Le Centre virtuel sur la connaissance de l'Europe (CVCE), installé à Sanem, a mis en ligne un premier pan du projet "Pierre Werner et l’Europe", qui est le fruit du travail de recherche et de compilation du docteur en économie, Elena Rodica Danescu, sur l'œuvre européenne de l'ancien premier ministre luxembourgeois (1959 – 74 et 1979 – 84), Pierre Werner.
Ce "premier corpus numérique de recherches" propose une véritable "relecture" du "rapport Werner", fruit du travail d'un comité de réflexion sur le développement de l'union économique et monétaire, mandaté par le sommet européen de La Haye des 1er et 2 décembre 1969. Il aborde le contexte de ce rapport, la "chronique historique" de son élaboration, le déroulement des travaux du comité, avant de mettre en lumière l’incidence du plan Werner sur la progression vers l’Union économique et monétaire.
Face à l’instabilité croissante du dollar, la fragilisation croissante du système monétaire de Bretton Woods et "les craintes de voir la Communauté européenne mise en danger par une réévaluation désordonnée des monnaies européennes", les États membres se sont engagés en 1970 sur la voie de l'union économique et monétaire, horizon déjà esquissé l'année précédente dans un rapport de la Commission appelé "plan Barre".
A la suite du sommet européen de La Haye des 1er et 2 décembre 1969, la CEE a décidé de charger un groupe d’experts composé de personnalités importantes, indépendantes des gouvernements et réputées pour leur engagement européen, de la réflexion sur ce sujet. Rassemblant les présidents du Comité monétaire, du Comité des gouverneurs des Banques centrales, du comité de Politique économique à moyen terme, du comité de Politique conjoncturelle et du Comité budgétaire, le nouveau comité est créé le 6 mars 1970 sous la présidence du Premier ministre luxembourgeois, Pierre Werner, nommé deux jours plus tôt.
Le comité Werner commence ses travaux le 20 mars 1970, à Luxembourg. Après sept mois de débats, controverses, tractations et retournements de situation et après un rapport provisoire en date du 29 mai, le président Pierre Werner parvient à obtenir un consensus autour du rapport officiellement présenté le 8 octobre 1970 à Luxembourg (le CVCE met d'ailleurs en ligne l'enregistrement sonore de la conférence de presse) et publié huit jours plus tard.
"Notre ambition était de briser définitivement le cercle vicieux des préalables économiques et politiques. Entre l’opinion qui considère l’union monétaire comme le couronnement de l’intégration européenne et celle qui en ferait le moteur quasi tout puissant, nous avons essayé de tracer une ligne médiane. Je pense que les propositions sont dans la ligne des traités existants, qu’elles tendent précisément à assurer la réalisation de la plénitude de leurs objectifs", avait déclaré Pierre Werner devant le Conseil des ministres réuni quelques jours après la publication du rapport.
Le rapport préconisait la réalisation de l’Union économique et monétaire en une décennie, suivant trois étapes. La première étape durait trois ans et commençait à partir du 1er juin 1971. Elle devait permettre d'imprimer les orientations fondamentales de la politique économique et monétaire peu à peu définies en commun. Les relations de change entre les monnaies de la Communauté devaient être progressivement resserrées et l’amplification des fluctuations entre les pays membres en général contenue dans des limites relativement stables. Pour atteindre ce dernier but, le rapport préconisait la création d’un Fonds européen de coopération monétaire (FECOM), "en charge des interventions nécessaires sur le marché des changes pour maintenir la cohésion monétaire des pays membres".
La deuxième étape, d'une durée de trois ans également, était consacrée à la consolidation des résultats et à la préparation de la phase finale.
Enfin, le but de la troisième étape était d’aboutir à la convertibilité irréversible des monnaies des États membres, à la libération totale des mouvements de capitaux et à la fixation irrévocable des taux de change. Le remplacement des monnaies nationales par une monnaie unique était également envisagé. La politique monétaire à l’égard du monde extérieur aurait pu relever désormais du ressort communautaire. Un "centre de décision pour la politique économique", placé sous le contrôle démocratique du Parlement européen, devait être créé tandis qu'un "système communautaire de banques centrales" serait mis en place. Cette nouvelle architecture institutionnelle aurait impliqué une révision des traités.
Prenant pour base le rapport Werner, la Commission de la CEE a élaboré son propre plan, adopté par les Six le 22 mars 1971. Divisé lui aussi en trois étapes, ce programme devait aboutir à une Union économique et monétaire avant la fin de la décennie. En dépit de la volonté politique de ses membres, la réalisation de l’UEM, dont la création du "serpent monétaire", dispositif économique pour stabiliser les taux de change dans la CEE, aura été l’une des premières initiatives, n'a pas abouti.
