Le 9 février 2014, les électeurs suisses ont voté, à une très courte majorité de 50,3 % des suffrages exprimés, en faveur d’une initiative populaire intitulée "Contre l'immigration de masse", qui exige le retour à une politique autonome de migration, comme celle qui avait cours en Suisse avant l’entrée en vigueur de l’Accord de libre circulation conclu avec l’UE.
Cette initiative avait été lancée le 25 juillet 2011 par le parti politique Union démocratique du Centre (UDC), un parti dit de droite populiste qui se présente sur son site internet en défenseur d’une "particularité politique dont les piliers sont l’indépendance, le fédéralisme, la démocratie directe, la neutralité permanente et armée et la subsidiarité". 56 % des inscrits se sont déplacés dans les bureaux de vote pour s’exprimer sur ce texte, en ce jour de "votation", comportant également une consultation sur une seconde initiative populaire à l’intitulé tout aussi explicite "Financer l'avortement est une affaire privée - Alléger l'assurance-maladie en radiant les coûts de l'interruption de grossesse de l'assurance de base" et sur un arrêté fédéral portant règlement du financement et de l'aménagement de l'infrastructure ferroviaire.
En Suisse, le résultat de la votation a rappelé le score égal (mais avec un taux de participation alors bien supérieur, de 76,3 %) lors de la votation du 6 décembre 1992, lorsque les Suisses avaient rejeté leur intégration à l’Espace économique européen, contre laquelle avait déjà fait campagne l’actuel leader de l’UDC, Christoph Blocher.
En pointant du doigt l’immigration, l’UDC désignait plus précisément le grand nombre de clandestins, l'augmentation du nombre de requérants d'asile, le regroupement familial jugé trop facile d’accès pour les ressortissants de pays tiers et, surtout, la hausse spectaculaire de l’immigration de citoyens d’Etats membres de l’UE.
Sur ce dernier point, l’UDC pointait du doigt les effets de l’accord de libre circulation adopté en juin 1999 par l’Assemblée fédérale et entré en vigueur le 1er juin 2002, pour les ressortissants des dix-sept Etats membres de l’UE au moment de la conclusion de l’accord. Selon des chiffres publiés par l’administration suisse en juin 2013, durant la période 1991-2001, le solde migratoire net atteignait en moyenne 26 400 personnes par an. Pour la période 2002-2012, un solde net de 63 300 personnes par an, dont 38 400 en provenance de l’UE/AELE, et parmi lesquels figuraient une majorité d’Allemands (16 300) et de Portugais (7 500). Sur les cinq dernières années, l’immigration a été particulièrement forte et a porté le solde migratoire moyen par an à environ 77 000 personnes, dont plus de 70% en provenance de l’UE. Sur une population totale de 8 millions d’habitants, 23 % sont des étrangers.
En 2006, quand l’accord a été étendu aux dix Etats membres ayant adhéré à l’UE au 1er mai 2004, et le 8 février 2009, pour la reconduction de l’accord et l’addition d’un second protocole qui l’étendait à la Bulgarie et à la Roumanie, les Suisses avaient à chaque fois été consultés et s’étaient montrés favorables à ces nouveaux développements du principe de libre circulation des travailleurs dans leur pays. Depuis le 1er mai 2011, seuls les citoyens bulgares et roumains restent soumis à des restrictions globales qui devraient prendre fin au 31 mai 2016. Néanmoins, en 2013, le gouvernement avait déjà restauré des plafonds, en activant, pour au moins un an, la clause de sauvegarde inscrite à l’accord de libre circulation avec l’UE, afin qu’à partir du 1er juin 2013, le nombre de permis de séjour de cinq ans décernés aux citoyens de l’UE soit limité, comme il l’était encore pour les ressortissants de huit nouveaux Etats membres de 2004. "Au moment de l'entrée en vigueur de la libre circulation, qui s'est faite progressivement depuis 2002, les autorités avaient estimé qu'il n'y aurait que 8 000 nouveaux arrivants par an maximum", rappelait d’ailleurs l’AFP dans un article publié après le résultat de la votation.
