Dans sa réunion du 11 février 2014, le Conseil Affaires générales a eu un échange de vues au sujet de la situation politique et juridique créée par la votation du peuple suisse, survenue deux jours plus tôt, en faveur d’une initiative populaire "contre l’immigration massive", appelant notamment à une limitation de l’immigration des citoyens de l’UE et empêchant de conclure tout traité international qui n’irait pas dans ce sens. Une analyse juridique, présentée en début de Conseil, a confirmé que l’introduction de quotas sur l’immigration de citoyens de l’UE heurtait bel et bien le principe de la libre circulation des personnes régie par un accord signée entre la Suisse et l’UE en juin 1999 à Luxembourg.
Le Conseil n’a pas discuté de sanctions mais a soutenu la déclaration faite par la présidence grecque en son nom et consultable dans les conclusions provisoires du Conseil Affaires générales, qui se présente comme suit : "Le Conseil de l’UE respecte la procédure démocratique interne de la Suisse et l’issue du référendum. D’autre part, le Conseil attend que la Confédération suisse honore à l’avenir ses obligations découlant de ses accords et traités avec l’UE ou dans le cadre du droit public international. Les quatre libertés fondamentales font partie intégrante des relations entre l’UE et la Suisse. Le marché intérieur et ses quatre piliers sont indivisibles." Pour rappel, les quatre piliers du marché unique, nommés aussi les "quatre libertés", sont la libre circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux.
La "clause guillotine", dont l’existence fut rappelée par le ministre luxembourgeois des Affaires étrangères, Jean Asselborn, au lendemain de la votation, se contente de lier le destin de l’Accord sur la libre circulation des personnes entre l’UE et la Suisse au destin de six autres accords bilatéraux, avec lequel il forme le paquet "Accords bilatéraux I".
Cette "clause guillotine" est en fait l’article 25 de l’Accord sur la libre circulation des personnes, signé le 21 juin 1999 à Luxembourg. Voici la reproduction intégrale de l’article en question :
"(1) Le présent accord sera ratifié ou approuvé par les parties contractantes selon les procédures qui leur sont propres. Il entrera en vigueur le premier jour du deuxième mois suivant la dernière notification du dépôt des instruments de ratification ou d'approbation de tous les sept accords suivants:
(2) Le présent accord est conclu pour une période initiale de sept ans. Il est reconduit pour une durée indéterminée à moins que la Communauté européenne ou la Suisse ne notifie le contraire à l'autre partie contractante, avant l'expiration de la période initiale.7 En cas de notification, les dispositions du paragraphe 4 s'appliquent.
(3) La Communauté européenne ou la Suisse peut dénoncer le présent accord en notifiant sa décision à l'autre partie contractante. En cas de notification, les dispositions du paragraphe 4 s'appliquent.
(4) Les sept accords mentionnés dans le paragraphe 1 cessent d'être applicables six mois après la réception de la notification relative à la non reconduction visée au paragraphe 2 ou à la dénonciation visée au paragraphe 3."
Interrogé par le Tageblatt à l’issue du Conseil, le ministre luxembourgeois des Affaires étrangères, Jean Asselborn, a qualifié le débat de "très ouvert". Il a souligné que l’initiative revenait désormais à la Suisse. Juridiquement, "seules les actions concrètes comptent, pas les intentions", a-t-il dit. Politiquement, l’UE agira, "quand la Suisse s’adressera à nous, non l’inverse. La balle est dans le camp de la Suisse", a poursuivi le ministre.
Le gouvernement suisse doit notamment préciser ce qu’il compte faire par rapport à l'extension de l’accord de libre circulation des personnes avec l'UE aux citoyens croates, rendu nécessaire par l’entrée de la Croatie dans l’UE le 1er juillet 2013. Le Conseil Affaires générales a approuvé, dans sa réunion du 11 février 2014, cet accord trouvé à l’automne 2013, et que la Suisse devait en théorie signer en mars 2014. Mais le texte de la votation souhaite interdire à la Suisse de conclure des traités internationaux contraires à un plafonnement de l’immigration. La même clarification devra être apportée en ce qui concerne les accords "Recherche" ou "Erasmus", conditionnés à cette extension de la libre circulation aux citoyens croates. Europaforum.lu tiendra ses lecteurs informés dès que la réaction du gouvernement suisse sera connue.
La Commission européenne a pris une première décision suite à la votation du 9 février 2014 en faisant savoir à la Suisse, le 11 février 2014, qu’elle gelait les négociations techniques de l’accord UE/Suisse sur l’électricité, lequel prévoit l’intégration de la Suisse au marché européen de l’énergie. Elle a également annulé une réunion prévue sur ce dossier durant le mois de février. "Nous attendons de voir comment la Suisse va tirer les conséquences du vote de dimanche, concernant le respect de l'accord bilatéral sur la libre circulation, en sachant qu'il y a un lien évident entre cet accord et d'autres accords avec la Suisse", a déclaré dans ce contexte une porte-parole de la Commission européenne selon des propos rapportés par l’Agence Europe. D’ailleurs, l’issue de cet accord sur l’électricité était déjà suspendue à la conclusion d’un accord-cadre institutionnel, souhaité par l’UE, qui devait incorporer l'acquis de tous les accords sectoriels déjà conclus et exiger la reprise par la Suisse de l'acquis sur le marché intérieur de l'énergie. Le Conseil Affaires générales du 11 février 2014 a aussi approuvé le mandat pour cet accord sur le cadre institutionnel.
Dans un communiqué de presse diffusé le 11 février 2014, la Confédération européenne des syndicats (CES) partage la vision du Conseil, selon laquelle les quatre libertés allaient ensemble. Elle dit respecter la décision démocratique des citoyens suisses, mais estime qu’elle "remet en cause (…) l’ensemble de la relation entre l’UE et la Suisse". "Le droit à la libre circulation est une partie de nos droits de la même manière que la libre circulation du capital, des biens et des services", dit le CES. "Il n’est pas possible de changer les règles sur la liberté de mouvement et de garder intacts les autres droits qui font partie des accords avec la Suisse."
Pour la Confédération, les institutions européennes doivent préparer "une réponse ferme et proportionnée" à l’action que les autorités pourraient prendre pour appliquer cette décision. La secrétaire générale de la CES, Bernadette Ségol, s’est plus particulièrement alarmée de la récupération politique du vote suisse. "Malheureusement des politiciens de droite essaient d’utiliser le référendum suisse pour prendre aux citoyens de l’UE leurs droits et restreindre l’UE à une zone de libre échange", a-t-elle dit.
A noter que, le 11 février 2014 en soirée, la Commission européenne a publié un Mémo sur les liens entre la Suisse et l’UE, dans lequel il est rappelé que l'UE est le partenaire commercial le plus important pour la Suisse, représentant 78 % de ses importations et 57 % de ses exportations de marchandises en 2011. On y apprend également que plus d’un million de citoyens de l’UE vivent en Suisse et 230 000 frontaliers européens s’y rendent chaque jour, tandis que 430 000 Suisses vivent dans l’UE.
La pierre angulaire des relations entre l’UE et la Suisse est constituée par l’accord de libre-échange de 1972. Les "accords bilatéraux I" dans la balance ont été négociés après le rejet de l’intégration à l’Espace économique européen par le peuple suisse en 1992, explique par ailleurs ce mémo.