Dans le cadre de la série de débats "Penser l’Europe", l’IPW et Europaforum.lu invitaient le 20 novembre 2012 à une nouvelle table-ronde intitulée "Les droites extrêmes et les populismes de droite dans l’Union européenne : un état des lieux". La discussion était modérée par le responsable d’Europaforum.lu, Victor Weitzel. Il a introduit le sujet de la table ronde en expliquant qu'il ne s'agissait pas de traiter le sujet "d’une manière spectaculaire et voyeuriste", à l'instar de "certains médias" "qui misent sur le frisson et la curiosité malsaine ou bien l’indignation que peut inspirer le sujet" mais bien "de dresser un état des lieux".
L'initiative de l'organisation de la table ronde reposait ainsi sur plusieurs constats, à commencer par l'augmentation du poids électoral et politique des partis d’extrême droite et des mouvements populistes de droite dans presque tous les Etats membres de l’Union européenne depuis le milieu des années 80, jusqu'à, pour certains d'entre eux, réussir à participer au pouvoir. Ces formations aux traditions et cultures politiques fort diverses "ont en commun une critique radicale du consensus établi après la Seconde Guerre mondiale entre les partis démocrates-chrétiens, sociaux-démocrates et libéraux qui se traduit par cet ensemble de pactes et de traités qui ont pacifié, organisé et rassemblé l’Europe autour de l’Etat de droit, de la démocratie représentative, des droits de l’homme et de l’économie sociale de marché", a expliqué Victor Weitzel.
Or, la crise économique actuelle met à mal cet héritage. "Des millions de citoyens européens ont cautionné ces dernières années, entre autres en votant pour eux, les messages agressifs, autoritaires, radicaux et phobiques de ces partis et mouvements populistes de droite" tandis qu'il y a "de plus en plus d’exemples de médias ou de personnalités européennes qui ont des liens forts avec les pouvoirs en place et qui placent au centre du discours public des sujets dont les partis d’extrême droite se sont fait les champions". A cette banalisation de ces sujets, s'ajoute le fait que des gouvernements de l’UE, aussi bien à droite qu’à gauche, "ont été tentés d’intégrer certains de ces éléments dans leur politique ou acceptent l’appui des représentants parlementaires de l’extrême droite à leur majorité gouvernementale".
Ce tableau dressé, sont intervenus les trois invités de la soirée :
Sylvain Crépon, chercheur et chargé de cours à l’Université de Paris-Ouest Nanterre, auteur de "Enquête au cœur du nouveau Front National. Son état-major, son implantation locale, ses militants, sa stratégie", parue en mars 2012 aux Editions Nouveau Monde.
Philippe Poirier, politologue, enseignant-chercheur en sciences politiques à l'Université du Luxembourg où il coordonne le Programme Gouvernance européenne et la chaire de recherche en études parlementaires de la Chambre des Députés, coéditeur notamment d'Extrême droite et pouvoir en Europe en 2007 aux Éditions de l'Université de Bruxelles.
Fabian Virchow, sociologue, Professeur à l'Université de sciences appliquées de Düsseldorf, où il dirige l'unité de recherches Extrême droite et néonazisme. Il est coéditeur avec Alexander Häusler d'un manuel de l'extrême droite ("Handbuchs Rechtsextremismus: Band 1: Analysen") dont le premier tome doit sortir en décembre 2012 chez Springer. Il est membre du comité de rédaction du magazine „Wissenschaft und Frieden“ (Science et paix). Il est intervenu devant le Parlement saxon en juin 2012 comme expert dans le cadre de l'enquête sur les manquements des services de sécurité dans l'affaire des meurtres du NSU.
Le politologue de l'université du Luxembourg, Philippe Poirier, a commencé son intervention par un rappel des trois traits distinctifs du populisme.
Le premier trait repose sur le principe de la démocratie rédemptrice, ainsi dénommé par la politologue anglaise Margaret Canovan. Ainsi, "ces mouvements ont une conception idéale et idéelle du peuple", selon laquelle le peuple doit être au plus près du pouvoir. "Le pouvoir est légitime s'il est dans le peuple. Il n'y a pas de délégation du pouvoir du peuple possible ou alors a minima", explique ainsi Philippe Poirier. Leur agenda politique intègre en conséquence la question du "mandat impératif, du référendum d'initiative populaire ou constitutionnel".
