Le 11 mars 2014, un débat d’actualité sur la situation en Ukraine a eu lieu à la Chambre des députés.
Le ministre des Affaires étrangères, Jean Asselborn, était tout juste de retour de Kiev, de sa visite de travail au sein d’une délégation du Benelux conduite la veille par le ministre des Affaires étrangères du Royaume des Pays-Bas, Frans Timmermans, et à laquelle participait aussi le ministre des Affaires étrangères belge, Didier Reynders.
A Kiev, les trois ministres du Benelux avaient "rappelé la nécessité de dégager une solution politique durable à la crise ukrainienne en évitant le nationalisme et en se basant sur un dialogue politique inclusif tenant compte de la diversité de la société ukrainienne, des aspirations de tous les Ukrainiens et de la nécessité de respecter les droits de tous les Ukrainiens". Pour promouvoir la désescalade de la situation sur le terrain, les ministres avaient appelé à la mise en place d’un groupe de contact rassemblant les principaux interlocuteurs de la crise, y compris la Russie, afin de renouer un dialogue constructif et mutuellement bénéfique pour tous. Ils avaient souligné "que la solution à la crise en Ukraine devait être fondée sur le dialogue, l'intégrité territoriale, la souveraineté et l'indépendance du pays ainsi que sur le respect rigoureux des normes internationales." Ils avaient également réaffirmé la volonté de l'Union européenne de signer un accord d'association, qui prévoit l'instauration d'une zone de libre-échange approfondie et complète avec l’Ukraine et encouragé les autorités ukrainiennes à poursuivre leurs efforts en vue d'assurer la tenue d'élections libres, à faire avancer la réforme constitutionnelle et à enquêter sur tous les actes de violence qui ont été commis.
Pour Jean Asselborn, les relations avec la Russie étaient, depuis la chute du Mur de Berlin, basées sur la confiance, sur les leçons tirées d’une histoire qui avait appris aux parties que la guerre et la guerre froide sont désastreuses, et sur le respect mutuel. Or, depuis la fin février 2014, il n’est plus question de coopération avec la Russie, mais de sanctions, plus question d’un accord sur un régime de visas, mais de restrictions en la matière, plus question de partenariat, mais de boycott du G8 de Sotchi. Arriver à ce point devrait déclencher toutes les alarmes de ceux qui ont compris l’histoire du 20e siècle. Pour le ministre, il ne peut y avoir de solution militaire ou paramilitaire en Ukraine, ou une solution basée sur le nationalisme et la haine. Tout cela ne peut mener qu’à la catastrophe.
Or, la dynamique négative qui s’est enclenchée depuis le 22 février, jour de la déposition du président Ianoukovytch, entre la Russie et l’Ukraine, entre la Russie et l’UE et entre la Russie et les USA, ne devrait pas être sous-estimée, pense Jean Asselborn.
L’Ukraine n’est pas un pays étranger quelconque pour la Russie. Kiev a été au Moyen Âge la capitale russe et pendant des siècles, les deux pays étaient unis, a rappelé le ministre. Mais aujourd’hui, l’Ukraine est un pays souverain qui appartient aux Ukrainiens qui ont le droit de déterminer eux-mêmes leur destin. La Crimée a été donnée en 1954 à l’Ukraine et fait aujourd’hui partie de l’Ukraine, même si à l’époque, Nikita Khrouchtchev ne pouvait savoir ce qui adviendrait un jour de l’URSS. S’il est vrai que les Ukrainiens de l’Est parlent plus souvent le russe et sont orthodoxes et que l’Ouest est plutôt catholique, mais aussi que la Russie a sa flotte de la Mer noire en Crimée, "il ne faut pas de marteau pour garantir les intérêts russes en Crimée", pense Jean Asselborn et "il n’y a pas de raison de recourir aux arguments militaires, à l’annexion et à la déstabilisation". Pour lui, ce n’est pas vrai non plus qu’il y a eu des attaques contre les Russes en Ukraine. Il n’est pas vrai non plus que le hooliganisme a dominé le Maidan.
Le ministre a ensuite examiné les solutions. "Depuis hier, la Russie semble aller vers des négociations avec les USA, ce que l’UE doit soutenir", a-t-il insisté. Par ailleurs, les élections ukrainiennes du 25 mai devront conduire à la formation d’un gouvernement où toutes les régions et tous les groupes ethniques devront être représentés. Il s’agira par ailleurs d’apporter une aide financière et des investissements afin d’éviter la faillite de l’Ukraine. Pour Jean Asselborn, l’apport de la Russie est ici nécessaire. L’UE a certes retenu, lors de son Conseil européen extraordinaire, un plan en trois phases à l’égard de la Russie. Mais les sanctions ne sont décidément pas l’unique solution pour sortir de cette crise. Et de se réjouir que le Premier ministre ukrainien sera le 13 mars au Conseil de sécurité, dont la Russie est un membre permanent.