A l'issue de la première étape de trois ans, l'application du plan fut abandonnée en raison de la crise monétaire mondiale du printemps 1971 ayant conduit à l’effondrement du système de Bretton Woods et à cause du choc pétrolier de 1973. Les propositions mises en avant par le rapport Werner auront toutefois inspiré largement le rapport Delors sur l'Union économique et monétaire, publié en 1989. "On peut dire que la philosophie d’ensemble de ce que nous avons proposé et même l’architecture du rapport Delors s’inspirent très fortement du rapport Werner… Le rapport du comité Delors s’inscrit dans le droit fil du rapport du comité Werner", a d'ailleurs confié Jacques Delors, en 1999.
Alors que le rapport Werner est déjà bien connu des chercheurs et a fait l'objet de "maints ouvrages spécialisés", le CVCE veut sonder "l’état d’esprit qui a entouré son élaboration". Il a pu, pour ce faire, profiter d'une manne très précieuse : les archives personnelles de Pierre Werner, "ouvertes pour la première fois à une exploitation scientifique".
Le corpus numérique de recherche a été soumis à une évaluation, au résultat positif, réalisée par un comité d’accompagnement composé de René Leboutte, professeur d’histoire contemporaine et titulaire de la Chaire Jean Monnet ad personam en Histoire de l’intégration européenne à l’Université du Luxembourg, Ivo Maes, professeur titulaire de la Chaire Robert Triffin, à l’Institut d’études européennes de l’Université catholique de Louvain et Sylvain Schirmann, professeur à l’Université de Strasbourg, titulaire d’une chaire Jean Monnet d’histoire de la construction européenne.
Les archives personnelles contiennent des documents rassemblés par Pierre Werner à partir des années 1950 : manuscrits, notes et commentaires olographes sur des documents officiels, échanges de courrier avec diverses personnalités, correspondance diplomatique, textes institutionnels, graphiques, schémas, statistiques, ainsi qu'un grand nombre d'articles de presse sur la construction européenne et les questions économiques et monétaires. Enfin, les archives contiennent également des rapports, discours et interventions publiques sur divers thèmes ainsi qu'un volet iconographique composé de nombreuses photos originales et des enregistrements sonores et filmés.
Pour ce qui est précisément du comité sur l'Union économique et monétaire, les archives personnelles fournissent des notes manuscrites réalisées avant et pendant les travaux du comité, des notes d'ambassadeurs, de nombreuses coupures de presse et des dépêches diplomatiques.
Le travail du CVCE a ainsi l'ambition de "mettre en lumière l’ensemble des actions personnelles de Pierre Werner au cours de l’élaboration et de l’adoption du plan par étapes, que ce soit sur le plan théorique, de la méthode ou de la politique", dans un "rôle d’une grande diversité et subtilité". La contribution de ses collaborateurs et pairs a été laissée de côté, en raison de "l’absence ou l’insuffisance des archives relatives à l’élaboration du plan par étapes et à l’obtention du compromis politique y afférent".
Le CVCE met aussi à profit les nombreuses ressources déjà diffusées sur son site internet, ainsi que celles qu'il est allé recueillir dans différentes archives luxembourgeoises et étrangères. Les documents nationaux ont notamment été puisés aux Archives nationales de Luxembourg, à la Bibliothèque nationale, dans le fonds privé Ernest Michels, auprès de la Banque centrale du Luxembourg, du Service Information et Presse du gouvernement, dans les fonds de la Bibliothèque nationale de Luxembourg, de la photothèque de la ville de Luxembourg, de la Société européenne des satellites et de la Compagnie luxembourgeoise de télédiffusion.
Pour ce qui est de la documentation européenne, celle-ci provient des archives historiques de la Commission européenne à Bruxelles, du Conseil de l’Union européenne, du Parlement européen à Luxembourg, de la Banque centrale européenne à Francfort ou encore de la médiathèque de la Commission européenne. Le CVCE a également répertorié des documents diplomatiques faisant partie des fonds d’archives du ministère des Affaires étrangères de Belgique et du ministère des Affaires étrangères des Pays-Bas.
A ces documents d'archives s'ajoutent des entretiens spécialement réalisés par le CVCE dans le cadre de projet de recherche avec des personnalités nationales et étrangères. Parmi les personnalités luxembourgeoises partageant ainsi leur expérience, on retrouve notamment l'actuel Premier ministre Jean-Claude Juncker, l'ancien président de la Commission européenne Jacques Santer, feu le président honoraire de Clearstream International, Edmond Israël et les membres de la famille de Pierre Werner.
