A l’occasion d’un discours prononcé devant les membres de l’organisation British American Business à Londres le 24 juin 2014, le commissaire européen en charge du commerce, Karel De Gucht, a justifié l’intérêt d’inclure un dispositif de protection des investissements dans le futur Partenariat de commerce et d’investissement (TTIP) en cours de négociation entre l’UE et les USA.
Prévus dans le cadre de cet accord commercial, les mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et Etat (RDIE ou ISDS en anglais) sont particulièrement contestés au niveau de la société civile notamment, où l’on dénonce la "surprotection" des investisseurs étrangers que crée de tels dispositifs ainsi qu’une forme de privatisation de la justice aux dépens des Etats et de leur capacité à légiférer pour le bien public.
Une inquiétude croissante qui a d’ailleurs poussé la Commission européenne à "geler" la négociation sur ce sujet sensible le temps de mener une consultation publique qui entend mieux définir l'approche de l’UE par rapport à la protection des investisseurs et au RDIE dans la négociation sur le TTIP, la Commission estimant que les objectifs de ce mécanisme "ont fait l'objet d'un certain nombre de malentendus, voire parfois d'assertions inexactes".
Dans son discours, le commissaire européen chargé du commerce a d’abord tenu à rappeler la "part croissante" que constitue l’investissement direct étranger (IDE) dans les économies mondiales "et particulièrement pour l'Union européenne".
Ainsi, a-t-il souligné, l'UE abrite un total de près de "4 000 milliards d’euros" d'investissement issus de pays tiers, les entreprises contrôlées par des capitaux étrangers dans l’UE réalisant un chiffre d'affaires annuel estimé à quelque 3 000 milliards d’euros.
Parallèlement, l'investissement des entreprises de l'UE à l'étranger s'élèverait à un total de 5 000 milliards d’euros et générerait un chiffre d'affaires annuel de 4 000 milliards d’euros.
Des chiffres qu’il est "important de garder à l’esprit" dans le cadre des négociations sur le TTIP selon Karel De Gucht qui souligne que "si nous savons que les décisions d'investissement des entreprises sont complexes, nous savons aussi que la certitude quant à la sécurité à l’encontre d’une expropriation de leur nouvelle usine, bureau, ou centrale électrique est une exigence très basique".
Le commissaire rappelle que "c'est pourquoi" plus de 3 000 accords de ce type ont été conclus dans le monde, dont quelque 1 400 signés par des Etats membres de l’UE. "Et c'est pourquoi ces mêmes États membres ont demandé à l'unanimité à la Commission européenne de s’attaquer au sujet de la protection des investissements dans le TTIP", dit-il. Et de poursuivre qu’ "en dépit de leur existence, nous avons été en mesure de mettre en place toutes les règles du marché unique de l'UE".
La consultation publique lancée par la Commission sur le sujet veut ainsi répondre aux "points de vue très différent" développés par les opposants au projet, selon lesquels ces accords "accordent des privilèges spéciaux déraisonnables aux entreprises multinationales […], réduisent la liberté des gouvernements à faire de la politique dans l'intérêt de leurs citoyens et finalement sapent les fondements de notre démocratie", souligne le commissaire.
"Avant de négocier un accord, il est important de comprendre tous les points de vue et il est tout aussi important d’utiliser le débat pour essayer de développer un ensemble de faits partagés sur ce qu’un [tel] accord peut faire, doit faire et ne doit pas faire", assure Karel De Gucht.
Sans "préjuger de l’issue" de la consultation qui est "toujours ouverte", le commissaire européen veut néanmoins "apporter une contribution à l'objectif d'établir les faits". Et de rappeler en premier lieu que la protection des investissements est devenue une compétence de l'UE depuis le traité de Lisbonne. "Ainsi, tous les pays de l'UE ont convenu que nous devrions compléter notre politique commerciale avec une politique d'investissement pour atteindre des règles de jeu équitables pour les entreprises européennes à l'étranger", souligne-t-il.
En conséquence, "les gouvernements démocratiquement élus des États membres de l'UE m'ont demandé à l'unanimité de négocier des chapitres sur l'investissement dans tous nos accords de libre-échange en cours et d'entamer des négociations sur les investissements avec la Chine", poursuit le commissaire européen au commerce.
Par ailleurs, au cours du processus, le Conseil et le Parlement européen "superviseront les négociations" et ces deux institutions devront en outre "approuver tout accord final avant qu'il ne prenne force de loi". Ainsi, le processus serait "extrêmement démocratique" selon le commissaire qui juge que "la consultation publique est une preuve supplémentaire de notre volonté qu'il soit ouvert".
