Le 7 février 2013, l'Avocat général à la Cour de justice de l'Union européenne, Paolo Mengozzi, a présenté ses conclusions à la demande de décision préjudicielle présentée par le tribunal administratif de Luxembourg le 16 janvier 2012 concernant la compatibilité avec le droit de l’Union de la clause de résidence de la loi du 26 juillet 2010 sur l'aide financière de l'Etat pour études supérieures (affaire C20/2).
Cette clause est imposée aux enfants des travailleurs frontaliers pour qu’ils puissent bénéficier d’une aide aux études supérieures, et cela quel que soit le lieu où ils envisagent d’étudier. Le Tribunal administratif de Luxembourg a été saisi de plusieurs recours d’étudiants – représentant quelque 600 autres recours similaires en cours –, enfants de travailleurs frontaliers au Luxembourg qui ont essuyé un refus par les autorités luxembourgeoises de leur accorder l’aide financière au motif qu'ils ne résident pas au Luxembourg. L'audience avait eu lieu le 28 novembre 2012.
Dans le communiqué de presse diffusant ces conclusions, on lit que, selon l'Avocat général, "le Luxembourg peut soumettre à la condition de résidence le versement de l'aide pour les études supérieures aux enfants de travailleurs frontaliers".
Dans ses conclusions, l'Avocat général constate préalablement que la condition de résidence fait l’objet d’une "jurisprudence conséquente" mais que "l'affaire présente deux particularités". Ces dernières tiennent au lieu du litige, à savoir "un État membre dont le marché du travail se caractérise par une forte présence de travailleurs frontaliers" et au fait que la question du droit au financement des études supérieures "est précisément posée en rapport avec les droits que lesdits travailleurs – et non pas les étudiants en tant que tels – tirent du droit de l’Union".
L'Avocat général n'est pas d'accord avec l'Etat du Grand-Duché qui s'est opposé, dans sa plaidoirie, à la qualification de l’aide de l’État aux études supérieures comme un "avantage social" au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 1612/68, "en ce qu’elle serait allouée aux seuls étudiants, considérés en tant qu’adultes autonomes, et sans considération de la situation personnelle de leurs parents".
Il considère au contraire que l'aide aux études supérieures pour les enfants à charge des travailleurs frontaliers constitue un avantage social, et donc que "ceux-ci sont en droit de se prévaloir du principe de non discrimination consacré par le règlement n° 1612/68 relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté".
Ensuite, "la condition de résidence, étant de nature à jouer principalement au détriment des travailleurs migrants et des travailleurs frontaliers ressortissants d'autres États membres ─ dans la mesure où elle est imposée aux étudiants enfants de travailleurs frontaliers ─", elle est "constitutive d'une discrimination indirecte". Toutefois, cette discrimination indirecte est "en principe prohibée, à moins qu'elle ne soit objectivement justifiée, propre à garantir la réalisation de l'objectif en cause et qu'elle n'aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif".
Le gouvernement luxembourgeois invoque un objectif "politique" ou "social" visant à augmenter, de manière significative, la part des résidents du Luxembourg, diplômés de l’enseignement supérieur, et d'assurer la transition de l'économie luxembourgeoise vers une économie de la connaissance. L'Avocat général y reconnaît "un objectif légitime pouvant être considéré comme une raison impérieuse d’intérêt général".
L'Avocat général rappelle que "l'Union européenne a demandé aux États membres de faire des efforts en la matière pour augmenter le pourcentage de jeunes adultes titulaires d'un diplôme de l'enseignement supérieur" et que "cette exigence a particulièrement inspiré le choix que le Luxembourg a fait avec la loi de 2010, en raison du caractère historiquement atypique de sa situation économique". Il étaye ce caractère "atypique": "D'une économie basée sur les industries minières et les aciéries, le Luxembourg a opéré une mutation, suite à leur disparition, en direction d'un développement de l'emploi dans le secteur bancaire et financier." C'est ensuite l'action de l'Union européenne, elle-même, qui, selon l'Avocat général, a rompu cet équilibre. "Par la suite, ce secteur a, même avant la crise financière, connu – et continue à connaître – de fortes menaces, du fait de l'action qui, au niveau de l'Union, a été entreprise pour réduire drastiquement la position avantageuse dont le système bancaire luxembourgeois, par rapport aux systèmes bancaires des autres États membres, jouissait."
