Le 16 octobre 2012, l'Institut européen pour l'économie solidaire (INEES ) dans le cadre de son projet de Formation d’acteurs sociaux en autogestion pour l’économie solidaire (FASAGES), invitait avec l'Université du Luxembourg et le soutien d'Objectif plein emploi (OPE), à une conférence intitulée : "Le mariage de l'innovation sociale et de l'économie solidaire : pour le meilleur et pour le pire".
Le sociologue et économiste français, professeur du Conservatoire national des Arts et Métiers, et coordinateur européen du Karl Polanyi Institute of Political Economy, Jean-Louis Laville et le chargé de cours et directeur d'études du Bachelor en sciences sociales et éducatives à l'université du Luxembourg, Claude Haas, ont ainsi débattu de la place et du devenir de l'économie solidaire, dans son rapport avec l'Etat et les marchés privés.
Jean-Louis Laville s'est chargée de donner un aperçu de l'histoire de l'économie solidaire avant de développer ensuite les trois scénarios auxquels, selon lui, l'économie solidaire fait actuellement face dans la crise structurelle que l’Europe traverse.
Ainsi, rappelle-t-il d'emblée, les racines de l'économie solidaire datent de bien avant l'émergence de l'Etat social et de l'idéologie du progrès. Ainsi, "l'invention de la solidarité est liée à l'avènement des démocraties modernes". A la fin du XVIIIe siècle, une des idées héritées des révolutions est qu'il pouvait y avoir un régime politique répondant aux principes de liberté, égalité, fraternité. A partir du XIXe siècle, le mouvement associationniste a voulu traduire ces principes désormais admis en politique dans l'ensemble de la vie économique et sociale.
Ainsi, dit le sociologue, la solidarité était perçue "comme le nouveau rapport social entre citoyens libres et égaux". C'est "une manière de concevoir politiquement ce qui relève de la fraternité, c'est-à-dire un vivre ensemble marqué par la liberté et l'égalité." Des formes d'auto-organisation ouvrières et paysannes se sont développées. Il fallait définir "ce qu'il était possible de faire dans la vie économique et sociale sans recourir aux solutions hiérarchiques".
Dans la première partie du XIXe siècle, "il y eut tout un ensemble de structures construites sur cette idée de solidarité démocratique, sur le fait que l'économie pouvait être réfléchie, pouvait être agie en rapport avec les acquis démocratiques". Mais ces structures allaient être par la suite "renvoyées à une sorte d'utopisme généreux et naïf". Elles ont été "contrecarrées par (…) l'idéologie du progrès qui a finalement assimilé de plus en plus l'économie à ce qu'était le développement du capitalisme marchand et a fait oublier ces questionnements initiaux".
Désormais, on pensait que le développement économique permettrait de sortir de la pénurie, de la pauvreté. La solidarité a par la même occasion était redéfinie. D'une idée démocratique, elle est devenue bien plus une "injonction à la marge du développement du capitalisme marchand".
La troisième étape, celle qui pourrait être en train de s'achever en ce moment, fut amorcée avec la conception selon laquelle la solidarité pouvait être prise en charge à travers l'Etat social "mis en place à la fois comme complément et correctif du capitalisme marchand".
"A partir de la fin du XIXe siècle, on est rentré dans l'architecture institutionnelle qui nous est familière : l'idée que l'économie est le capitalisme marchand et que l'Etat s'occupe de l'ensemble des question sociales. (…) On sortait de ce qui était de l'ordre de la charité pour aller vers le droit mais à travers la partition de ce qui était du domaine de l'économique et ce qui était du social en considérant que ces deux domaines étaient cloisonnés." Le "compromis social et économique porteur d'améliorations pour tous" pouvait se situer dans l'agencement d'une économie marchande et d'un étatisme social.
Cette formule n'aura été remise en cause que dans les années 70 à la faveur d'une "crise des valeurs" de ce compromis socio-économique. Cette crise a été la première d'une série de crises dont celle que l’Europe vit actuellement est la dernière en date. Toutes ces crises ont pour point commun de remettre en cause "l'idée que l'on marche vers une société meilleure et que l'on a effectivement la possibilité d'avoir un compromis socio-économique définitif".
La crise des années 70 révèle "l'effritement de cette idéologie du progrès qui avait servi de ciment dans la société depuis près d'un siècle". De nouveaux mouvements sociaux ont posé des questions sur la production, sur la consommation, sur le mode de fonctionnement de l'Etat social traditionnel en démontrant qu'il y avait peut-être un déficit de démocratie dans cette société de consommation, qui avait essayé de régler la question sociale via l'intervention publique.
Ce foisonnement s'est traduit en innovation sociale et a essayé de trouver de nouvelles réponses, face à "l'insuffisance du compromis entre marché et Etat". Avec lui s'élevait la nécessité que les citoyens soient pris plus en considération, jusque "dans la manière d'opérer de l'Etat social qui, sans forcément demander aux usagers les services dont ils avaient besoin", leur en dispensait "sur un mode qui pouvait être un mode reproduisant les dominations".
