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Traités et Affaires institutionnelles
"Qui est souverain en Europe ?" - Le grand juriste allemand Dieter Grimm a exploré les nombreuses facettes de ce concept qui fait débat dans le cadre de la gouvernance européenne et dans sa discussion avec le philosophe Jürgen Habermas
06-11-2012


uni.luLa Faculté de Droit, d'Economie et de Finance de l'Université de Luxembourg avait invité le 6 novembre 2012 le prestigieux juriste allemand Dieter Grimm, ancien membre de la Cour Constitutionnelle fédérale allemande et toujours actif au Wissenschaftskolleg ainsi qu'à l’Institute for Advance Studies de Berlin, pour évoquer la question qui, avec les nouvelles formes gouvernance européenne qui ont émergé au cours de la crise, joue un rôle croissant dans le débat politique public : "Qui est souverain en Europe ?". L’intervention du professeur Grimm a été ensuite l’objet d’un séminaire au cours duquel de nombreux autres juristes européens sont intervenus pour commenter ses vues.  

Stefan Braum, le nouveau doyen de la Faculté, a d’emblée placé l’intervention dans le cadre de la discussion que Dieter Grimm mène avec le philosophe Jürgen Habermas, notamment autour des idées que ce dernier à développées dans son essai publié en 2011 sur une Constitution de l’Europe, un essai dans lequel Habermas définit l’Europe comme une communauté politique d’un niveau supérieur qui préfigure une société mondiale encadrée par une constitution.

La souveraineté dans le sens classique

Dieter Grimm a donc formulé sa question dans ce sens : "Qui est souverain dans une communauté composée d’Etats ?"

Le professeur Dieter Grimm, lors de sa conférence à la Faculté de Droit à Luxembourg, le 6 novembre 2012Il rappelle que la question de la souveraineté est devenue une notion-clé du débat politique dès le 16e siècle. Elle est définie par Jean Bodin (1530-1596) dans son traité "Les Six livres de La République" comme un attribut essentiel de l'État : "La souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle d'une République." Aucun pouvoir n'est supérieur à la puissance souveraine qui ne peut être anéantie, mais elle n'est pas sans limite, dans la mesure où elle s'exerce sur le domaine public et non privé. 

Pour Thomas Hobbes (1588-1679), la souveraineté est fondée par un contrat passé entre les individus par lequel chacun transfère tous ses droits naturels, à l'exception des droits inaliénables, à une "personne" qui est appelée le Souverain, dépositaire de l'État, ou "Léviathan". Chacun devient alors "sujet" de ce Souverain, en devenant aussi "auteur" de tous les actes du souverain. Par ce contrat, la multitude des individus est ramenée à l'unité du souverain.

Avec la Révolution française, l'origine de la souveraineté devient démocratique. Dans l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, il est écrit : "Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément." Le titulaire de la souveraineté, c’est la Nation ou le Peuple.

Aux Etats-Unis d’Amérique, la question de la souveraineté sera fortement disputée entre 1776 et 1865, et c’est, constate sèchement Dieter Grimm, la guerre civile de 1861-1865 qui tranchera la question.

En Allemagne aussi, la souveraineté sera un grand sujet pendant la période de la mise en place du IIe Reich, qui sera proclamé en 1871 à Versailles. Et ce sont surtout les questions évoquées à ce moment-là sur les compétences dévolues à l’Empire et celles qui restent à ses composantes qui resurgissent selon Dieter Grimm dans la discussion actuelle sur l’Union européenne. Parmi elles, la définition de la souveraineté développée par le juriste allemand Georg Jellinek (1851-1911) qui serait selon ce dernier la faculté de pouvoir disposer de la "compétence de la compétence" (Kompetenz-Kompetenz).

Quand idée de souveraineté et réalité ne coïncident plus, mais que la souveraineté demeure un "fait social"

La discussion actuelle sur la souveraineté ne se limite cependant pas seulement à la question  de son détenteur et de son contenu, mais elle s’interroge sur l’existence même de la souveraineté de l’Etat. Dieter Grimm fait la distinction entre une approche conceptuelle de la question et une approche objectale, qui veut savoir ce qui mérite d’être nommé "souverain". Car réalité et concept ne se recouvrent pas nécessairement. Ceci dit, quand un objet supposé être souverain ne l’est pas, cela a aussi un impact sur la réalité, par exemple dans un contexte où il est question "d’égalité souveraine des Etats" (une notion qui joue un central dans l’approche du Luxembourg, qui est un petit Etat, de la répartition des pouvoirs au sein de l’UE, ndlr). Dieter Grimm met en exergue que les traités européens évitent le terme de souveraineté, mais que cela n’est pas le cas avec les constitutions nationales. Et de rappeler l’arrêt de la Cour de Karlsruhe de juin 2009 sur le traité de Lisbonne, dans lequel les juges ont un recours "inflationniste" à la notion de souveraineté.