La campagne de l’UDC a mis en avant non pas l’immigration mais la "démesure" des chiffres de l’immigration, et les conséquences qu’elle occasionnerait sur le pays en de nombreux domaines. Elle constituerait "une menace pour la liberté, la sécurité, le plein emploi, le paysage et la prospérité". Ainsi, l’immigration était rendue coupable de la perte de terres cultivables, du renchérissement des loyers, du boom de la construction, de la pression sur les salaires mais aussi des dépenses sociales qu’elle entraînait pour le pays.
Pour autant, l’UDC disait ne pas exiger ni un gel de l'immigration, ni une résiliation des accords bilatéraux avec l'UE. L’idée de la votation était d’inscrire un nouvel article dans la Constitution fédérale permettant la limitation de l'attribution des autorisations de séjour par des plafonds et des contingents annuels, "fixés en fonction des intérêts économiques globaux de la Suisse", et introduisant la préférence nationale, qui serait accordée, sur le marché du travail, aux ressortissants suisses vis-à-vis des étrangers, comme elle est actuellement donnée aux citoyens suisses et de l’UE vis-à-vis des ressortissants de pays tiers. Les travailleurs frontaliers – 150 000 Français, 60 000 Italiens, 55 000 Allemands, plusieurs milliers d’Autrichiens - feraient aussi l’objet de ces plafonds. Un nouveau critère d'attribution des permis de séjour, celui de la capacité d'intégration, est également envisagé dans ce nouvel article qui prévoit également le droit au regroupement familial et aux prestations sociales puissent être également limités.
Par ailleurs, l'initiative populaire prévoit d'inscrire dans la Constitution fédérale qu'aucun traité international contraire à ce nouvel article ne pourra être conclu et, dans ses dispositions transitoires, que le gouvernement a trois ans pour modifier les traités internationaux contraires à ce nouvel article, dont l'Accord de libre circulation des personnes avec l'UE.
Le Conseil national et le Conseil des Etats suisses avaient rejeté l'initiative. Le Conseil fédéral et le Parlement recommandaient un semblable rejet aux électeurs. "Si la Suisse fait partie des pays les plus compétitifs, c’est notamment grâce à l’immigration", disait le Conseil fédéral dans ses explications d’avant-votation. Et si l’immigration a "des incidences, notamment sur le marché du travail et du logement", "les politiques y font face en mettant en œuvre des réformes internes", poursuivait le Conseil. De même, il mettait en garde contre une "lourde charge administrative supplémentaire". Et il rappelait le fait, "fortement préjudiciable à la Suisse et à son économie", que la dénonciation de l'Accord sur la libre circulation des personnes, impliquerait la caducité automatique de l'ensemble de sept accords, dont il fait partie, qui ont été signés en juin 1999 avec l’UE sous le nom d'Accords bilatéraux I et approuvés le 21 mai 2000 par le peuple suisse avec 67,2% des voix. En plus de la libre circulation des personnes, ces accords règlementent les obstacles techniques au commerce, les marchés publics, l'agriculture, les transports terrestres, les transports aériens et la recherche.
A l’issue de la proclamation des résultats, le président de la Confédération helvétique, Didier Burkhalter, n’a pas fait de mystères sur les conséquences de la votation en soulignant que "l'accord sur la libre circulation des personnes avec l'UE est remis en cause". Il a également rappelé que son pays dispose d'un "système de démocratie directe" et que "le peuple s'exprime", tout en nourrissant l’espoir de trouver une "voie commune" avec l’UE pour les aménagements futurs impliquées par ce vote.
La ministre de la Justice, Simonetta Sommaruga, a déploré un "vote de défiance" mais a admis que "la croissance rapide de la population a créé un malaise", a-t-elle reconnu. Elle a dit que la votation engage le gouvernement à agir dans les trois ans et que ce dernier allait rapidement travailler sur l’application à apporter à cette votation.
Membre de la coalition gouvernementale, le Parti social-démocrate suisse a estimé que la Suisse était désormais embarquée "dans une expérience à l’issue incertaine". "La voie de l’ouverture empruntée avec succès par la Suisse depuis dix ans, parvient abruptement à sa fin", a déclaré le parti.