La deuxième caractéristique est leur "discours anti-élitaire", nourrie par "l'idée que le pouvoir a été confisqué ou est en train de l'être par des groupes d'intérêt qui remettent en cause l'homogénéité du peuple ou de l'Etat nation ou même de groupes sociaux inférieurs dans le domaine économique et social". Ce discours anti-élitaire peut certes prendre différentes formes mais constitue "une constante du populisme".
Enfin, le troisième trait distinctif identifié par Philippe Poirier épouse le concept de populisme identitaire défini par Pierre-André Taguieff : "Après la dénonciation de la démocratie, des élites à l'intérieur du corps social ou au sommet de l'Etat, se pose la dénonciation de l'autre extérieur, qu'il soit le gouvernement ou des institutions supranationaux ou qu'il relève des questions de l'immigration ou de minorités sociales, religieuses et autres minorités".
Analyser l'extrême-droite est "beaucoup plus difficile", dit Philippe Poirier qui avoue en connaître trente définitions.L'extrême droite partage avec le populisme "la question identitariste" mais avec la nuance qu'elle est posée "sur le terrain culturaliste", en termes de "racialisme". Elle repose sur "le différencialisme culturel et sur la croyance forte que les peuples ont une origine bien précise, un développement naturel et que tout corps étranger (dans sa dimension culturelle, sociale, linguistique, ou religieuse) remettrait en cause cette origine".
L'extrême droite entretient par ailleurs un rapport particulier à l'autorité et à l'Etat, "au sens que l'Etat apparaît comme celui qui incarne le mieux la volonté de continuer ce peuple d'origine", ce qui distingue les partis d'extrême-droite de certains partis populistes.
S'ils partagent avec les partis populistes une vision idéale du peuple, les extrêmes droites ne voient "pas forcément" dans la démocratie représentative, délibérative ou populaire "leur idéal et leur idéel". Ils se distinguent notamment par leur antipluralisme qui peut prendre la forme d'une non-participation à la démocratie voire justifier "le recours à d'autres moyens pour arriver au pouvoir".
Après ces développements explicatifs, Philippe Poirier met en avant un phénomène vieux de quarante ans, pisté et identifié par de nombreux sociologues et ethnologues, à savoir la transformation des valeurs. "On s'aperçoit que le consensus qui existait autour de la démocratie libérale, de la question de l'Etat-providence, du respect de la diversité a eu tendance à s'effriter ou à être réaligné auprès de populations très différentes en Europe", explique le politologue. Il en découle un nouveau rapport aux questions de l'autorité, de la sécurité, de la place du libéralisme culturel ou économique ainsi qu'à la question européenne.
La conséquence de cette transformation des valeurs des Européens oblige à ne plus parler de "fièvre" d'extrême droite mais bel et bien d'"enracinement" dans certains systèmes politiques de l'UE tel qu'il a mené à la participation au pouvoir de partis d'extrême droite ou populistes. Cette participation a pris différentes formes: qu'elle se matérialise par un soutien parlementaire comme c’était le cas au Danemark jusqu’en octobre 2011 ou par une participation au gouvernement dans des "coalitions très hétéroclites". Dans ce dernier cas, Philippe Poirier évoque les coalitions extrême droite - droite - centre droit en Italie, extrême droite - parti socialiste en Slovaquie et des coalitions bien plus larges en Suisse ainsi qu'en Europe centrale et en Europe orientale.
Si, comme l'a démontré Philippe Poirier, ces partis présentent les caractéristiques qui les distinguent du reste de la scène politique, ils ne partagent par contre pas forcément les mêmes programmes ni les mêmes traditions. Ainsi, "ces partis n'ont pas les mêmes rapports à l'économie, à l'Etat". Certains présentent "un agenda libéral national" qui se caractérise par un fort attachement à la promotion de la nation et un programme inspiré du libéralisme économique (c'est le cas notamment de l'UDC en Suisse) tandis que d'autres arborent sur ces thèmes un "agenda social national", comme c'est le cas du "nouveau" FN, depuis qu'il fut pris en main en 2011 par Marine Le Pen ou le fut du Vlaams Block avant sa transformation en Vlaams Belang en Belgique ou avec Pino Rauti en Italie.
Ces partis montrent également des divergences sur la question du rapport entre religion et politique. "Il y a des partis qui ont un agenda visant à promouvoir un ensemble de valeurs religieuses particulières alors que d'autres ont un agenda laïciste avec parfois des va-et-vient dans un même parti selon les circonstances politiques ou les générations de leaders." Après avoir proposé un agenda laïciste aux débuts des années 90, la Ligue du Nord italienne a adopté dans les années 2000 un "agenda réellement chrétien".
