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Droits fondamentaux, lutte contre la discrimination - Emploi et politique sociale
Projet de réforme de la loi sur la jeunesse - Le Conseil d’Etat estime que les "chèques-services accueil" pourraient, comme les bourses d’études, être considérées comme "indirectement discriminatoires", vis-à-vis des travailleurs frontaliers
22-03-2013


Le logo du Conseil d'EtatEn mars 2012, le gouvernement luxembourgeois a déposé un projet de loi portant modification de la loi du 4 juillet 2008 sur la jeunesse.Suivant les recommandations de l’OCDE sur la qualité des services d’éducation et d’accueil pour enfants et la recommandation du Conseil de l’Europe sur l’accueil de jour des enfants, ce texte entend améliorer la qualité de "l’éducation non formelle", dans le but de renforcer l’intégration des jeunes.

Pour garantir l’accès de tous à cet accueil éducatif extrafamilial et extrascolaire, le gouvernement s’appuie sur le chèque-service accueil. Institué par le règlement grand-ducal du 13 février 2009, il profite actuellement à 45 000 enfants résidents de moins de 13 ans. Le projet de loi précise la gestion de ce dispositif  et introduit la notion de prestataire de chèque-service accueil.

Dans son avis sur ce projet de loi rendu le 22 mars 2013, le Conseil d’Etat réserve la majeure partie des "considérations générales" de son avis à cet instrument de justice sociale qui trouve dans cette proposition législative une nouvelle base légale.

L’attribution du chèque-service accueil dépend entre autres de "la situation de l’enfant (…) aussi bien la situation de revenu du ménage dans lequel il vit que sa situation sociale", comme on lit dans le texte de loi. Il n’est toutefois ouvert qu’aux enfants résidant au Luxembourg. Et c’est justement ce dernier point qui inquiète le Conseil d’Etat, dans le contexte de l’affaire C-20/12 auquel doit déjà faire face l’Etat luxembourgeois au sujet de la clause de résidence concernant l’allocation d’aides aux études supérieures.

Les arguments juridiques du Conseil d’Etat

Parmi les organisations professionnelles qui ont émis leur avis sur le projet de loi, seule la Chambre des fonctionnaires et employés du public avait abordé le sujet avant le Conseil d’Etat. "L’on peut se poser la question si les aides ne tombent pas sous la dénomination générale des prestations sociales prévues au règlement (CE) n° 883/2004 ou sous le règlement (CEE) n° 1612/68 relatif à la libre circulation des travailleurs", avait-t-elle écrit succinctement.

Le Conseil d’Etat va beaucoup plus loin sur le sujet. Il décrit en détail le fonds du problème juridique, fournit les arguments qui pourraient être opposés à l’Etat luxembourgeois et imaginent les parades qui pourraient leur être exposées pour finalement conclure de manière tranchante : "Il vaudrait mieux reprendre tout le système du chèque-service accueil sur le métier."

Le débat juridique commence d’abord par la définition de la nature des aides fournies par le chèque service accueil : sociale ou familiale. Devant particulièrement profiter aux enfants exposés au risque de pauvreté et impliquant une participation financière plus faible pour les parents à revenu moindre, selon des critères établis par la loi et ses règlements d’exécution, ces aides pourraient être considérées comme prestation de sécurité sociale tombant sous l’emprise du règlement (CE) n° 883/2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, imagine le Conseil d’Etat. En effet, ce règlement s’applique aux branches de la sécurité sociale qui concernent entre autres les "prestations familiales", définies en son article 1er comme "toutes les prestations en nature ou en espèces destinées à compenser les charges de la famille, à l’exclusion des avances sur pensions alimentaires et des allocations spéciales de naissance ou d’adoption».

Le Conseil d’Etat met en garde contre les arguments juridiques qui pourraient être opposés à l’Etat qui pourrait contester, en s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne, que la différence pour considérer des prestations comme exclues ou au contraire visées par le règlement de 2004 et le  règlement (CEE) N° 1408/71 "repose essentiellement sur les éléments constitutifs de chaque prestation, notamment ses finalités et conditions d’octroi, et non pas sur le fait qu’une prestation est qualifiée ou non par une législation nationale comme prestation de sécurité sociale".