Pour Laurent Mosar (CSV), la crise actuelle est "le plus grand défi à l’UE depuis l’écroulement de la Yougoslavie". La rapidité et la dureté avec laquelle la Crimée a été traitée "nous amène dans la logique de la guerre froide". Pour le député chrétien-social, il faut aider l’Ukraine et recommander à sa nouvelle direction de respecter les intérêts des Russes et de la Russie. Reste que l’annexion de la Crimée viole toutes les règles du droit international et de la Constitution ukrainienne qui interdit les référendums régionaux. Elle doit par conséquent être refusée par l’UE. Mais s’il est juste de critiquer la Russie pour son non-respect des droits de l’homme dans certains domaines, dont la presse, la liberté d’expression ou son attitude vis-à-vis des homosexuels, il ne faut pas la diaboliser, mais essayer de la comprendre. Car c’est l’incompréhension qui isole ce pays dont les citoyens se sentent, pour Laurent Mosar, méprisés par les Européens. Les sanctions ou une intervention militaire ne peuvent être envisagés qu’en dernière option. Le CSV plaide en tout cas pour "la diplomatie comme thérapie de l’entretien" et recommande de ne pas rompre le contact.
Laurent Mosar a cité Henry Kissinger au sujet de l’Ukraine, pour qui ce pays ne devra pas être obligé de choisir entre l’Ouest et l’Est, d’être un avant-poste de l’UE ou de la Russie, mais l’Ukraine devra devenir "un pont entre les deux".
Marc Angel (LSAP), qui a été au Maidan, a critiqué le système Ianoukovytch, a loué le gouvernement ukrainien pour avoir écarté l’option militaire, salué l’approche multilatéraliste de Jean Asselborn et cité en exemple pour les parties en conflit, dont les relations sont marquées par des époques très noires, l’UE dont les Etats membres ont laissé tomber tout revanchisme après 1945. L’annexion de la Crimée est pour le président de la commission des affaires étrangères et européennes une violation des accords d’Helsinki et de Budapest.
Pour Eugène Berger (DP), qui a salué la déclaration de Jean Asselborn, l’Ukraine est "le pays de tous les dangers". Il faut préserver son unité en sachant que c’est le refus du président Ianoukovytch de signer l’accord avec l’UE qui a déclenché les manifestations. "L’UE fait toujours rêver au-delà de ses frontières. L’UE doit lutter avec courage pour ses valeurs", a déclaré le député libéral. Mais il ne faut pas oublier pour autant qu’en Ukraine, il y a des franges de la population qui ne veulent pas de l’UE et qui regardent vers la Russie. Pour atténuer les tensions, il faut créer des perspectives économiques pour l’Ukraine, signer l’accord d’association avant le 25 mai. Mais les 11 milliards d’aide promis et la signature de l’accord peuvent aussi contribuer à une nouvelle escalade des tensions. Tout comme la menace de sanctions de la part de l’UE en cas d’absence de désescalade, décidée le 6 mars, risque de créer une situation délicate pour l’UE en général et le Luxembourg en particulier, qui est un grand investisseur en Russie. Pour Eugène Berger, "par les temps qui courent, la diplomatie s’impose comme le moyen suprême et l’UE s’y exerce".
Viviane Loschetter (Verts) a estimé que Vladimir Poutine ne procède pas à partir d’une position de force. Il a perdu, selon elle, son influence en Ukraine et il veut sauver la Crimée pour la Russie sans avoir le droit international et la confiance de la communauté internationale de son côté. Même si le conflit actuel donnera du fil à retordre à l’UE pour de nombreux mois encore, Viviane Loschetter pense qu’il ne faut pas acculer Poutine, car ce serait le valoriser comme l’homme fort des Russes et attiser le conflit.
Pour la députée verte, les droits des minorités sont le noyau du conflit. Les Tatars, les Ukrainiens et les Russes en Crimée sont inquiets de ce que le nouveau gouvernement ukrainien pourrait projeter, et les questions qu’ils posent sont légitimes. D’où la nécessité que l’UE dise clairement au gouvernement ukrainien que les droits des minorités ne sont pas négociables. Comme dans les pays baltes, l’influence de l’UE sur l’Ukraine doit notamment protéger les minorités russes. L’UE doit donc négocier, même si elle doit maintenir son plan en trois phases qui mène à des sanctions.
Fernand Kartheiser (ADR) s’est demandé si l’UE avait "toujours agi comme il faut et si elle n’a pas de responsabilités dans la genèse du conflit". Il a cité en guise d’exemple les pressions en novembre 2013 sur le président Ianoukovytch afin qu’il signe l’accord d’association. Le député de droite se demande aussi si l’UE n’a pas fait trop de promesses, dans la mesure où elle ne serait pas capable d’absorber un pays comme l’Ukraine. S’y ajoute que la Russie ne veut pas de perspective européenne pour l’Ukraine, car une telle perspective mènerait aussi à une adhésion à l’OTAN, ce qui n’est pas acceptable pour les Russes.