On observe également des différences fondamentales sur les questions de société, que ce soit sur le corps et sa maîtrise, sur les droits dans les domaines par exemple du patrimoine et de l'adoption. "Il y a des partis qui ont un agenda de conservatisme social et d'autres un agenda hédoniste sur ces questions-là."
Par contre, tous ces partis ont pour point commun leur "fonds de commerce de départ, signe distinctif de leur programme, de leur identité" à savoir "le rejet de l'immigration" qu'elle soit externe ou interne. Toutefois, ils présentent "un continuum et un degré de rejet très différents". La dénonciation peut ne pas viser seulement l'immigration illégale mais aussi être exprimé sur un mode "essentialiste" en prônant l'impossibilité de l'intégration de qui présenterait "des origines ethniques, sociales religieuses, philosophiques très diverses à la société d'accueil".
Enfin, l'autre trait commun se révèle dans leur "rapport à la construction européenne et le rejet clair, méthodique, de plus en plus affirmé, de la méthode communautaire comme moyen d'intégration européenne". Les uns privilégient un anti-européisme, les autres des instruments de coopération en Europe distincts des trois piliers de l'ancienne structure institutionnelle mise en place par le traité de Maastricht.
"La place de l'autorité est un élément essentiel de la structure et de leur programme", poursuit Philippe Poirier. Elle irrigue leurs positions sur la sécurité, les domaines de l'intérieur et de l'ordre, la Justice mais aussi la politique de l'éducation.
L'ensemble de ces caractéristiques semble leur avoir permis à l'heure actuelle de s'attirer le soutien d'un large électorat. Alors que dans les années 90, seuls quelques Etats connaissaient le développement de ce type de formations politiques, fait remarquer Philippe Poirier, seuls six ou sept Etats en étaient encore à l'abri en novembre 2012.
Ces partis populistes et d'extrême droite progressent par ailleurs par la force de leur électorat, mais aussi par leur capacité "à rationnaliser de mieux en mieux leurs positions", d'avoir "un agenda politique beaucoup plus maîtrisé qui déborde largement leur famille d'origine". Ainsi, le politologue peut-il conclure que parallèlement à la transformation des valeurs d'une partie des Européens, on a assisté aussi à "une transformation des systèmes de partis à droite, notamment sous l'influence de ces partis populistes de droite et ou d'extrême droite".
Le deuxième orateur, le sociologue Sylvain Crépon, a justement assisté de près à l'essor et au renouvellement du Front national en France. Depuis le milieu des années 90, il mène en immersion et à visage découvert des enquêtes de terrain qui prennent aussi bien la forme d'entretiens qualitatifs avec des militants, des sympathisants ou des cadres du parti que d'observation d'actions militantes.
Sylvain Crépon a même vu dans l'accueil qui lui est réservé une déclinaison de la mutation entreprise par le Front national, sous sa nouvelle forme, pensée par Marine Le Pen et ses lieutenants. Alors qu'il était compliqué d'enquêter dans les années 90, Marine Le Pen œuvre, dans son contact avec les chercheurs et les journalistes, à sa "stratégie de dédiabolisation".
En effet, l'arrivée de Marine Le Pen a signifié le renouvellement programmatique d'un parti d'extrême droite qui, né sous les apparences d'un groupuscule en 1972, a connu son essor à partir des élections européennes de 1984. Sylvain Crépon qualifie le Front national d'alors de "droite extrême forte" qui était un "condensé de toutes les valeurs de la droite accentuées" : un conservatisme moral strict et un ultra-libéralisme économique avec pour modèles Ronald Reagan et Margaret Thatcher. A cette époque, son électorat était avant tout "issu de la bourgeoisie et de la boutique". C'était "un électorat en quelque sorte traumatisé par l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981".
Un "basculement idéologique" s'est opéré dans les années 90. Le FN s'intéresse de plus en plus aux questions sociales. On voit apparaître des affiches représentant des travailleurs et ouvriers dans un style néoréaliste et affirmant : "Le social c'est le Front national". Apparaissent également les premières critiques du capitalisme et des ravages de la mondialisation. Après "l'anticommunisme virulent" des années 80, l'ennemi est passé à l'Ouest à la faveur de la chute du mur de Berlin. Les Etats-Unis, "parangons de la mondialisation", constituent désormais la menace principale. "Par leur hégémonie de son modèle culturel, ils font peser une menace pour l'intégrité culturelle de la nation."