C’est un fait, constate Dieter Grimm, que les Etats sont considérés comme souverains et que les organisations internationales traitent les Etats comme souverains. Donc, même si la souveraineté avait disparu du monde réel, elle continuerait à être "un fait social". En un mot, si Karlsruhe statue que certains droits souverains ne peuvent être transférés à l’Union européenne, parce qu’ils relèvent de domaines centraux qui touchent à l’épanouissement des personnes et au développement de la société - droit pénal, décisions fondamentales en matière fiscale, dépenses publiques, intervention structurante des mesures sociales de l’Etat sur les conditions de vie, décisions importantes qui touchent au droit de la famille, aux systèmes scolaires et de formation et aux relations avec les communautés religieuses – et fixe donc des limites, la souveraineté est un fait social dont il faut tenir compte.             

La fin de la souveraineté classique en 1945

Selon Bodin et Hobbes, la souveraineté se développe par le transfert de prérogatives de multiples détenteurs de souveraineté à un pouvoir public qui en devient le seul détenteur et qui fait loi sans être lié par la loi. Dans le cas de guerres civiles, où des pouvoirs sont en concurrence, l’émergence d’un pouvoir souverain est une solution de paix. Et c’est cela qui distingue les Etats d’autres formes politiques. Le passage de la détention de la souveraineté du monarque vers le peuple aux USA et en France à la fin du 18e siècle n’a pas affecté la souveraineté en tant que telle, mais seulement posé des limites à son ou ses détenteurs qui font les lois et les exécutent.

Après 300 ans de luttes au cours desquelles des Etats souverains ont contesté la souveraineté ou le poids de la souveraineté d’autres Etats, après la Seconde Guerre mondiale et la création de l’ONU, la souveraineté a selon Dieter Grimm subi un sérieux revers, dans la mesure où l’ONU peut interférer dans l’exercice de l’auto-détermination d’un Etat, y compris avec des moyens militaires. Même si l’ONU, souligne-t-il aussi, a pour ce faire besoin d’une autorisation spéciale, la souveraineté des Etats s’en trouve de fait limitée. Depuis 1945, d’autres organisations internationales ont vu le jour avec des pouvoirs qui peuvent entamer la souveraineté d’un Etat, comme l’OMC, et 130 cours internationales sont elles aussi dotées de certaines compétences pouvant empiéter sur la souveraineté des Etats.

L’UE, cette incomparable

"Mais rien de cela n’est comparable avec ce qui se passe dans l’UE", reprend Dieter Grimm. L’UE exerce son pouvoir sans moyens correctifs, mais par la loi communautaire qui prime sur celle des Etats membres. "Quand je regarde les pouvoirs de l’UE et leur densité, je ne vois pas de différence entre un Etat fédéral et l’UE, même si l’UE n’est pas un Etat", explique le juriste. L’UE est une entité politique qui se situe entre l’organisation internationale et l’Etat fédéral, qui n’a pas une conscience claire de ce qu’elle est.

Face à cette situation, il faut selon Dieter Grimm, pour saisir conceptuellement ce qui se passe, soit abandonner le concept classique de la souveraineté depuis Bodin et Hobbes, car il est dépassé par les faits, ou bien constater qu’il n’y a pas plus de souveraineté.

Aborder l’UE sous l’angle de la souveraineté conduit souvent à parler de "souveraineté partagée", car ici, l’on n’est plus dans le cadre défini par Bodin ou Hobbes, mais "dans quelque chose d’autre". Il y a trois options possibles selon Dieter Grimm: dire que la souveraineté repose dans l’UE, dans les Etats membres, ou bien qu’elle est partagée entre UE et Etats membres.