Des interviews de l'ancien ministre des Finances des Pays-Bas, devenu ensuite directeur général du FMI, Hendrikus Johannes Witteveen, de l'ancien ministre italien des Finances, Emilio Colombo, de l'ancien gouverneur de la Banque de France et ancien directeur général du FMI, Michel Camdessus, ainsi que celle de Jean-Claude Trichet, ancien président de la Banque centrale européenne, restent à réaliser avant d'être mises en ligne.
Ces sources primaires sont très diverses et comprennent du matériel de recherche à caractère multimédia. "La sélection envisagée vise à assurer une représentation (notamment idéologique, géographique et linguistique) la plus large possible", explique le CVCE dans le communiqué publié à cette occasion. "Ont été pris en compte des enjeux scientifiques actuels, en privilégiant les nouvelles approches historiographiques."
Dans le cadre du projet, Elena Danescu a également produit des documents ajoutés au corpus :
- la reconstitution de la succession de toutes les réunions du groupe Werner ;
- un recueil de discours, conférences, exposés, interventions publiques et autres textes fondateurs de Pierre Werner sur la construction européenne et sur les questions économiques et monétaires, dont des textes inédits;
- une bibliographie approfondie constituée d'ouvrages de référence sur Pierre Werner et le plan Werner;
- une chronologie à partir des années 1950 portant sur Pierre Werner et l’Europe monétaire, qui souligne notamment les diverses phases d’intégration monétaire ainsi que le rôle du Grand-Duché et de ses personnalités dans la construction européenne.
Le corpus numérique de recherche ainsi constitué contient 1 étude approfondie, 632 documents, 160 photos, 46 extraits d’interviews vidéo, 3 extraits sonores, 19 caricatures.
Le corpus numérique de recherche est structuré en six grands chapitres, chacun étant divisé en sections. Chaque chapitre et chaque section contiennent un texte d’analyse et un recueil de sources complet. "Chaque chapitre du corpus peut exister de manière autonome, étant parfaitement compréhensible tant du point de vue des sources que des explications", dit le CVCE.
Les six chapitres ainsi présentés sont :
- le contexte de la création du comité Werner, étudiant notamment le contexte monétaire international depuis l'après-guerre et la genèse de la pensée monétaire de Pierre Werner dans les années 1960, lui qui avait connu les négociations européennes et internationales, notamment dans le cadre du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, dès la naissance de ces institutions
- la création et le déroulement des travaux du comité Werner de mars à octobre 1970, lequel chapitre aborde les tractations qui ont mené à la nomination de Pierre Werner et le déroulement des travaux du comité mis sur pied
- le rapport Werner en lui-même : du rapport intermédiaire au rapport final en passant par la vision du Comité des gouverneurs des banques centrales et l'analyse de la lutte entre "monétaristes et économistes"
- les réactions au rapport Werner : du Parlement européen, de la Commission, du Conseil, de personnalités politiques des États membres des Communautés européennes, du Comité économique et social et des organisations professionnelles, syndicales et citoyennes ainsi que des médias internationaux de l’époque ;
- la mise en œuvre du rapport Werner : avec la mise en œuvre de la première étape, censée durer trois ans, dans un contexte de troubles monétaires européens et internationaux, les difficultés du serpent monétaire et du Fonds européen de coopération monétaire mis en place pour limiter les fluctuations des taux de change et, finalement, la suspension du processus de mise en œuvre du plan au seuil de la deuxième étape ;
- le rapport Werner et la poursuite du chemin vers l’Union économique et monétaire dans les années 1980 qui fait le lien entre le rapport Werner et le rapport Delors après avoir passé en revue les différentes plans et études réalisés entre ces deux bornes temporelles.
Parmi de nombreuses pistes qui s'offrent ainsi aux chercheurs, le CVCE offre notamment un détour par les coulisses de la nomination de Pierre Werner à la tête du comité.
On y comprend notamment qu'autour de cette nomination se cristallisaient les divergences entre monétaristes et économistes, les uns pensant que l'harmonisation devait d'abord être monétaire, les autres qu'il fallait au contraire commencer par l'harmonisation des politiques économiques. Parmi les deux grands de la CEE, la France se rangeait dans le premier camp, l'Allemagne dans le second. La nomination de Pierre Werner, lequel réussira finalement à atteindre un compromis, fut dans un premier temps mal perçue du côté allemand. "Le représentant permanent allemand reçoit cette nouvelle avec préoccupation en raison du contrepoids que la présidence luxembourgeoise pourrait faire à la position allemande qui privilégie la priorité de l’harmonisation des politiques économiques'", écrit en effet Elena Rodica Danescu.