La chute du mur de Berlin n'obligeait plus l'extrême droite à "se positionner par rapport au parapluie nucléaire américain". Le FN a pu alors se tourner vers "des groupuscules essentiellement intellectuels qui cherchaient dans les années 70 les fondements d'une troisième voie entre le capitalisme et le communisme". Par ailleurs, l'électorat du FN est devenu "un électorat de plus en plus populaire". Il devient le premier parti chez les ouvriers et chez les chômeurs, et le deuxième chez les employés. Désormais, le FN "prétend représenter les catégories populaires alors que dans les années 80, il était censé représenter le peuple, entité transcendant tous les clivages". Le FN commence même à manier la notion de classes sociales. Ce tournant social est incarné par le Front national de la Jeunesse.
Par ailleurs, à l'intérieur du parti se forme un nouveau mouvement incarné par Bruno Mégret, ancien membre de la droite gaulliste (RPR). Avec certains collègues qui comme lui ont fait les grandes écoles, il veut "imprégner une culture de gouvernement" au FN. Pour cela, il entreprend de "faire tomber le cordon sanitaire" qui s'est constitué autour du FN et empêche les alliances entre la droite de gouvernement et le Front national. "Le FN est pour lui un tremplin vers le pouvoir." La ligne Ni droite ni gauche du FNJ et la stratégie de Mégret que Sylvain Crépon qualifie d'"optique républicaine", puisqu'elle prend la défense de valeurs telles que la laïcité, entrent toutefois en conflit.
Marine Le Pen est ainsi "une héritière des années 90", puisqu'elle a emprunté aussi bien au FNJ son discours social qu'à Bruno Mégret sa stratégie, stratégie consistant à "donner des gages démocratiques afin de ne pas effrayer les électeurs et d'arriver plus facilement au pouvoir". En effet, la qualification de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de l'élection présidentielle le 21 avril 2002 a, par l'échec qui s'en est suivi au second tour, mené à un "revirement stratégique" préparé par un groupe de réflexion mis en place par Marine Le Pen. L'élection de 2002 avait en effet démontré que, par sa stratégie d'alors, le FN n'était pas capable de gagner.
C'est là qu'intervient la notion de "dédiabolisation". Marine Le Pen s'est démarquée de son père sur des sujets comme la seconde guerre mondiale et la question de la Shoah qu'elle a qualifiée de "summum de la barbarie". "Elle se déclare républicaine, démocrate, met en avant les valeurs de la laïcité", conte Sylvain Crépon. La raison ? "Elle a compris que l'électorat du FN était de plus en plus populaire, venant des catégories des perdants de la mondialisation. Il y a besoin de tenir un discours social susceptible de séduire cette population", ce qui explique ses propositions d'augmentation du salaire minimum de 200 euros durant l'élection présidentielle 2012. Toutefois, "la pierre angulaire de son programme, son socle idéologique reste la question identitaire", rappelle le sociologue. Son programme décline tous les domaines politiques à travers l'identité, que ce soit pour l’accès à l'emploi, aux logements sociaux, à la santé à protection sociale, à l’éducation et puis, plus qu’une nuance, quand il est question de fermeture des frontières.
Sylvain Crépon explique que Marine Le Pen s'est beaucoup inspirée de "mouvements néo-populistes" comme le PVV de Geert Wilders aux Pays-Bas, libéral sur la question des mœurs. Ainsi, elle n'est pas opposée à l'avortement, a rompu avec le conservatisme moral et dit défendre la cause homosexuelle et les droits des femmes, contre la menace que leur ferait subir les musulmans. Le FN se prétend également le meilleur défenseur des Juifs. Le FN s'inspire également d'Oskar Freysinger, président de l'UDC suisse, parti qui n'a pas de racines à l'extrême droite, mais qui est un parti agrarien, ultralibéral sur le plan économique et libéral sur la question des valeurs.
Cette nouvelle posture a certes coûté au FN son lien avec les catholiques traditionnalistes mais les pertes sont minimes, a dit Sylvain Crépon en réponse à une question d'un auditeur. "Le vote catholique traditionnaliste pour le FN était un apport fort au niveau du parti mais pas très important au niveau électorat. L'électorat catholique est assez majoritairement rétif à voter pour le Front national", a-t-il expliqué.