Par contre, il conteste l'argument d'une limitation nécessaire de l'octroi de l'aide pour "assurer le financement du système tout en veillant à ce qu’il ne devienne pas une charge déraisonnable, au détriment du niveau global de l’aide aux études supérieures pouvant être octroyée par l'État". "Si la condition de résidence était supprimée, cela aurait pour résultat que tout étudiant sans lien avec la société luxembourgeoise pourrait en bénéficier pour étudier dans n’importe quel pays. Cela encouragerait un vrai tourisme des bourses d’études et constituerait une charge financière insupportable pour l’État du Grand-Duché de Luxembourg qui devrait alors revenir sur le principe même de la portabilité de l’aide", rappelle les conclusions.
Contrairement au gouvernement luxembourgeois, l'Avocat général est "convaincu que l’objectif de politique d’éducation doit être appréhendé de manière séparée de l’objectif budgétaire, même si la détermination des bénéficiaires d’un avantage social a logiquement des incidences sur la charge économique pesant sur l’État". Cependant, l’objectif budgétaire invoqué par le Luxembourg ne constitue pas un motif légitime susceptible de justifier une inégalité de traitement entre les travailleurs luxembourgeois et ceux des autres États membres.
"Le problème est non pas de justifier la discrimination invoquée par les requérants au principal en raison du coût considérable qu’impliquerait la suppression de la condition discriminatoire, mais de vérifier que le but économique poursuivi – la transition vers une économie de la connaissance –, pour lequel l’État du Grand-Duché de Luxembourg a établi ladite pratique discriminatoire, est non seulement sérieusement, mais également effectivement poursuivi et que les coûts pour éviter ladite pratique sont d’une telle ampleur qu’ils rendraient impossible sa réalisation", écrit-il dans ses conclusions. L'Avocat général considère qu'il revient à la juridiction nationale de vérifier que les coûts de cette pratique sont justement d’une telle ampleur.
"Le test du caractère approprié et proportionné du critère utilisé par le gouvernement luxembourgeois pour poursuivre l’objectif légitime est le plus délicat à mener", note-t-il ensuite. Deux séries de problèmes se posent, dit-il, dans cette affaire. D’une part, il constate que "les différentes parties intervenues au cours de la présente procédure ont tiré des conclusions opposées de l’arrêt Commission/Pays-Bas, "notamment à propos du degré d’intégration qu’il serait, ou non, loisible aux États membres d’exiger des bénéficiaires d’une aide aux études supérieures".
Ainsi, il ressort d’une lecture attentive de cet arrêt que la Cour appréhende de façon différente l’appréciation du critère du "certain degré d’intégration" selon qu’elle est menée en rapport avec un objectif légitime de nature économique ou en rapport avec un objectif légitime de nature sociale.
Lorsqu’il s’agit de restreindre le nombre des bénéficiaires d’une aide aux études supérieures pour des raisons économiques, en invoquant le caractère supportable du financement de cette aide, la Cour fonde son analyse sur la notion de travailleurs migrants ou frontaliers. Elle constate qu’ils sont par nature, par le seul fait qu’ils aient accédé au marché du travail de l’État, économiquement intégrés à la société de cet État, qu’ils participent au financement de ses politiques sociales et que, en conséquence, imposer une condition de résidence de trois ans afin de pouvoir bénéficier d’un avantage de type social est inapproprié.
En revanche, lorsqu’il s’agit de restreindre le cercle des bénéficiaires d’une aide aux études supérieures pour des raisons d’ordre plutôt social, l’intégration économique du parent travailleur frontalier ne vaut pas nécessairement, automatiquement, intégration sociale des membres de sa famille.
"Dès lors, autant la condition de résidence de trois ans a été jugée inappropriée s’agissant de vérifier l’intégration économique du travailleur frontalier, autant cette même condition a été jugée appropriée par la Cour lorsqu’il s’agit de s’assurer du rattachement social de l’étudiant."
L'Avocat général considère ainsi qu'il manque "certaines informations, à mon sens essentielles" et que la Cour "pourra (…) difficilement se prononcer définitivement sur le caractère approprié et proportionné de la législation nationale", dit-il. Un certain nombre d’éléments méritent, dans le contexte de la présente affaire et précisément pour tenir compte des spécificités du système – et surtout du marché du travail – luxembourgeois, quelques approfondissements. Il suggère à la Cour d'indiquer au juge national les critères pour vérifier que cette condition soit appropriée et proportionnée à l'objectif d'assurer la transition de l'économie luxembourgeoise vers une économie de la connaissance.
