Le 9 avril 2013, l’Institut Pierre Werner et Europaforum.lu organisaient à Thionville, dans le cadre du festival Frontières, une table ronde dans le cadre du cycle Penser l’Europe. La question posée, "en quelles langues parle l’Europe ?", en soulève un grand nombre et, pour tenter d’y répondre, étaient conviés Heinz Wismann, philosophe et philologue, Martine Reicherts, directrice de l’OPOCE, et Quentin Dickinson, correspondant à Bruxelles pour Radio France. La discussion était modérée par Victor Weitzel, responsable d’Europaforum.lu.
Première étape, les intervenants ont ébauché un tableau de la situation linguistique actuelle au sein de l’UE, qui a actuellement 23 langues officielles, et, dès que la Croatie adhérera, en principe au 1er juillet 2013, 24.
Martine Reicherts, qui a notamment la responsabilité du Journal officiel de l’Union européenne dans ses attributions, a expliqué que la totalité des textes législatifs étaient traduite dans toutes les langues officielles de l’UE, un point sur lequel il n’y a ni exception, ni même discussion. Pour illustrer l’ampleur du travail que cela représente, Martine Reicherts a relaté que le passage à 24 langues officielles implique la traduction et la publication de l’ensemble de l’acquis communautaire en croate, un chantier déjà bien avancé, puisque 100 000 pages ont d’ores et déjà été publiées, bien qu’il en reste encore 50 000 environ.
Ensuite, les institutions européennes ont pour principe, - "sur le papier", précise la fonctionnaire, - d’utiliser trois langues de travail, l’allemand, l’anglais et le français.
En pratique, la réalité dépend grandement des directions générales et services ; ainsi, l’OPOCE a-t-il plutôt le français comme langue de communication, tout simplement parce que sa directrice est francophone.
Le jeudi matin, à la "grande messe", comme elle appelle la réunion hebdomadaire des directeurs généraux de la Commission, les discussions se tiennent aujourd’hui à 98 % en anglais, ajoute Martine Reicherts. Une situation assez nouvelle et liée selon elle à l’arrivée de fonctionnaires issus des nouveaux Etats membres, certes encore très peu nombreux à ce niveau de responsabilité, mais qui ne comprennent pas le français.
Une des institutions qui fait exception à cette prédominance nouvelle de l’anglais reste toutefois la Cour de Justice de l’Union européenne, pour la simple et bonne raison que la langue du délibéré reste le français. Si Martine Reicherts se demande combien de temps cela va durer encore, Quentin Dickinson est lui plus optimiste, car le français reste la langue qui fait foi en cas de différend.
Le journaliste souligne aussi qu’au Parlement européen, "sans l’allemand, on n’est personne". Les Allemands et autres germanophones font en effet des carrières longues au sein de cette institution et on peut noter que non seulement le président du Parlement européen est allemand, ainsi que le secrétaire général d’ailleurs, mais aussi que les présidents des trois principaux groupes politiques sont germanophones : le président du S&D est autrichien, celui du PPE est français et alsacien, tandis que celui de l’ADLE est belge et maîtrise la troisième langue officielle de son pays, en l’occurrence l’allemand.
Quentin Dickinson rappelle que de 1952 à 1973, il n’y avait que six Etats membres et quatre langues officielles : "le français dominait, l’allemand résistait, l’italien se stabilisait et le néerlandais existait", résume le journaliste. La plupart des fonctionnaires connaissaient les quatre langues, au moins de façon passive.
Le passage de 4 à 24 langues officielles est un changement de dimension, note Quentin Dickinson. Et de fait, on est passé de quatre langues de culture in vivo à 23 langues de culture à laquelle s’ajoute une langue de communication qui relève selon du pseudo-anglais jargonnant, ce qu’il appelle "une langue de culture in vitro" pleine de références techniques.
L’usage de cet anglais international explique à ses yeux en partie le fossé qui se creuse entre citoyens et institutions. En plus de donner l’avantage à ceux qui ont l’anglais, "une langue à l’orthographe incertaine et plein d’ambiguïtés", pour langue maternelle, l’usage de cette langue implique un manque total de créativité pour arriver à expliquer l’Europe avec des mots simples. Par ailleurs, si les Français ont une grande familiarité avec le vocabulaire juridique, tandis que les Allemands sont en mesure de comprendre le langage du droit en raison de la construction même de la langue allemande, la langue anglaise a elle engendré un jargon juridique incompréhensible pour le commun des mortels, analyse Quentin Dickinson. Ainsi, une grande partie du jargon européen, qui est juridique, est mal comprise par les Anglais et les Irlandais eux-mêmes. En bref, du point de vue du journaliste, on se retrouve là avec une langue peu utile et peu précise pour communiquer avec le plus grand nombre.
Français et Allemands ont défendu chacun leur langue, plutôt que de défendre la diversité linguistique, explique Martine Reicherts, ce qui a été la meilleure façon de laisser la porte ouverte à la prédominance de l’anglais, une langue qui a l’air simple alors qu’elle est plein de difficultés majeures si on la veut bien parler.
Quentin Dickinson reconnaît qu’Allemands et Français ont commencé un peu tard à proposer des cours de langue à la population "péri-eurocratique" des lobbyistes et journalistes qui gravitent autour des institutions européennes. Mais il observe aussi que ceux qui auraient dû être les propagateurs des cultures véhiculées par leur langue, à savoir les nouveaux venus des derniers élargissements, ne se sont pas pressés pour les défendre. Certains avaient été formés aux Etats-Unis, d’autres trouvaient chic de parler anglais, sans compter ceux qui se sont montrés humbles, tout simplement, rapporte-t-il, regrettant que le grand élargissement de 2004 n’ait pas impulsé une grande découverte et linguistique.