Le gain en électorat, par contre, est bien plus important. Il en veut pour preuve les entretiens qu'il a réalisés avec des jeunes militants qui ont rallié le FN sous Marine Le Pen alors qu'ils ne l'auraient jamais fait si son père, Jean-Marie Le Pen, s'était maintenu aux commandes. Son "racisme outrancier", son "antisémitisme affirmé" et sa croyance dans les inégalités des races étaient des facteurs de répulsions. Au contraire, "avec Marine Le Pen, le verrou a sauté, la séduction a opéré". C'est une jeune femme, divorcée deux fois, venant d'une famille recomposée et qui compte dans son entourage beaucoup de homosexuels : "Elle affiche un visage tout à fait libéral qui rassure les jeunes générations, les séduisent."
Ainsi, conclut le sociologue, le FN suit une orientation visible dans beaucoup de pays, et qui "conjugue les valeurs libérales avec le nationalisme et la xénophobie". Et c'est à son avis ce qui constitue "le plus grand défi pour les démocraties européennes" puisque c'est "ce qui annonce les succès du national populisme de demain".
Selon les élections, il y avait jadis entre 40 et 60 % des électeurs du FN qui ne voulaient pas que Jean-Marie Le Pen arrive au pouvoir, car pour ses électeurs interrogés lors de sondages et d’entretiens il n'avait pas l'étoffe d'un chef d'Etat ou était un danger pour la démocratie, notamment d'après l'avis de son électorat populaire, ouvrier. L'électorat du FN a des caractéristiques très proches de celles de l'abstentionnisme, donc une défiance vis-à-vis du pouvoir. Pour autant, Sylvain Crépon se dit "dubitatif" sur un éventuel vote d'adhésion à Marine Le Pen. Dans les enquêtes qualitatives, au bout d'une heure d'entretien, les personnes qu'il interroge disent qu'ils préfèrent qu'elle n’arrive ‘as au pouvoir car "ce serait le bordel".
Un des principaux chantiers de Marine Le Pen est que le Front national n'a pas suffisamment de cadres compétents pour exercer le pouvoir. Beaucoup de proches de Marine Le Pen ont déclaré qu'ils comptaient sur la droite républicaine pour former un gouvernement en cas de victoire. Ils ne sont "pas en mesure de conquérir et d'exercer le pouvoir".
En matière de xénophobie, il y a un transfert d'altérité. C'était autrefois les Juifs, maintenant les Arabo-musulmans qui la subissent. Mais la xénophobie serait désormais "affirmée au nom des valeurs laïques". Ainsi, Marine Le Pen veut s'opposer à l'islamisme et tout le monde est d'accord, y compris les nombreux musulmans qui ne sont pas islamistes. "Elle indique par ailleurs que les pays démocratiques ont une culture démocratique issue de la tradition chrétienne. Il y a une forme d'essentialisation qui stipule que les gens d'origine arabo-musulmane seraient porteurs d'une culture incompatible avec des valeurs démocratiques, de sécularisation, de laïcité. Elle justifie un sentiment fondamentalement anti-démocratique, xénophobe, raciste, à partir de ces valeurs du libéralisme, de ces valeurs démocratiques. On n'a pas encore vu l'aboutissement du discours, mais qui s'avère pertinent pour conquérir des sympathisants. (…) Ce type de discours est très efficace."
Le sociologue allemand Fabian Virchow a voulu expliquer pourquoi les succès de partis de l'extrême droite et des partis populistes sont restés limités en Allemagne malgré le fort potentiel de voix pour ce type de partis. Ainsi, a-t-il rappelé que le parti néonazi NDP (Parti national démocratique) est le parti le plus important dans l'éventail des forces de l'extrême droite en Allemagne. Créé en 1964, il avait réussi à obtenir des mandats dans sept parlements régionaux d'Allemagne de l'Ouest durant une législature à la fin des années 60, mais le tollé créé par cette percée l'avait renvoyé à l'insignifiance jusque dans les années 90. En tout cas, "pour un parti largement stigmatisé dans les médias, c'était un succès important".
Le problème principal du NPD est qu'il manque aujourd'hui de personnes expérimentées pour les travaux parlementaires, mais pas dans la rue, où beaucoup d'activités sont organisées, comme lors une campagne tenue les derniers mois de 2012 contre l'euro et l'adhésion à l'UE.
