Les coopérations renforcées visent à favoriser la réalisation des objectifs de l’Union, à préserver ses intérêts et à renforcer son processus d’intégration. La décision autorisant une coopération renforcée est adoptée par le Conseil en dernier ressort, lorsqu’il établit que les objectifs recherchés par cette coopération ne peuvent pas être atteints dans un délai raisonnable par l’Union dans son ensemble. Elle est adoptée par le Conseil, sur la base d’une proposition de la Commission et après approbation du Parlement.
Par décision adoptée en mars 2011, le Conseil a autorisé une coopération renforcée en vue de créer une protection par brevet unitaire entre 25 États membres de l'UE, l'Espagne et l'Italie ayant refusé d’y participer. Cette coopération vise à mettre en place des régimes d’autorisation, de coordination et de contrôle centralisés au niveau de l’Union.
L'Espagne et l'Italie ont demandé à la Cour de justice d’annuler la décision du Conseil, en invoquant son invalidité pour plusieurs raisons.
Dans ses conclusions présentées le 11 décembre 2012, l'avocat général, Yves Bot, propose de rejeter les recours introduits par l’Espagne et l’Italie.
Si ces conclusions n’engagent en rien la Cour, elles donnent une idée de l’orientation que pourrait prendre l’arrêt que rendra la Cour ultérieurement. Elles tombent dans tous les cas à point nommé, le Conseil Compétitivité ayant trouvé un accord la veille sur le dossier, et le Parlement européen ayant voté le jour même sur la question.
Dans ses conclusions, Yves Bot répond point par point aux différents arguments invoqués par les deux États.
Après avoir précisé que la Cour est appelée, pour la première fois, à examiner la légalité de la décision d’une telle coopération, l’avocat général rappelle qu’en vertu du principe de la séparation des pouvoirs, la Cour ne peut exercer qu’un contrôle restreint des mesures législatives adoptées par le Conseil.
En effet, il revient aux institutions impliquées d'apprécier, sur la base de nombreux éléments, les effets de la coopération renforcée, de mettre en balance les différents intérêts en jeu et d'opérer des choix politiques qui relèvent de la responsabilité propre de chaque institution. La Cour doit donc se limiter à contrôler si, dans l’exercice de cette liberté de choix, le Conseil n’a pas commis d’erreur manifeste ou de détournement de pouvoir ou s’il n’a pas manifestement dépassé les limites de son pouvoir d’appréciation.
L’avocat général répond tout d’abord à l’argument selon lequel le Conseil aurait été incompétent pour adopter sa décision, dans la mesure où la création d’un brevet unitaire relèverait des compétences exclusives de l’Union et, en particulier, de l’établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur. Or, les États membres ne peuvent exercer une coopération renforcée que dans les domaines relevant de la compétence non exclusive de l’Union.
L’avocat général considère que le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) établit une liste exhaustive des domaines relevant de la compétence exclusive de l’Union. Par ailleurs, la création d’un titre européen de propriété intellectuelle relève du marché intérieur. S'il est vrai que les droits découlant d’un brevet affectent les échanges et les rapports de concurrence au sein du marché intérieur, cette constatation ne suffit pas à en faire un titre relevant des règles de concurrence.
L'avocat général considère donc que le TFUE confère une base juridique appropriée à la création de titres de propriété intellectuelle dans le cadre de l’établissement et du fonctionnement du marché intérieur, domaine relevant de la compétence partagée entre l’Union et les États membres.
L’avocat général examine ensuite le moyen tiré d’un prétendu détournement de pouvoir du Conseil. Il rappelle que les coopérations renforcées visent à favoriser la réalisation des objectifs de l’Union, à préserver ses intérêts et à renforcer son processus d’intégration. La mise en place d'un tel mécanisme pour le brevet unitaire a été motivée par une hétérogénéité croissante au sein des États membres et par leurs intérêts ou leurs besoins spécifiques. Dès lors, en constatant, dans un premier temps, l’absence d’unanimité en ce qui concerne le régime linguistique du brevet unitaire et en décidant, dans un second temps, de faire face à ce blocage en instaurant une coopération renforcée, le Conseil n’a fait que recourir à un outil dont il dispose en vertu des traités.
En réponse à une prétendue violation du système juridictionnel de l’Union, l'avocat général rappelle que, par ces deux recours en annulation, la Cour est appelée à vérifier si les conditions de validité de la mise en œuvre de la coopération renforcée ont été respectées. Il constate que la création d’un système juridictionnel propre aux brevets unitaires ne fait pas partie des conditions requises par les traités pour la mise en œuvre d’une coopération renforcée. L’autorisation délivrée par le Conseil pour la mise en place d’une coopération renforcée n’est que la prémisse de l’adoption d’autres actes législatifs qui devront, alors, la mettre concrètement en œuvre.
