Le 14 juin 2013 aura lieu à Luxembourg une réunion du Conseil Affaires étrangères au cours de laquelle les ministres européens du Commerce extérieur devront valider le mandat de la Commission européenne pour négocier un vaste accord de libre-échange avec les États-Unis, appelé partenariat transatlantique sur le commerce et l'investissement. Le plus grand enjeu de cet accord est la convergence des normes et réglementations. Pour la Commission, 80 % du total des gains potentiels de richesse tirés de l’accord commercial proviendraient de la réduction des coûts liés aux démarches administratives et aux réglementations ainsi que de la libéralisation du commerce de services et des marchés publics. Lors de la présentation du mandat de négociation, le commissaire au Commerce extérieur, Karel De Gucht, avait assuré que les négociations se feraient "dans le respect de la Politique agricole commune (PAC) et de l'exception culturelle française", affirmant notamment que pour "la Commission, la diversité culturelle est un atout et une valeur à défendre ".
En fait, s'il protégeait l'exception culturelle, le projet de mandat de la Commission incluait les services audiovisuels pour donner à l'exécutif européen une marge de manœuvre dans ses négociations futures avec des États-Unis qui ne fixent aucune ligne rouge. Or, 14 Etats membres – France, Allemagne, Autriche, Belgique, Bulgarie, Chypre, Espagne, Hongrie, Italie, Pologne, Portugal, Roumanie, Slovaquie et Slovénie - voudraient que les services audiovisuels soient eux aussi exclus de du mandat. La France envisage même d'opposer son veto au mandat si le secteur audiovisuel n'est pas exclu du champ de négociation, et ce au nom du respect de l'exception culturelle. Par ailleurs, le Parlement européen, a, le 23 mai 2013, exigé d'exclure lors d’un vote non-législatif les services culturels et audiovisuels du mandat de négociation, dont les services en ligne, afin de protéger la diversité culturelle et linguistique des pays de l'UE.
La Présidence irlandaise a réagi et a amendé le projet de mandat de manière telle qu’il n'exclut toujours pas l'audiovisuel du champ des négociations, mais tente de fixer des lignes rouges autour du secteur et le maintien des protections nationales. Les subventions au secteur audiovisuel et les quotas seraient protégés et pourraient ensuite être adaptées aux nouveaux modes de diffusion, tels que la vidéo à la demande ou la télévision sur internet, de sorte que l'UE et ses États membres auraient aussi la possibilité d'adapter la législation à l'évolution de l'environnement numérique, en référence aux nouveaux modes de diffusion, notamment sur Internet.
Un des enjeux est la protection des quotas obligatoires de diffusion télé pour les œuvres nationales et européennes, protégés par la directive "services audiovisuels", pour lesquels la Commission ne remet pas en cause des seuils minimaux qui atteignent 50 % pour la plupart des États membres et, pour la France 60 % à 70 %, respectivement pour les chaînes privées et publiques. Ici, la Commission voudrait des seuils limités pour disposer d’une marge de manœuvre face à Washington.
Un autre enjeu est la vidéo à la demande. La directive n'impose pas un seuil minimal de diffusion, la France impose des quotas de 60 % pour les œuvres européennes et de 40 % pour les œuvres francophones, mais pas les autres États membres.
Viennent ensuite les contenus diffusés en ligne. La crainte existe que les géants américains de l'industrie de l’Internet s'emparent du marché européen dans quelques années. C’est pour avoir une marge de manœuvre vis-à-vis de Washington que la Commission veut de la flexibilité pour les nouveaux médias.
La tactique de négociation consistant à inclure les services audiovisuels dans le mandat tout en garantissant l'exception culturelle ne fait en tout cas pas l’affaire des représentants des secteurs de la création, production et diffusion cinématographique et audiovisuelle luxembourgeois qui ont publié une lettre ouverte dans laquelle ils "s'inquiètent fortement de la position que le gouvernement luxembourgeois pourrait prendre lors du Conseil des ministres du 14 juin à propos du mandat à donner à la Commission européenne pour les négociations de libre-échange avec les Etats-Unis."
Dans cette lettre, ils "appellent le gouvernement à prendre clairement position en faveur d'une exclusion totale du secteur audiovisuel du mandat de négociation à donner à la Commission européenne" et se réfèrent entre autres au vote du 23 mai du Parlement européen, qui a par "une majorité écrasante voté en faveur de l'exclusion totale du secteur". Ils ne font guère confiance à la stratégie 'de la ligne rouge' de la Commission "qu'aucune concession ne serait faite par rapport à la situation actuelle garantissant la liberté de chaque pays de réglementer et de soutenir sa culture au meilleur intérêt des citoyens". Pour les signataires (ALTA - Association luxembourgeoise des techniciens de l'audiovisuel, FLEC - Fédération luxembourgeoise des exploitants de cinémas Asbl, D'Filmakademie, LAPS - Association luxembourgeoise des réalisateurs et scénaristes et ULPA - Union luxembourgeoise de la production audiovisuelle), "le commissaire De Gucht a cependant déjà franchi la ligne rouge en statuant expressément que les services 'online' devraient faire partie des négociations". Pour les signataires, "si l'Europe suit cette ligne, ce seront bientôt exclusivement les géants états-uniens de diffusion par nouvelles technologies qui décideront quelles œuvres seront promues de manière privilégiée voire exclusive".
