Le 18 septembre 2012, le Premier ministre et président de l’Eurogroupe, Jean-Claude Juncker, a donné une longue interview à la télévision bavaroise (BR) dans laquelle il s’exprime sur un certain nombre de dossiers centraux liés à la crise de l’euro et à la régulation du secteur bancaire européen.
Jean-Claude Juncker explique ainsi qu’il "ne pense pas du tout" que les décisions de la BCE du 6 septembre 2012 qui consistent à racheter sur les marchés secondaires tant que cela sera nécessaire des obligations des Etats en crise suffiront pour que la crise puisse être maîtrisée. Ce qui importe, c’est que les Etats qui sont trop endettées mettent en œuvre les mesures sur lesquelles ils se sont engagés. De toute façon, précise-t-il, ces rachats d’obligations ne se feront que si ces Etats "se seront placés sous la protection de l’ESM et respectent des obligations strictes en termes de réformes structurelles". D’autre part, l’action de la BCE n’implique pas, comme d’aucuns le prétendent, que les uns devront payer pour les dettes des autres, car cela serait contraire aux règles européennes du "no bail out" établies depuis Maastricht. Il s’agit avant tout de veiller à ce que le flux de crédits ne soit pas interrompu dans la zone euro, et de réduire les disparités, voire de créer des conditions d’accession aux crédits convergentes sur les marchés financiers, qui, « comme on le constate aujourd’hui, se fragmentent en marchés nationaux et régionaux ».
Un autre aspect de l’entretien était la manière dont les Etats en crise abordent leurs engagements. Jean-Claude Juncker parle d’une pression réelle, forte et constante sur la Grèce, l’Espagne, le Portugal, l’Italie et l’Irlande, et au sein de l’Eurogroupe, "nous exerçons de la pression à chaque fois que nous avons le sentiment que les efforts en matière de réformes faiblissent". Le résultat concret de ces pressions est pour le président de l’Eurogroupe que le coût salarial unitaire a baissé de 12 % en Grèce, de même que le déficit budgétaire, que la capacité du Portugal à exporter a été renforcée, que l’Italie et l’Espagne se lancent dans des réformes ambitieuses. Ce qui importe maintenant à ses yeux, c’est que l’on sépare la crise bancaire de la crise des dettes souveraines. Pour y arriver, l’UE dispose selon lui "de tous les moyens".
L’aide à la Grèce étant un sujet de débat qui divise en Allemagne et qui a suscité des rancœurs réciproques dans les opinions publiques grecques et allemandes, Jean-Claude Juncker a aussi expliqué à son interlocuteur, Sigmund Gottlieb, que la stabilisation de la zone euro ne passe que par la complémentarité entre l’aide de l’UE et la solidarité des Grecs. Une sortie de la Grèce de la zone euro n’est ni faisable ni souhaitable, parce que les conséquences qui en découleraient ne sont pas prévisibles. Pour les Grecs, une telle sortie serait "dévastatrice". Son PIB plongerait, les salaires de même, la situation politique intérieure serait fragilisée à l’extrême. Le risque de contamination pour l’Europe ne peut pas être exclu. La réputation de l’euro en pâtirait et affaiblirait sa position et son influence sur les marchés mondiaux. Bref, toute l’Europe en sortirait affaiblie.
La dette et la crise bancaire espagnoles inquiètent également outre-Moselle. Jean-Claude Juncker a expliqué à son interlocuteur que l’UE ne prescrira pas à l’Espagne les réformes qu’elle devra mener, mais qu’elle lui lancera "un appel qui ira au-delà du simple appel" à mener des réformes structurelles dans "des domaines très divers". Et il ajoute : "Nous confronterons l’Espagne à des exigences très dures", des exigences qui iront au-delà de la consolidation budgétaire. Et pas question dans le cadre de toutes ces approches de confronter les Etats contributeurs ou garants comme l’Allemagne à des exigences qui iraient au-delà de leurs capacités. Mais d’un autre côté, il est important de mettre sa capacité de contribution ou de garantie dans la balance dans l’intérêt de chacun et de l’Europe dans son ensemble.
Les citoyens ont de moins en moins confiance dans la politique européenne et les dirigeants politiques européens, affirme ensuite le journaliste, un phénomène qui "inquiète et agite profondément" Jean-Claude Juncker. Pour lui, la mauvaise image de l’Europe est due aux chefs de gouvernement et aux ministres des Finances "qui donnent tout le temps l’impression qu’il doivent faire passer leur point de vue contre les autres, comme s’ils étaient les dépositaires de la raison absolue, et tous les autres les êtres les plus déraisonnables". On fait "comme si nous nous réunissions à Bruxelles pour rapetisser les autres, alors que nous sommes des ouvriers qui travaillent ensemble à construire un grand ouvrage". L’Europe est commentée sous l’angle de la politique nationale, pense Jean-Claude Juncker, qui préférerait que les représentants des Etats membres défendent leur intérêt national légitime à Bruxelles, mais expliquent l’Europe quand ils sont de retour chez eux, tout cela en admettant que lui-même ne se tient pas toujours "à ses sages préceptes".
Expliquer l’Europe prend du temps, fait-il aussi remarquer, lui qui n’aime pas répondre à des questions compliquées en quelques minutes, même s’il ne peut l’éviter, et qui aime encore moins ensuite se retrouver cité autour du globe avec des bribes de phrases dont l’effet sur les marchés n’est pas forcément bénéfique. Tout cela n’est plus adapté "au sérieux de la situation", pour laquelle il faut se prendre le temps d’expliquer et de comprendre.
Quant à l’union bancaire, Jean-Claude Juncker est d’avis qu’il faudra "la mettre sur pied le plus rapidement possible", mais qu’il faudra aussi "se prendre le temps nécessaire pour le faire", ce qui le rapproche du ministre des Finances allemand. Wolfgang Schäuble dit en effet qu’il n’est pas possible de soumettre 6000 banques européennes à la surveillance directe d’une instance centrale européenne. Pour Jean-Claude Juncker, la surveillance du secteur bancaire par la BCE devrait d’abord s’appliquer aux banques systémiques en termes continentaux. Il reviendrait à la BCE de définir les principes généraux de surveillance bancaire qui devraient être appliqués par tout le monde. Mais au sein de la BCE, il faudrait aussi faire la distinction entre ceux qui s’occupent en son sein de la politique monétaire, et ceux qui seront chargés de tâches de surveillance bancaire.
Mais, poursuit Jean-Claude Juncker, la surveillance sur le terrain serait toujours dans les mains des organes de surveillance bancaire nationaux, qui seraient aussi en charge des procédures d’autorisation lors de la création de nouvelles banques. Néanmoins, l’autorité de surveillance bancaire européenne devrait être pourvue d’un droit d’intervention en cas de défaillance de l’une ou l’autre autorité nationale, comme cela s’est déjà vu en Espagne.
La paix en Europe comme l’union du plus petit continent face au reste du monde pour pouvoir exister sont pour Jean-Claude Juncker les deux moteurs historiques de l’Europe, à condition qu’ils soient compris par les Européens. C’est pourquoi il ne se dit "pas vraiment surpris" face aux rancœurs nationales qui ont point avec la crise. "J’ai toujours pensé que l’unification européenne est une chose relativement fragile", déclare-t-il. Ce qui ne l’a pas empêché de ressentir comme très pesantes les dérives verbales entendues tant en Allemagne qu’en Grèce.