Parallèlement à cette "crise des valeurs", il y eut une crise dite économique, "également interprétable comme une forme de restructuration du capitalisme à travers l'abandon des formes d'intervention keynésiennes, sociales-démocrates". Emergeait désormais une nouvelle façon d'envisager cette crise, en termes économiques, en considérant que le besoin se situait dans "un retour de la compétitivité, visé par la réduction du champ de l'intervention publique", considéré comme trop important désormais selon des analyses monétaristes.
Ce nouveau capitalisme a produit la montée du chômage et de l'exclusion. Cela a eu pour conséquence que les initiatives citoyennes des années 70 ont été resituées "non sur un certain nombre d'initiatives nouvelles évoquant des démocratisations nouvelles mais sur des actions d'urgence marquées par la lutte contre le chômage et contre l'exclusion". Il y a eu d'abord un renouvellement du monde associatif pour démocratiser un système uniquement basé sur les piliers du marché et de l'Etat, mais aussi la redirection du monde associatif dans les années 80 vers des objectifs "beaucoup plus défensifs et beaucoup moins facteurs de la construction d'un nouveau compromis".
La situation actuelle de crise intervient dans ce dernier développement. Jean-Louis Laville imagine désormais trois scénarios possibles, tous trois déjà présents.
Le premier scénario serait celui d'un enrôlement des initiatives "dans le cadre d'un Etat social modernisé ou service public restructuré". Ce nouveau développement est caractérisé par l'adoption de nouvelles formes de management dans le service public, un contrôle renforcé des moyens investis et des résultats qu'il peut provoquer.
Les initiatives peuvent y perdre leur dimension citoyenne et devenir "une sorte d'appendice du service public", amené à répondre à un certain nombre de préoccupations comme l'insertion, en complétant ce service public modernisé. C'est ainsi "une remise des initiatives citoyennes dans l'orbite étatique dont elles avaient voulu se sortir". La différence réside dans l'orbite, lui même reconfiguré pour le rationnaliser et le rendre plus efficace.
Le deuxième scénario, déjà apparu dans d'autres régions du monde mais aussi en Europe, est un "scénario de rupture par rapport à la continuité historique européenne et au modèle historique européen". L'idée est qu'il n'y a plus (ou pas assez) d'argent public pour couvrir les besoins. C'est là qu'intervient l'innovation sociale, présentée désormais comme "devant participer d'une évolution vers des formes de financement et de management se rapprochant du monde privé, en particulier le monde des grandes entreprises".
Dans ce "moment historique", on relie "l'innovation sociale à la restriction drastique des budgets sociaux et essaye de voir comment il est possible d'inventer une innovation sociale comme la contrepartie de cette réduction de la place occupée historiquement par l'Etat social". C'est "une sorte de privatisation sociale", à travers l'idée que les entreprises peuvent être responsables socialement et qu'en même temps elles peuvent s'articuler avec un monde associatif qui de plus en plus va être redéfini comme un social business. En bref, c'est la "manière d'ajouter au capitalisme traditionnel, un versant social du capitalisme".
Cette insistance sur une telle vision de l'innovation sociale est très liée à l'application actuelle en Europe des programmes d'ajustement structurel menés auparavant au Sud. "L'innovation sociale devient une manière de compenser les sacrifices qui vont être demandées aux populations européennes." Il s'agit de montrer que "malgré les difficultés, le système tel qu'il est a une capacité à s'auto-réformer, à se moraliser". Il s'agirait d'une "moralisation du capitalisme dont le social business serait l'un des indices".
Le troisième scénario, que Jean-Louis Laville appelle de ses vœux, serait une façon de renouer avec "l'ensemble des questions posées dans les années 70". Les initiatives citoyennes ne seraient pas instrumentalisées, ni au service d'un Etat modernisé, ni au service de grandes entreprises privées. Il s'agit de considérer que le compromis socio-économique qui va être pertinent pour affronter les défis du XXIe siècle ne pourra plus se faire à travers un mixage du marché et de l'Etat, mais à travers une société civile en capacité d'avoir une traduction économique à travers l'économie solidaire. Ce troisième pilier permettrait d'ouvrir à un certain nombre de réalités qui ne peuvent être résumées dans les deux premiers termes.
L'importance cruciale que revêtent les problèmes sociaux et écologiques nécessiterait l'intervention de nouveaux acteurs bénéficiant d'une certaine latitude pour qu'ils arrivent à construire un modèle socio-économique "qui soit un modèle qui à la fois repose sur des finalités sociales et écologiques et en même temps ait une capacité à procurer des réponses économiques".
Aujourd'hui, pense Jean-Louis Laville, le marché privilégie les clientèles solvables et se focalise sur un certain nombre de besoins dont les porteurs sont solvables. De l’autre côté, l'Etat, avec son mode de livraison des services qui va traditionnellement du haut vers le bas, ne peut pas répondre à l'ensemble des besoins de la société. C’est ici que l'économie solidaire complète et conteste des recettes considérées jusque là comme universelles.
L'avénement du troisième scénario "ne suppose pas une révolution mais une capacité collective de se situer dans un horizon de démocratisation", explique Jean-Louis Laville. Le préalable est toutefois la venue de "nouveaux progrès démocratiques pour résoudre les questions qui n'ont pu être résolues dans l'ancien paradigme". Il faut pour cela "réfléchir à la manière dont est obsolète la séparation entre le social et l'économique".
