense que "les sociaux-démocrates ne devraient pas se permettre quelque chose dans ce genre dans le cas de la Roumanie."