Fernand Kartheiser a aussi mis en garde contre le risque que court la crédibilité de l’UE, car elle ne pourra, selon lui, pas imposer et maintenir longtemps des sanctions contre la Russie, vue sa dépendance énergétique qui est "si grande que même une petite réduction des fournitures risquerait de causer de gros problèmes". Par ailleurs, l’ancien ambassadeur estime qu’à moyen terme, l’UE a besoin de la Russie "comme partenaire en matière de sécurité".
Pour lui, il ne peut y avoir qu’une solution diplomatique, car une intervention militaire est impensable. Il faut négocier en se basant sur les intérêts mutuels et non pas en se basant sur des principes comme la souveraineté nationale ou l’intégrité territoriale. L’idée d’une Ukraine qui serait un pont entre l’Ouest et l’Est trouve son accord, tout comme la nécessité d’entamer un dialogue sur une Ukraine fédéralisée. En tout cas, l’UE ne devra pas accepter à Kiev "des gens au pouvoir qui ne respectent pas les minorités et veulent interdire la langue russe". Aussi faudra-t-il clarifier comment on en est arrivé à un recours à la violence sur le Maidan où les choses sont loin d’être claires. "Nous ne devons pas être les alliés de ceux qui ont du sang sur les mains", s’est-il exclamé. D’autre part, Fernand Kartheiser a déclaré comprendre les émotions que les événements en Ukraine ont déclenchées en Pologne et dans les pays baltes. "Pour ces pays, nos garanties de sécurité ne sont pas sujettes à caution", a-t-il conclu.
Serge Urbany a pris la parole au nom de Déi Lénk pour exprimer "une attitude nuancée", basée sur les idées de coopération et d’autodétermination politique. Pour lui, la paix dans le monde n’est pas en danger, même si l’on est confronté à une situation conflictuelle assortie d’émotions et de ressentiments. Le député de la Gauche a fermement condamné la violation du droit international en Crimée. Mais la situation est aussi devenue dangereuse parce que le gouvernement ukrainien veut que le pays devienne "un protectorat de l’OTAN", et de pointer les avions AWACS immatriculés au Luxembourg qui survolent la région comme les manœuvres militaires des USA en Pologne. Le Luxembourg ne devrait pas s’associer, selon lui, aux sanctions économiques mais mettre en avant les négociations avec la Russie. Par ailleurs, l’UE devrait accepter que la Russie ait aussi son projet, l’Union eurasiatique, et que, dans ce cadre, le futur économique de l’Ukraine sera sa fonction de pont.
Serge Urbany a rejeté l’idée de toute pression sur l’Ukraine et mis en garde contre les projets de réforme que le FMI y prône pour conditionner l’aide financière, y compris celle de l’UE. Il a cité le gel des pensions qui s’élèvent, selon lui, à 90 euros, le gel des subsides aux étudiants et celui des transferts sociaux. Il a aussi critiqué la pression exercée par Catherine Ashton sur l’Ukraine afin que le nouveau gouvernement signe l’accord d’association avant les élections du 25 mai. Pour Serge Urbany, le nationalisme et son pendant religieux ne sont que des prétextes pour articuler des intérêts économiques. C’est l’insatisfaction des Ukrainiens moyens avec leur situation matérielle et l’accaparement des richesses du pays par les oligarques qui a été à l’origine des manifestations. Il rejette donc pour l’Ukraine une politique d’austérité à l’européenne mais exige une aide réelle qui serait fournie de concert avec la Russie aux deux parties du pays.
Jean Asselborn a tenu à préciser que l’UE demande la signature avant le 25 mai uniquement des chapitres politiques de l’accord d’association, un accord que le président Ianoukovytch avait demandé à signer jusqu’en novembre 2013. D’autre part, Jean Asselborn, a admis qu’une erreur politique a été commise par l’UE en novembre, lorsque l’on a fait pression sur Ianoukovytch sur le mode du "ou bien … ou bien" pour qu’il choisisse soit l’accord d’association, soit l’union douanière avec la Russie.
Déjà, à l’issue du Conseil Affaires étrangères du 16 décembre 2013, Jean Asselborn avait déclaré que "ce serait une terrible erreur de demander à l'Ukraine de choisir entre la Russie et les Européens", car, pour lui, l'Ukraine a besoin des deux partenaires pour "survivre économiquement, socialement et politiquement", c’est-à-dire les Russes et les Européens. Et il avait ajouté qu’il fallait "trouver une solution dans l'intérêt des trois".