Selon Karel De Gucht, les accords de protection des investissements sont d’ailleurs "beaucoup plus limités que certains critiques voudraient nous faire croire. Ils ne constituent pas une licence pour imprimer de l'argent" mais "la vérité est plutôt que nous avons affaire à un ensemble restreint de règles de bon sens".
Dans un tel accord, un Etat promet aux investisseurs potentiels, en échange d’un investissement dans l’économie de cet Etat, quatre éléments principaux : la promesse d’absence de discrimination par rapport aux entreprises nationales ou étrangères dans des situations similaires; celle d’honorer les contrats spécifiques conclus à l'égard du placement considéré; celle de ne pas exproprier sans compensation équitable; et celle d’un traitement juste et équitable.
"Rien de choquant" donc, selon le commissaire européen, qui relève qu’il s’agit en fait "des principes fondamentaux de la primauté du droit" dont des "versions peuvent être trouvées dans la législation de l'UE et de ses États membres, mais aussi aux États-Unis". Il n'y aurait donc "pas de raison de principe pour que l’un d’entre eux s’oppose au fait de faire de la politique dans l'intérêt public", juge-t-il.
Karel De Gucht estime néanmoins qu’il faut faire en sorte "qu'aucune de ces règles ne nous empêche, dans la pratique, de mener les politiques publiques nécessaires et justifiées" et juge ainsi qu'il y a "de la place pour le débat, l'interprétation et l'amélioration dans ce domaine". Selon lui, "la façon dont on formule les règles de base peut signifier de réelles différences dans les résultats".
Revenant sur la notion juridique d'expropriation, qui "ne couvre pas seulement la confiscation pure et simple des droits de propriété de l'investisseur par l'Etat" mais également "d'autres mesures prises par le gouvernement qui auraient un effet équivalent" et qui reviennent ainsi à une "expropriation indirecte", Karel De Gucht souligne qu’il faut "prendre soin de fixer des limites très claires afin de protéger pleinement le droit des gouvernements de réglementer dans l'intérêt public".
Le commissaire précise avoir en conséquence proposé "d'apporter par la réforme des clauses de ce genre plus de clarté juridique aux futurs accords d'investissement de l'Europe». Dans le même contexte, il tient également "à clarifier" la définition de la notion de "traitement juste et équitable".
Sur la question du règlement des différends entre investisseurs et Etat, le commissaire reconnaît "des lacunes de procédure dans le système actuel qui créent des problèmes" et propose notamment "d’améliorer la transparence des tribunaux d'arbitrage internationaux". La création d'un mécanisme d'appel permanent, appelé des vœux du commissaire, permettrait en outre "d'améliorer la cohérence dans les décisions des arbitres" selon Karel De Gucht.
Des lacunes qui ne justifieraient cependant pas l’abolition de ce système, estime le commissaire, qui rappelle que "plus de la moitié des cas litigieux dans le monde entier sont portés par des investisseurs européens", cela en raison du fait que "les gouvernements du monde entier peuvent saper et sapent dans les faits les entreprises et les travailleurs européens par un traitement injuste".
Karel De Gucht juge ainsi que le TTIP est l'occasion d’assurer la protection des investissements et dans le même temps de mettre "la barre très haut en termes de protection du droit de notre société à réglementer". Selon lui, "les États-Unis et l'UE ont une conception similaire du juste équilibre entre d’un côté la protection des investisseurs contre des mesures arbitraires de l'Etat et de l’autre la préservation du droit de réglementer dans l'intérêt public".
L’approche commune et équilibrée qui devrait en découler aurait par ailleurs "une influence énorme dans le monde entier, car il pourrait devenir la source de référence" pour les traités d'investissement futurs dans le monde entier, estime encore le commissaire.
Et de relever qu’actuellement "huit États membres de l'UE sont déjà liés par des accords d'investissement avec les États-Unis" qui "ne comportent pas les clarifications et améliorations que nous proposons".
Le commissaire en charge du commerce conclut donc que l’UE "doit tirer le meilleur parti des possibilités économiques de l'investissement international - vers l'intérieur et vers l'extérieur" et que dès lors, elle a "un vif intérêt pour des règles qui encouragent tous les gouvernements à prendre des décisions d'une manière juste et raisonnable qui ne discrimine pas les étrangers".
"Personnellement, je crois qu'il est possible de concilier ces deux objectifs en un bon accord TTIP sur la protection des investissements. Mais je sais aussi qu'il y a beaucoup d'autres points de vue à ce sujet", a-t-il dit.