Au contraire, le parti UDC, auteur de l’initiative, s’est réjoui que "les menaces et tentatives de pression de l'UE n'aient pas impressionné non plus le souverain suisse". L'accord de libre circulation des personnes avec l'UE doit être renégocié et la priorité des travailleurs résidents doit être imposée sur le marché du travail, a-t-il dit. L’UDC a également souhaité "rappeler l'économie à ses devoirs", à savoir ne "pas seulement songer à ses profits à court terme, mais aussi prendre en compte les conséquences de ses actions pour toute la Suisse". L’UDC a également désigné le prochain combat qu’il lie directement à la question de l’immigration, à savoir la votation d’une initiative populaire pour un salaire minimal, soumis aux votes le 28 mai 2014, "qui attirerait encore plus d'immigrants".
Le ministre luxembourgeois des Affaires étrangères, Jean Asselborn, a déclaré sur la radio luxembourgeoise RTL Lëtzebuerg qu’il fallait reconnaître l’expression du peuple suisse, mais aussi craindre cette évolution qui constitue "un moment assez grave dans les relations entre la Suisse et l'UE". Jean Asselborn a rappelé l’existence d’une "clause guillotine", selon laquelle la dénonciation d’un accord entre la Suisse et l’UE entraîne la caducité de tous les autres accords qui définissent les relations très étroites entre la Suisse et l’UE. Jean Asselborn a rappelé que la Suisse a ainsi beaucoup à perdre puisque chaque troisième franc gagné en Suisse a un rapport direct ou indirect avec le marché européen. "L’UE est une organisation qui ne refuse jamais les négociations, mais la liberté de circuler des citoyens ne peut être bradée", a déclaré Jean Asselborn. Elle "ne peut pas être défigurée ou diluée", a-t-il aussi déclaré à la radio allemande SWR.
En France, le Front national (extrême droite), présidé par Marine Le Pen, a salué "la lucidité du peuple suisse" tandis que le chef du parti britannique populiste UKIP, Nigel Farage a parlé d'une "merveilleuse nouvelle pour les amoureux de la liberté et de la souveraineté nationale en Europe". Jean Asselborn dénonce dans ce contexte l’action de l’UDC, et considère que les réactions enthousiastes des populistes européens, tels Le Pen, le dirigeant du FPÖ autrichien Heinz-Christian Strache et le Néerlandais Geert Wilders, indiquent "en quelle compagnie se trouve le parti".
Le ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius, qui a souligné que l'Union européenne allait devoir réviser ses relations avec la Suisse, a fait savoir que la France allait prendre les devants "revoir [ses] relations avec la Suisse". Le vote est "une mauvaise nouvelle à mon avis à la fois pour l'Europe et pour les Suisses, parce que la Suisse refermée sur elle-même, ça va les pénaliser", a-t-il dit.
Dans un communiqué de presse diffusé le jour du vote, la Commission européenne avait dit regretter l’issue de la votation, qui va à l'encontre du principe de libre circulation des personnes entre l’UE et la Suisse. "L'Union examinera les implications de cette initiative sur l'ensemble des relations entre l'UE et la Suisse", a prévenu la Commission, en précisant que "la position du Conseil Fédéral sur le résultat sera aussi prise en compte".
"Vous prenez tout ou vous laissez tout", a résumé la commissaire européenne à la Justice, Viviane Reding, sur BBC Radio 4, le 10 février, résumant ainsi un principe doctrinal de l’UE qui veut que les quatre libertés fondamentales, celles de la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes sont indissociablement liées.
"La balle est désormais dans le camp suisse", a déclaré la porte-parole de la Commission européenne, Pia Ahrenkilde. C’est l’affaire de la Suisse de tirer les conséquences de ce vote. »
Le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, a regretté le vote suisse qui va, selon lui, "créer de nombreuses difficultés pour la Suisse dans beaucoup de domaines". "Cela montre également un peu, que dans ce monde de la mondialisation, les êtres humains ressentent de plus en plus un malaise, vis-à-vis d’une libre circulation sans limites. Je crois que nous devons prendre cela au sérieux", a-t-il aussi prévenu.