Si la Cour, comme il l'y invite, admet qu’un État membre peut prendre des mesures pour favoriser l’accès de sa population à l’enseignement supérieur pour ensuite intégrer et enrichir le marché du travail luxembourgeois, l'Avocat général considère que la condition de résidence est appropriée à garantir l’objectif poursuivi. Il appartiendra alors à la Cour de vérifier "le caractère proportionné de la condition de résidence".
"La question centrale est celle de savoir si seule une exigence de résidence préalable peut assurer à l’État du Grand-Duché de Luxembourg un minimum de 'retour sur investissement', si j’ose dire, une probabilité raisonnable que les bénéficiaires de l’aide retourneront s’installer au Luxembourg et se mettre à disposition de son marché du travail, en vue de contribuer à la nouvelle dynamique économique du pays". Il faut pour ce faire, indiquer à la juridiction de renvoi deux séries d’analyses.
La première analyse consiste à vérifier que le test opéré par les autorités nationales lorsqu’elles ont à statuer sur une demande de résidence, en l’absence de durée minimale imposée, présente une nature non purement formelle mais suffisante à faire exister une raisonnable probabilité de la disponibilité du demandeur à s’insérer dans la vie économique et sociale luxembourgeoise.
Ensuite, l'Etat luxembourgeois défend la clause de résidence en se reposant sur le fait que "les résidents luxembourgeois présenteraient ainsi, avec la société luxembourgeoise, un lien permettant de présumer, qu’après avoir bénéficié d’un financement luxembourgeois de leurs études suivies à l’étranger le cas échéant, ils rentreraient pour mettre leurs connaissances au profit du développement de l'économie nationale".
Or, la seconde analyse est liée au fait que l’aide aux études supérieures prévue par la législation luxembourgeoise est une aide portable et que, en tant que telle, elle peut être utilisée en dehors du pays qui l’octroie, avec la conséquence que les étudiants qui en bénéficient peuvent être attirés par le marché du travail du pays où ils effectuent leurs études. "Cette donnée implique que le fait d’être résident au moment de la demande d’aide aux études supérieures (…) ne constitue pas une suffisante probabilité raisonnable de leur retour dans l’État qui a octroyé l’aide". Ainsi, il faut vérifier si la poursuite d’une transformation de l’économie luxembourgeoise en une économie de la connaissance a été effectivement accompagnée par des actions publiques visant à développer concrètement de nouvelles perspectives d’emploi en ce sens, et cela non seulement dans les secteurs pour lesquels le Grand-Duché de Luxembourg offre des possibilités de formations supérieures, mais également dans les autres secteurs.
"Pour établir la satisfaction du critère de proportionnalité, il n’est pas suffisant de vérifier les caractéristiques de la mesure spécifique et de l’objectif poursuivi, mais il faut également examiner la façon concrète dont on agit pour la réalisation de celui-ci", explique encore l'Avocat général.
Ces conclusions ont provoqué dans la foulée les réactions de l'Etat et des syndicats. Le ministre de l'Enseignement supérieur, François Biltgen, est resté laconique, et a fait savoir par communiqué de presse qu'il "ne commentera à ce stade pas les conclusions de l’Avocat général et renvoie par ailleurs à la plaidoirie, qu'il avait rendue publique le 18 juin 2012. L'heure est à l'analyse de conclusions qui "soulèvent un certain nombre de questions nécessitant réponse".
Le syndicat chrétien LCGB reste lui aussi prudent. Dans un communiqué essentiellement informatif, il énumère les trois aspects distincts abordés par les conclusions de l'Avocat général : l’existence ou non d’une discrimination, la légitimité ou non de l’objectif poursuivi et le caractère approprié et proportionné ou non de la condition de résidence. Le LCGB " attend la décision finale de la Cour Européenne et maintient sa position sur le dossier ainsi que sa revendication d’un traitement équitable entre tous les travailleurs".
Le syndicat indépendant OGBL s'avance un peu plus en faisant remarquer que "l’Avocat général n’a donc nullement validé la pratique discriminatoire du gouvernement", mais le caractère appropriée et nécessaire de la mesure pour atteindre l’objectif légitime poursuivi.
"Quant au problème de la requalification des aides financières en allocations familiales (abolies pour les étudiants de l’enseignement supérieur et réintroduits, mais pour les résidents seulement, sous la forme d’aides financières) soulevé lors des débats devant le tribunal administratif, il n’a pas été abordé par l’Avocat général, mais il a été réservé par le tribunal administratif, de sorte que ce débat n’est pas encore clos définitivement", fait par ailleurs remarquer l'OGBL.