Cela implique de réfléchir à la question de la répartition des pouvoirs dans la société, afin de permettre "l'organisation autonome de ce troisième pilier et qu'il ait une capacité à se faire entendre dans un système auparavant dominé par deux piliers qui étaient considérés comme suffisants".
Claude Haas, à ce sujet, évoque le rôle primordial de l'éducation mais également les conséquences de l'impossibilité de synchroniser l'accélération des processus qui affectent les différents systèmes (économique, social, écologique, éducatif). C'est là l'œuvre de la "radicalisation de la modernité". " On essaie de résoudre le problème en mettant ces systèmes au même régime. En les faisant fonctionner selon les règles du marché, on essaie de les synchroniser. Mais le système n'est pas 'accélérable' éternellement et les différents systèmes comme l'éducation, l'écologie, le social, ne sont pas 'accélérables' à la même vitesse. C'est éventuellement dans cette désynchronisation progressive qu'il y aura une prise de conscience."
Claude Haas note que "dans notre société d'individus, l'Etat social a produit une forme de solidarité indirecte". "L'Etat social est devenu le médiateur de la solidarité." Par ailleurs, pour Jean-Louis Laville, il faut réussir à réapprendre ce qu'est l'économie :
"La confusion entre économie et marché nous empêche de voir la réalité économique, à savoir que l'économie c'est du marché, mais aussi de la redistribution publique très largement, et aussi de la réciprocité, c'est-à-dire des échanges entre personnes qui peuvent constituer une ressource en termes économiques. Tout ce formatage de l'économie comme étant du marché et de la redistribution publique et devant fonctionner pour être plus efficaces comme des quasi-marchés introduit une image faussée de la réalité, En fait la réalité de l'économie est beaucoup plus riche, beaucoup plus large qu'un open market."
Jean-Louis Laville mentionne également le culte trompeur du partenariat. En effet, dit-il, il existe "une sorte de vision trop consensuelle des rapports sociaux, trop axées sur le partenariat", qui, pourtant, "amène à valoriser uniquement une vision néo philanthropique et publicitaire d'un certain nombre".
Pour y pallier, "il faut que ceux dont la parole est la plus faible, la moins assurée, puissent avoir des lieux dans lesquels ils peuvent se regrouper, se forger une identité commune, se consolider et ensuite ils pourront entrer en partenariat. Sinon, le partenariat ne fait qu'avaliser les inégalités de pouvoir qui sont dans le système actuel. " Ainsi, Jean-Louis Laville propose que la reconfiguration de l'action sociale puisse "lier le financement de l'action sociale à des formes d'expression des usagers et ainsi sortir des corporatismes professionnels qui sont parfois les seuls critères".
De la même manière, le contrôle de la qualité peut se faire, non pas par des recettes technicistes de certification, mais par une démocratisation, une expression publique de la part des usagers que l'Etat social traditionnel n'est pas capable de recueillir. Par cet exemple, Jean-Louis Laville montre que, dans le troisième scénario, l'Etat social n'est pas négligé. "On peut avoir une remise en cause des modalités de l'Etat qui ne soit pas une remise en cause des principes de cet Etat social." C'est l'idée d'une "action publique élargie" qui est une "articulation plus complexe entre des éléments identifiés à la base et des reconnaissances et financements qui ne seront disponibles qu'au niveau du pouvoir redistributif". "L'économie solidaire peut d'une certaine façon être une nouvelle génération de service public."
La situation décrite par Jean-Louis Laville s'applique à la France mais aussi au développement européen, moyennant quelques exceptions. Le chercheur de l'Université du Luxembourg, Claude Haas, souligne en effet la particularité du contexte luxembourgeois. Certes, celui-ci connaît déjà quelques-unes des évolutions décrites par le sociologue français telles que les logiques de privatisation ou la quête d'un management de la qualité. Mais sa spécificité est que son Etat social s'est développé constamment depuis les années 80, à la faveur de la croissance économique, à contre-courant de ce qui se profilait en France.
"La question de l'insertion ne fait que réémerger" après l'expérience du début des années 80, note par exemple, Claude Haas. Le chercheur constate qu'il existe déjà un discours public autour de "l'avenir de la gestion du socio-économique, qui tourne autour de l'efficacité des services publics et donc aussi des services sociaux" (management de la qualité, monitoring). De même, se sont manifestées, dans le sillage de la création d'un ministère de l'Economie solidaire, des entreprises "qui veulent investir ce champ pour gagner une légitimité sociale auprès de la population". Toutefois, on reste dans le scénario d'un Etat qui assure la protection sociale et dans lequel l'économie solidaire est pensée de haut en bas et ne vient donc bien moins souvent de l'initiative citoyenne. Ce qui amène Claude Haas à une question en guzise de conclusion : "Est-ce qu'il ne faut pas un affaiblissement de l'Etat, un recul de l'Etat social dans le contexte de la crise, pour que ce troisième pilier puisse développer ?"