L'avocat général relève que la coopération doit intervenir "en dernier ressort", lorsque les objectifs recherchés ne peuvent être atteints dans un délai raisonnable par l’Union dans son ensemble. Il constate que les traités ne définissent ni la condition du dernier ressort ni la notion de délai raisonnable. Selon lui, le dernier ressort ne serait pas forcément le constat d'un rejet d'une proposition de loi, mais plutôt le constat de l’existence d’un véritable blocage qui pourrait survenir à tous les niveaux du processus législatif et qui atteste de l’impossibilité d’aboutir à un compromis.
La coopération renforcée serait alors l’outil utilisé en ultime recours, lorsqu’il s’avère qu’aucun compromis ne pourra être trouvé par le biais de la procédure législative habituelle. L'avocat général considère que le Conseil, qui connaît tous les tenants et aboutissants du processus législatif, la teneur des débats engagés et les situations d’impasse, reste le mieux placé pour apprécier si, à terme, un accord est susceptible d’aboutir en son sein. Il dispose donc d’un large pouvoir d’appréciation pour déterminer si la coopération renforcée est bien adoptée en dernier ressort, les objectifs recherchés ne pouvant pas être atteints dans un délai raisonnable par l’Union dans son ensemble. Par conséquent, la Cour doit se limiter à contrôler si le Conseil a examiné avec soin et impartialité tous les éléments pertinents.
De l'avis de l'avocat général, le Conseil, par rapport au cas d'espèce, n’a commis aucune erreur manifeste d’appréciation, puisque, après des années de débats sans succès, il était dans l’incapacité de rassembler l’unanimité des voix et d’aboutir à une action avec la participation de tous les États membres. Par conséquent, l'avocat général considère que le moyen tiré de la violation de la condition du dernier ressort n'est pas fondé.
L’avocat général se prononce ensuite sur l’argument portant sur l’atteinte au marché intérieur et à la cohésion économique, sociale et territoriale, à l'entrave et à la discrimination aux échanges entre les États membres, ainsi qu'aux prétendues distorsions de concurrence. Il rappelle que la décision d’autorisation de mettre en place une coopération renforcée définit le cadre procédural au sein duquel d’autres actes seront adoptés par la suite. Le contrôle juridictionnel de la décision d’autorisation ne peut donc pas se confondre avec le contrôle des actes adoptés par la suite. Il est vrai que le Conseil a effectivement évoqué, dans sa décision, ce que pourrait être le régime linguistique du brevet unitaire, mais, cette question n’est pas une condition déterminant la validité de la décision d’autorisation d’une coopération renforcée. Elle devrait être abordée ultérieurement et faire l’objet d’un acte séparé, adopté à l’unanimité par les États membres participants. La Cour pourrait ensuite procéder au contrôle juridictionnel dudit acte dans le cadre d'un éventuel recours ultérieur.
L'avocat général considère que l'appréciation du Conseil n'est donc pas entachée d’une erreur manifeste. Au contraire, il estime qu'un mécanisme destiné à créer un brevet unitaire aurait pour effet de conférer une protection uniforme sur le territoire de plusieurs États membres et de contribuer au développement harmonieux de l’ensemble de l’Union, en réduisant les actuelles disparités entre ces États membres. Par ailleurs, tous les opérateurs économiques pourraient jouir du bénéfice d’un tel brevet, dans la mesure où le lieu d’origine du demandeur de brevet unitaire est indifférent pour l'obtenir.
Enfin, quant à la prétendue violation de l'obligation de respecter les compétences, les droits et les obligations des États membres qui ne participent pas à la coopération renforcée (selon le gouvernement espagnol, qui s’appuie sur le projet de règlement mettant en œuvre la coopération renforcée, le régime linguistique envisagé obligerait l'État membre qui n'y participe pas à renoncer à la traduction du fascicule du brevet dans sa langue, une telle traduction ne pouvant pas produire d’effets juridiques sur le territoire de cet Etat), l'avocat général estime, là encore, que la question de ce régime linguistique n’est pas une condition déterminant la validité de la décision d’autorisation d’une coopération renforcée.
Par conséquent, l'avocat général propose à la Cour de rejeter l’ensemble des moyens invoqués par l’Espagne et l’Italie et partant, de rejeter les deux recours.