Pour arriver à discerner ces options, il faut déterminer les différents pouvoirs en jeu. Selon Grimm, l’on ne peut plus affirmer qu’il y ait équation entre la souveraineté et le pouvoir d’un Etat. Tant la substance du pouvoir que la souveraineté se trouvent partagées entre l’UE et les Etats membres. Cela n’est en fait rien de nouveau, constate-t-il, et tout à fait courant dans les Etats fédéraux. Il est donc nécessaire de distinguer plus fortement entre souveraineté et pouvoir.

L’arrêt de Karlsruhe sur le traité de Lisbonne illustre bien la question, rappelle-t-il, puisqu’il constate que des pouvoirs ont été transférés à l’UE, mais pas la souveraineté, qui est la ligne rouge à ne pas dépasser, à moins que la Constitution, ici en l’occurrence allemande, soit  changée. Pour Dieter Grimm, le juriste Georg Jellinek a déjà résolu la question à la fin du 19e siècle avec son idée que la souveraineté relève de l’entité qui décide du partage du pouvoir, de l’entité donc qui a la faculté de pouvoir disposer de la "compétence de la compétence" (Kompetenz-Kompetenz). Il est clair que ce n’est pas l’UE qui s’autodétermine quant à son existence, ses objectifs et ses compétences, mais que ce sont les Etats membres qui décident. Néanmoins, dès qu’une décision a été prise, l’UE agit en tant qu’UE, ce qui implique de sa part des actions autodéterminées pour appliquer et exécuter les décisions prises. Mais est-ce suffisant pour parler d’une UE souveraine ? Dieter Grimm ne pense pas : toute auto-détermination n’est pas souveraineté, tout comme il y a une distinction à faire dans l’UE entre le droit primaire qui fixe les grandes orientations et qui doit être ratifié par chaque Etat et le droit secondaire de l’UE décidé à la majorité qualifiée et dans la codécision Conseil-PE. "Une entité politique qui ne peut pas déterminer elle-même ses grandes orientations n’est pas souveraine", conclut Dieter Grimm au sujet de l’UE.

Habermas le philosophe, interpelle Grimm, le juriste

"Mais voilà, Jürgen Habermas met en question ce que je dis", explique Dieter Grimm, qui mène un débat avec Jürgen Habermas sur la citoyenneté européenne et la constitutionnalité dans l’UE depuis les années 1990. Habermas dit en effet que l’UE peut déterminer elle aussi ses propres aprioris constitutionnels, et cela surtout depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, qui a donné la possibilité aux citoyens d’amender les traités, de manière indirecte, par leurs représentants élus au Parlement européen. Actuellement, ce ne sont donc plus les Etats membres seuls qui ont pouvoir de changer les traités, et le pas suivant sera, selon la manière dont Dieter Grimm perçoit la pensée de Habermas, que les Etats membres n’exerceront plus les pouvoirs constituants et que ce sera le citoyen qui sera l’acteur central  du changement via la démocratie représentative. Le citoyen vote pour le Parlement européen comme sujet individuel qui est à la fois citoyen national et européen. Il est lieu d’une souveraineté partagée qui fait jouer à l’individu un double rôle. Il devient ainsi la source de l’autorité, et il ne l’est pas à postériori. Dans ce sens, l’UE est pour Habermas un cas pratique important qui documente la possibilité d’une démocratie qui va au-delà des confins de l’Etat. L’Europe sera donc plus soumise à la souveraineté populaire qu’à une souveraineté de type classique. Et cette voie indiquée par le traité de Lisbonne est extensible au monde entier.

A cela, Dieter Grimm, qui pense que le citoyen constitue son identité plutôt dans le cadre démocratique et de solidarité de l’Etat national qui a pour lui plus de légitimité que l’UE, répond par une question : "Mais est-ce que cette souveraineté populaire existe du point de vue juridique ?" Il constate qu’amender le traité de Lisbonne est très difficile, comme l’illustre l’art. 48 TUE. Elle implique des niveaux de décisions différents, des différents acteurs et des modes de décision différents.