Pour eux, "les nouvelles technologies apportent des opportunités nouvelles et dynamiques, également pour la création en Europe. Elles doivent donc être poussées par les pays européens, ceci dans un cadre assurant la pérennité de la diversité culturelle qui caractérise, et a toujours caractérisé la création dans l'industrie culturelle du cinéma et de l'audiovisuel en Europe. Les capacités économiques du financement même des œuvres audiovisuelles européennes sont basées sur la diversité culturelle et territoriale et seront fortement mises en cause si le secteur audiovisuel n'est pas totalement exclu des négociations de libre-échange." D’où leur appel au gouvernement : "Ne sacrifiez pas tout le secteur sur l'autel du rêve d'un marché unique qui n'existera jamais tel quel pour la culture dont la richesse consiste précisément en sa diversité. La culture n'est pas une marchandise!"
Nico Simon, le directeur général du groupe Utopia qui gère 90 écrans au Luxembourg, en Belgique, en France et aux Pays-Bas et qui vient d'être nommé président de l'association Europa Cinémas, s’est dit dans une interview publiée par le Wort du 12 juin 2013 "assez inquiet car même si les ministères de la Culture et des Communications ont pris position en faveur de celle-ci, il se dit dans les réseaux européens que le Luxembourg serait aux côtés de l'Allemagne et du Royaume-Uni qui plaident pour une position libérale en la matière". Et il ajoute : "Je ne sais pas quel sera l'arbitrage du Ministère des Affaires étrangères et du Premier ministre." Le grand risque est pour lui "que les Etats-Unis exigent la fin du système des aides à la production et à la distribution en Europe", alors que cette branche de l’audiovisuel "ne peut pas faire le poids face aux majors de Hollywood, ou face aux nouveaux acteurs comme Google ou Netflix". Et de continuer : "Cela signifie que sans soutien public de l'Europe ou des Etats membres, il n'y aura quasi plus de films européens. Franchement, je ne veux pas me retrouver dans quelques années dans une situation où je ne diffuserai plus que des films américains dans mes cinémas."
Le député Henri Kox a publié le 12 juin 2013 un communiqué dans lequel il critique le président de la Chambre des députés, Laurent Mosar, pour avoir refusé que le caractère urgent d’une question parlementaire datée du 6 juin 2013 dans laquelle il demandait au gouvernement d’expliquer sa position en amont du Conseil du 14 juin 2013. Résultat, le gouvernement ne devra s’expliquer que dans un mois, et donc après ce Conseil des ministres de l’UE. "Pour Déi Gréng, il est totalement inacceptable que le président du Parlement se laisse instrumentaliser par le gouvernement et décide de ne pas reconnaître l’urgence du débat sur un accord international d’une envergure énorme", lit-on aussi.
Le président de Déi Gréng, Christian Kmiotek, a déclaré quant à lui : "Les conséquences découlant de ces négociations nous concerneront tous et si l’Europe n’exclut pas d’office plusieurs secteurs sensibles, les conséquences seront néfastes dans de nombreux domaines. Nous revendiquons clairement l’exception culturelle européenne, donc l’exclusion de l’audiovisuel et de la culture des négociations. Mais il existe aussi de nombreux autres secteurs sensibles tels que nos services publics, l’agriculture et les OGM, l’alimentation, la santé et même la protection des données !"
La culture et l'audiovisuel n'ont "pas vocation" à se trouver dans le champ des négociations sur un accord de libre-échange entre les Etats-Unis et l'Europe, a affirmé de son côté le 12 juin 2013 le président de l’UER, Jean-Paul Philippot. Au nom de la protection de la diversité culturelle en Europe, l'UER, qui représente les radios et télévisions publiques de 56 pays, "rejoint la position de acteurs du cinéma et de l'audiovisuel" pour réclamer l'exclusion de ces chapitres des futures négociations avec Washington, a déclaré à l'AFP Jean-Paul Philippot, qui dirige par ailleurs la radio-télévision belge francophone RTBF. "Nous ne sommes pas contre les échanges commerciaux", assure M. Philippot, avant de souligner l'inégalité du contexte et des forces en présence de part et d'autre de l'Atlantique. "Les Etats-Unis ont un marché homogène, notamment linguistiquement, alors que l'Union européenne est fondée sur la sauvegarde de sa diversité", a-t-il expliqué. "Les Etats-Unis exportent en Europe 7,5 milliards de dollars de services audiovisuels, tandis que l'UE n'en exporte chez eux que 1,8 milliard de dollars", a rappelé le président de l'UER. "En 2010, la part de marché des films européens aux Etats-Unis était de 6,5 %, pour 61,4 % de part de marché des films américains en Europe".
L’UER craint que la libéralisation des échanges entre les deux blocs ne débouche sur une remise en question des aides à la production ou des quotas d'œuvres européennes. La principale crainte est que ces moyens de défense de la diversité ne puissent pas s'appliquer aux nouveaux modes de diffusion, tels que la télévision sur Internet ou la vidéo à la demande (VOD), appelés à jouer un rôle prépondérant dans les prochaines années.