C'est notamment dans un document recueilli dans les archives du ministère allemand des Finances, qu'apparaissent ces craintes. Trois jours avant la nomination de Pierre Werner le 6 mars 1970, à la tête du comité, le représentant allemand explique la grande surprise qu'eût la délégation d'entendre la proposition belge de nommer le Luxembourgeois. "L'accord rapide des autres délégations laisse montrer que différents contacts pourraient avoir eu lieu", écrit-il. Or, l'Allemagne pensait s'être mis d'accord avec la France sur Bernard Clappier, alors sous-gouverneur de la Banque de France. "Avec cette nomination, on veut peut-être instaurer un contrepoids aux positions allemandes, pour laquelle l'harmonisation des politiques économiques dispose d'une priorité, étant donné que Pierre Werner a affiché des positions diamétralement opposées. D'un autre côté, on peut avoir l'espoir qu'avec sa nomination, il est neutralisé. Son principal but sera d'obtenir un accord qui porte son nom." Le rédacteur pense, quoiqu'il en soit, qu'il n'est pas possible de s'opposer à la nomination "sans entraîner de disputes" et considère que l'Allemagne doit donner son accord.
Le 5 mars 1970, une nouvelle note du ministère des Finances explique que les Pays-Bas sont eux aussi sceptiques quant à une telle nomination tandis qu'un document de l'ambassadeur d'Allemagne au Luxembourg, retrouvé dans les archives familiales de Pierre Werner, rapporte un entretien avec Pierre Werner qui aurait souligné qu'il était d'accord avec la France et la Belgique pour soutenir "le parallélisme de la démarche dans les domaines monétaire et économique". L'ambassadeur mettait en garde ses autorités que la France, la Belgique et le Luxembourg placent les progrès monétaires en première position. Pierre Werner soulignait que de nombreuses personnalités du monde bancaire allemand jusque dans le Conseil bancaire central étaient d'accord avec lui. Toutefois, l'ambassadeur souligne dans le document son "impression que Werner, qui entretient d'excellentes relations personnelles avec Giscard d'Estaing est fortement influencé de ce côté-là".
L'échange de vœux pour la nouvelle année 1971, issu des archives familiales, entre Pierre Werner et le chancelier Willy Brandt, montre que cette proximité de Pierre Werner avec Giscard d'Estaing ne lui a pas porté ombrage, côté allemand. Le 29 décembre 1970, Pierre Werner avait adressé au chancelier ses vœux "pour le succès de la grande mission politique" et pour que "les initiatives du gouvernement fédéral pour le renforcement de la paix et l'approfondissement de la solidarité internationale puissent être couronnées de succès". "Parmi les œuvres pacifiques qu'il nous est donné de promouvoir dans notre collaboration pleine de confiance, l'œuvre de reconstruction européenne compte avant tout".
Alors que le Conseil doit encore bâtir lui-même son plan en s'appuyant sur le rapport Werner, l'ambassadeur luxembourgeois à Bonn rapporte à Pierre Werner que "le Gouvernement fédéral ira aussi loin que possible dans la voie des concessions à l'égard de la France", à l'issue du sommet franco-allemand les 25 et 26 janvier 1971 à Paris,
Dans sa réponse aux vœux, le 1er février 1971, Willy Brandt fait savoir à Pierre Werner que "pour rencontrer les soucis allemands dus au parallélisme éventuellement manquant entre les progrès économiques et monétaires, le président Pompidou propose une clause de sauvegarde qui permettrait à un Etat membre de se retirer de l'assistance monétaire à un autre Etat membre, s'il ne devait pas être prêt à contrecarrer une chute de sa monnaie par des mesures d'assainissement."
"Une part très importante des travaux de l'année dernière porte votre nom", écrit-il pour mieux l'en remercier. "Je considère le rapport Werner, aujourd'hui comme hier, comme fondamental et montrant la voie à suivre". Le renseignant sur les entretiens qu'il a eus à Paris, il conclut sa lettre en disant : "Vous pouvez être assurés que le gouvernement fédéral fera tout son possible, pour réaliser l'œuvre à laquelle vous avez dédié tant de vos forces."
Le projet "Pierre Werner et l'Europe" se poursuivra, d’une part, en examinant les événements ultérieurs qui ont conduit à l’Union économique et monétaire, notamment à travers la contribution de Pierre Werner et, d’autre part, en revenant sur un certain nombre de questions liées à la construction européenne qui ont mobilisé l’ancien Premier ministre luxembourgeois, telles que la bataille des sièges des institutions communautaires, le compromis de Luxembourg, l'adhésion britannique ou la coopération Benelux.