"Le caractère particulier du NDP est que, durant les vingt dernières années, il s'est fortement développé en un parti ouvertement néo-nazi alors qu'auparavant ils faisaient des efforts pour se présenter comme sérieux." Cette mutation s'explique en fait par l'arrivée dans les années 90 de cadres venus de groupuscules néonazis qui furent interdits et sont entrés au NDP, y ont obtenu des postes-cadres et ont influencé le part. Fabian Virchow citera notamment les liens qui unissaient dès l'origine le groupuscule Nationalsozialistischer Untergrund, créé en Thuringe depuis années 90, (accusé de 14 attaques de banques, 10 meurtres et au moins deux attentats à l'explosif) et le NDP.
Aujourd'hui, le NPD est représenté dans les Landtags de Saxe et de Mecklemburg-Vorpommern. Et ce ne sont pas des "vagues de protestation" qui ont élu ce parti, insiste le sociologue, mais bel et bien un "ancrage social" au niveau des communes.
"Le fait que le NPD soit entré dans deux Landtags marque un changement important dans le paysage de l'extrême droite", poursuit Fabian Virchow. Dans les années 90, il y avait un parti, Die Republikaner, qui malgré son nom était d'extrême droite et qui avait emporté des sièges dans les Landtags. Ceux-ci, toutefois, misaient sur une alliance avec des démocrates chrétiens et des conservateurs.
Le Deutsche Volksunion, présentes en Sachsen-Anhalt, Bremen, Schleswig-Holstein et Brandenburg, était de son côté, en comparaison avec le NPD, un "parti modéré" dans le spectre de l'extrême droite. Le NPD marque pour sa part "une radicalisation", avec une posture "ouvertement national-socialiste" et un ancrage dans des milieux violents. Le NPD compte certes seulement 6000 membres, mais son étendue est plus large par les liens qu'il entretient avec des Kameradschaften néo-nazies, qui font des apparitions locales ou régionales par groupements de 15 à 100 personnes et se tiennent à l'écart consciemment des autres formations politiques. Ils optent pour une autre tactique afin d'éviter les mesures d'interdiction. Ils organisent le recrutement régionalement ou localement, fonctionnent en réseaux pour mener des campagnes politiques et organiser des manifestations. Au niveau de l'esthétique et de l'action militante, ils ont copié les groupes de la gauche autonome de type Black Block. Ainsi, le NPD est-il en mesure d'organiser chaque week-end deux à trois manifestations qui constituent un défi pour les autorités communales et la démocratie locale.
Pour ce qui est du populisme de droite, on n'observe aucun succès dans les Länder ou au niveau national, plusieurs toutefois dans les conseils municipaux. "Mais toutes les tentatives d'agrandir de telles organisations et de réussir aux élections ont échoué", explique Fabian Virchow. Différentes membres de ces groupes viennent d'extrême droite comme parmi les animateurs du groupe Pro Köln mais il existe également des organisations avec des acteurs politiques venant de démocrates chrétiens, sans succès elles aussi.
Enfin, Fabian Virchow met l'accent sur le fort potentiel d'électeurs allemands pour des partis d'extrême droite. Il cite notamment les études sur le long terme menées par Wilhelm Heitmeyer, sociologue de l'université de Bielefeld, une étude de dix ans, et l'étude de la Friedrich-Ebert-Stiftung publiée récemment.
L'étude du Friedrich-Erbert-Stiftung démontre qu'en Allemagne de l'Est 15,8 % de la population et 7,3 % des habitants d'Allemagne de l'Ouest a une vision du monde d'extrême droite que Fabian Virchow a qualifié de "cohérente et achevée". Si on prend à part les seuls marqueurs de xénophobie et antisémitisme de cette vision du monde, on obtient un score de 21,7 % à l'Ouest et de 28,7 % à l'Est. "La question pourquoi il n’y a pas de parti du spectre de l'extrême droite et du populisme de droite qui arrive à organiser ce grand potentiel a selon Fabian Virchow une réponse importante : "Ces personnes sont liées à des partis démocratiques et se sentent stigmatisés si elles optent pour un parti d'extrême droite ou populiste". C'est donc les liens de dépendance avec des partis démocratiques et la peur d’être stigmatisés comme "acteurs politiques à droite de la CDU" qui pour l'heure empêche surtout un parti comme le NPD de capter son potentiel militant et électoral.