S’il ne perd pas de vue qu’il y a un risque que s’impose une hégémonie du sens en même temps que s’impose une langue, Heinz Wismann, qui observe la situation linguistique au sein des institutions avec une plus grande distance, estime qu’il ne faut pas diaboliser l’anglais international qui est d’usage. Ce n’est après tout qu’une langue de service qui a son utilité sur certains sujets. Si on discute de réalités qui sont les mêmes pour tous les interlocuteurs, cela ne pose pas problème.
Petite nuance apportée au tableau, Martine Reicherts pointe toutefois que même lorsqu’il est question de sujets techniques, comme les quotas laitiers que Heinz Wismann avait cité en exemple, il peut y avoir de sérieux malentendus en utilisant une langue de service. Souvent témoin de négociations en Conseil des ministres, Martine Reicherts se souvient ainsi que lors des débats portant sur l’instauration des quotas laitiers, le ministre italien n’ayant pas compris de quoi il était question, son pays a dû après coup acheter des quotas laitiers à l’Allemagne…
Mais loin de mettre toute la faute sur la langue de service, elle relève qu’elle a pu souvent constater que l’homme est ainsi fait qu’il n’accepte pas de dire qu’il n’a pas compris. Ce qui s’est d’ailleurs vérifié récemment au lendemain de l’accord trouvé sur l’aide financière à Chypre, puisqu’il a fallu trois jours de démenti pour rétablir le calme après que Jeroen Dijsselbloem ait répondu à des journalistes que la solution chypriote serait désormais un "template" pour l’Europe, sans réaliser vraisemblablement qu’il parlait d’un "modèle".
Quant aux difficultés rencontrées par les juristes en raison de divergences de traduction, un problème soulevé dans l’assistance, Martine Reicherts relève que des travaux sont en cours sur les équivalences des termes et des concepts juridiques. Mais là encore, ce n’est pas un problème de mot et de langue, c’est une question de systèmes de droits qui diffèrent. "On bidouille en comparant des choses qui ne sont pas comparables et tant qu’on n’aura pas un système harmonisé, cela risque de durer", observe-t-elle.
Quentin Dickinson, qui dit sa frustration lorsqu’il participe à des réunions au cours desquelles un Estonien parle "estono-anglais" avec un Italien qui lui répond en "italo-anglais", se fait lui aussi l’écho des ambiguïtés et des malentendus qui accompagnent bien souvent les discussions, souvent sur des choses élémentaires, ce qui est synonyme selon lui de perte en efficacité. Il préférerait que l’on fasse appel à des interprètes compétents…
Martine Reicherts, pragmatique, évoque toutefois la question du coût de l’interprétation dans toutes ces langues. S’il reste indispensable de passer par des interprètes au plus haut niveau, cela vaut cependant pour 5 à 10 % des négociations. Pour le reste, elle se veut optimiste et dit faire confiance à la jeunesse qui arrive et qui maîtrise mieux l’anglais, tout en pointant aussi les immenses progrès qui sont faits en matière de traduction et d’interprétation automatique.
Pour Heinz Wismann, il faut distinguer l’usage dénotatif et connotatif des langues et bien comprendre que souvent, on exprime des réalités différentes à travers le filtre des langues historiques, des langues de culture. Ainsi, si pour des questions techniques la langue de service peut suffire, elle ne permet toutefois pas d’accéder à une dimension métaphorique, ni d’exprimer des craintes ou des espérances… "Je suis souvent hanté moi-même par des choses que j’ai du mal à dire en français", témoigne ainsi Heinz Wismann, qui, s’il parle un français remarquable, n’en a pas moins pour langue maternelle l’allemand.
Les langues de culture ont bénéficié de la sédimentation historique, et il est impossible de parvenir à toute intercompréhension dans des domaines relevant des dimensions métaphoriques, ajoute le philologue. Autrement dit, si l’on vit dans la fiction d’une intercompréhension facile, on entre bien vite en contradiction avec ce qui surgit en nous, avec l’affect, et avec le besoin de pouvoir créer dans sa langue.
Heinz Wismann, souvent confronté aux appels d’offre de la Commission dans le cadre du programme cadre de recherche, a tenté d’attirer l’attention de la Commission sur les difficultés qu’il y avait pour les chercheurs à "passer sous les fourches caudines de la formulation du programme cadre". Pour pouvoir espérer obtenir un financement, il faut en effet parsemer son projet de recherche de "clignotants" provenant de ce programme cadre rédigé dans cet anglais international et qui devient un véritable "filtre". "L’originalité des projets de recherche s’en trouve réduite", déplore l’humaniste qui considère pourtant que cette originalité est le bien le plus précieux dans les débats intercommunautaires.
On en arrive à avoir des difficultés de compréhension des motivations profondes des uns et des autres, observe Heinz Wismann, qui, s’il est conscient des indéniables succès du projet européen, estime qu’une grande frustration domine les institutions. L’Europe ne permet de plus de faire comprendre ce qui nous motive dans notre individualité, qu’elle soit personnelle ou collective. Et l’on risque donc de détourner les intelligences créatrices du projet européen, ce qu’il voit comme un risque fatal.