Le Conseil d’Etat rappelle ensuite différentes jurisprudences de la Cour de la Justice de l’Union européenne. Il y a d’abord la jurisprudence découlant des affaires C-78/91, Rose Hughes contre Chief Adjudication Officer, Belfast; C-245/94 et C-312/94, Ingrid Hoever et Iris Zachow contre Land Nordrhein-Westfalen, qui assimile à une prestation familiale, "une prestation dont la fonction est de compenser des charges de la famille et qui est accordée ou refusée au demandeur sur base de critères objectifs et légalement définis, à savoir son patrimoine, ses revenus, le nombre d’enfants dont il a la charge, en dehors de toute appréciation individuelle et discrétionnaire de ses besoins personnels". Par ailleurs, le Conseil d‘Etat précise que les termes "compenser les charges de famille" doivent être interprétés, selon la Cour de Justice de l’Union européenne, en ce sens qu’ils visent notamment "une contribution publique au budget familial, destinée à alléger les charges découlant de l’entretien des enfants". Ainsi, dans l’affaire C-333/00 du 7 novembre 2002 (Maaheimo c. Finlande), la Cour de Justice de l’Union européenne a estimé "que l’allocation de garde d’enfants à domicile doit être regardée comme une prestation familiale" au sens de l’article 4 du règlement n° 1408/71.

Certes, "on pourrait argumenter que l’aide n’est pas payée à son bénéficiaire, en l’espèce l’enfant, mais au prestataire de service qui accueille l’enfant; qu’elle n’est pas non plus accordée automatiquement puisqu’elle ne sera accordée que si le bénéficiaire trouve une place auprès d’un prestataire dûment agréé et qu’elle dépend donc des disponibilités notamment au niveau des communes. Tous ces éléments pourraient être avancés pour démontrer que le chèque-service accueil n’est de facto pas une prestation familiale au sens du règlement (CE) n° 883/2004", concède le Conseil d’Etat.

Pour ce dernier, l’absence d’automatisme est le contre-argument le plus pertinent. Néanmoins, "dès qu’une place est disponible et que les critères définis par les textes légaux et réglementaires sont remplis, le bénéficiaire peut prétendre aux allégements financiers procurés par le système du chèque-service accueil", ce qui "pourrait militer en faveur d’une qualification de prestation familiale, dit-il.

Le fait que les chèques-service accueil sont en réalité payés directement aux prestataires ne saurait par contre aux yeux du Conseil d’Etat être retenu comme argument pour éviter une qualification de "prestation familiale". En effet, fait-il savoir, la Cour de Justice de l’Union européenne a déjà jugé qu’un versement effectué directement entre les mains d’un organisme dont relevait le bénéficiaire constituait une prestation familiale, car elle se concrétisait par une augmentation du niveau de la pension (affaire C-73/99, V. Movrin). Or, "dans la mesure où le chèque-service accueil payé au prestataire réduit les frais de garde des enfants, il augmente le budget familial, que le chèque-service accueil soit payé au prestataire ou au bénéficiaire".

Il ne serait dès lors pas exclu que le chèque-service accueil soit qualifié par la jurisprudence européenne comme "prestation familiale" au sens du règlement 883/2004. 

Et si cela n’était pas le cas, il pourrait toutefois être considéré comme un "avantage social" au sens de l’article 7, paragraphe 2 du règlement (CEE) n° 1612/68. C’est ce qui est arrivé à l’aide aux études supérieures accordée directement à l’étudiant. Dans son jugement rendu le 11 janvier 2012, le Tribunal administratif de Luxembourg l’a en effet considérée comme un avantage social. "Il est concevable qu’une aide payée en faveur d’enfants pour parfaire leur éducation non formelle soit considérée également comme avantage social", avance le Conseil d’Etat.

Alors, de ce fait,  "la clause de résidence attachée à l’octroi du bénéfice du chèque-service accueil pourrait être considérée, à l’instar de ce que la jurisprudence luxembourgeoise a retenu pour les bourses d’études, ‘ comme indirectement discriminatoire’".

Le Conseil d’Etat puise d’ailleurs dans les conclusions présentées le 7 février 2013 par l’Avocat général à la Cour de justice de l'Union européenne, Paolo Mengozzi, suite à la question préjudicielle présentée par le tribunal administratif de Luxembourg dans cette affaire. Selon l’interprétation avancée par l’Avocat général, "les discriminations indirectes sont en principe prohibées, à moins qu’elles ne soient objectivement justifiées, qu’elles soient propres à garantir la réalisation de l’objectif en cause et qu’elles n’aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif". Ainsi, "cette justification devrait être fournie en cas de litige, si la clause de résidence était maintenue", prévient-il.

Le Conseil d’Etat pose par ailleurs, dans le prolongement de la réflexion, la question de la reconnaissance d’un gestionnaire de service étranger comme prestataire du chèque-service accueil, s’il exerce ses activités à l’étranger.