Cet article dit que les traités peuvent être modifiés soit par une procédure de révision ordinaire, soit par des procédures de révision simplifiées. La procédure de révision ordinaire prévoit, si le Conseil européen accepte à la majorité simple, après consultation du Parlement européen et de la Commission, d’examiner les modifications proposées, la convocation d’une Convention composée de représentants des parlements nationaux, des chefs d'État ou de gouvernement des États membres, du Parlement européen et de la Commission. Cette convention examine les projets de révision et adopte par consensus une recommandation à une Conférence intergouvernementale. Cette Conférence doit arrêter d'un commun accord les modifications à apporter aux traités, mais celles-ci ne pourront entrer en vigueur qu’après avoir été ratifiées par tous les États membres conformément à leurs règles constitutionnelles respectives.

Les procédures de révision simplifiées concernent les propositions de modifications soumises   par un gouvernement d’un État membre, le Parlement européen ou la Commission. Elles concernent des projets tendant à la révision de tout ou partie des dispositions de la troisième partie du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, relatives aux politiques et actions internes de l'Union. Le Conseil européen doit ici statuer à l'unanimité, après consultation du Parlement européen et de la Commission ainsi que de la Banque centrale européenne dans le cas de modifications institutionnelles dans le domaine monétaire. Il n’y pas de Convention mais tous les États membres doivent là aussi ratifier la modification conformément à leurs règles constitutionnelles respectives. Une telle décision visée ne peut par ailleurs pas accroître les compétences attribuées à l'Union dans les traités.

Une autre procédure simplifiée prévoit, pour des modifications qui touchent à la politique extérieure de l’UE dans le traité, que le Conseil statue à l'unanimité, mais le Conseil européen peut adopter une décision qui autorise le Conseil à statuer à la majorité qualifiée. Mais cela n’est pas possible si les décisions ont des implications militaires ou dans le domaine de la défense. L’initiative du Conseil européen est transmise aux parlements nationaux, et il suffit de l’opposition d’un seul parlement national endéans six mois pour que sa décision ne soit pas adoptée. En l'absence d'opposition, le Conseil européen statue à l'unanimité, mais après approbation du Parlement européen, qui se prononce à la majorité des membres qui le composent.                      

Face à de telles procédures, Dieter Grimm se demande ce que l’approche de Habermas peut bien signifier pour le citoyen européen individuel. Il est certes indirectement impliqué, à travers les parlements européen et nationaux. Mais dans la première procédure, dite ordinaire, et dans la première des procédures simplifiées, ce sont d’abord les Etats membres unanimes qui sont les pouvoirs constituants. Pour la deuxième procédure, le veto des parlements nationaux ou du PE a plus de poids, mais leur suffrage n’est qu’un élément. Il s’en suit pour Dieter Grimm que l’UE ne peut pas décider sur ses propres pouvoirs constituants. L’approche de Jürgen Habermas est d’ordre philosophique et non pas juridique.

Exercice conjoint du pouvoir par les Etats membres et souveraineté partielle avec compétences transférées à l’UE, plutôt que souveraineté partagée

Parler de souveraineté partagée ne lui semble donc pas correct. Le fait que l’UE se voit transférer une partie croissante de pouvoirs ne la rend pas encore souveraine. Dieter Grimm préfère parler d’un exercice conjoint du pouvoir par les Etats membres quand des décisions sont prises à l’unanimité. Quand elles sont prises à la majorité qualifiée, les choses changent : l’Etat qui n’a pas approuvé la décision mais qui s’y soumet selon les règles de prise de décision se soumet à l’UE, et pas au pouvoir des autres Etats membres. Dans cette constellation, l’UE peut même être en opposition avec un Etat membre. Mais cela ne la rend pas pour autant souveraine. Par ailleurs, si l’UE ne l’est pas, les Etats membres ne le sont pas nécessairement non plus selon les situations, peu importe ce qui est inscrit dans leurs constitutions. Reste que pour Dieter Grimm, il y a toujours une différence entre l’absence totale de souveraineté de l’UE et la souveraineté partielle des Etats membres.

Dieter Grimm croit pourtant qu’il est possible que le nombre de compétences que les Etats membres transfèrent à l’UE ou que cette dernière s’arroge continue de croître, et que le nombre de compétences qu’ils exercent eux-mêmes se réduise, et alors leur souveraineté en pâtira. Pour l’instant, il ne voit cependant pas de cannibalisation des Etats membres par l’UE. Mais il ne voit pas non plus comment les Etats membres pourraient reprendre des compétences qu’ils ont transférées vers l’UE. Et de conclure comme ancien membre de la Cour de Karlsruhe non sans malice : "Karlsruhe et sa précaution ne sont pas infondées."