"Notre intérêt doit être de préserver une relation entre l'UE et la Suisse aussi étroite que possible de manière à ce que les deux parties, les deux partenaires soient en position de conserver leur propre compétitivité, dans un contexte de concurrence globale", a souligné plus prosaïquement le porte-parole de la chancelière allemande, Steffen Seibert.
"Ce que ce (vote suisse) montre, c'est qu'il y a une inquiétude grandissante quant à l'impact que peut avoir la liberté de circulation" au sein de l'UE, a déclaré un porte-parole du Premier ministre britannique. "C'est pourquoi le Premier ministre et d'autres ministres ont soulevé cette question et vont continuer de le faire avec leurs homologues dans l'UE", a-t-il ajouté.
A chaud, le président du Parlement européen, Martin Schulz, avait appelé à la mesure et à la sérénité dans les relations avec la Suisse : "Contre de telles émotions, le mieux est de garder la tête froide."
L’eurodéputé CDU, Andreas Schwab, élu du Bade-Wurtemberg voisin, ne l’a pas fait, en demandant la fin des relations contractuelles avec la Suisse, comme il l’a dit à la dpa.
Le président du groupe S&D, Hannes Swoboda, a réagi par communiqué de presse, le 9 février 2014, à ce qu’il qualifie de "régression inquiétante". "La Suisse tourne le dos à un des éléments les plus importants de sa relation avec l’UE. Ce choix regrettable a été inspiré par une campagne profondément populiste et nationaliste, attisée par la haine", a-t-il dit. "L’immigration n’est pas une menace mais un bien précieux pour le développement économique et social d’un Etat moderne", a poursuivi l’eurodéputé avant de prévenir que les relations entre l’UE et la Suisse constituent un tout et que "nous ne permettrons pas que l’on y picore au choix."
Le Président du groupe PPE, Joseph Daul, et le vice-président du groupe, Manfred Weber, ont regretté dans leur communiqué "que le gouvernement suisse doive changer la position de son pays sur cette question qui constitue un élément essentiel des relations entre la Suisse et l’UE" car il n’y a, selon eux, "pas de place pour la négociation", dans la mesure où "les règles ne peuvent être changées unilatéralement".
Par une série d'accords conclus dans différents domaines, l'UE entretient avec la Suisse des relations plus étroites qu'avec n'importe quel pays en dehors de l'Espace économique européen (EEE).
La Suisse est le quatrième partenaire commercial de l'UE, tandis que l'UE est le premier partenaire commercial de la Suisse. Plus d'un million de citoyens de l'UE vivent en Suisse et 230 000 Européens se rendent tous les jours en Suisse pour y travailler. Et quelque 430 000 citoyens suisses résident dans l'UE.
Commerce
Les relations économiques et commerciales entre l'UE et la Suisse sont régies par l'accord de libre-échange de 1972, qui a été complété en 1999 par un accord sur le commerce des produits agricoles et, en 2004, par un protocole sur les produits agricoles transformés. D'autres accords couvrent la reconnaissance mutuelle en matière d'évaluation de la conformité et de marchés publics.
En 2011, l'UE a importé 91,2 milliards d'euros de biens suisses (5,4 % du total de ses importations) et exporté vers la Suisse des biens pour une valeur de 121,7 milliards d'euros (7,9 % du total de ses exportations). L'UE représente 68 % du commerce extérieur suisse.
Voyage, séjour et travail
L'UE et la Suisse ont signé en 1999 un accord sur la libre circulation des personnes, qui permet à leurs citoyens respectifs d'entrer, de séjourner et de travailler sur le territoire de l'autre partie.
La Suisse est membre associé de l'espace Schengen et participe pleinement au système de Dublin pour le traitement des demandes d'asile.
L'UE et la Suisse ont également conclu des accords libéralisant leur accès réciproque aux marchés du transport aérien ainsi que du transport routier et ferroviaire de passagers et de marchandises.