Le 22 octobre, une conférence intitulée "les avatars du principe de solidarité en Europe" a eu lieu à l’Université de Luxembourg. Alain Supiot, professeur émérite de l’Université de Nantes, professeur au Collège de France, dont les recherches se focalisent surtout le droit social et la théorie du droit, Emilios Christodoulidis, professeur en théorie du droit à l’Université de Glasgow, et Orsola Razzolini, professeur associée en droit du travail à l’Université de Gênes, sont intervenus lors de cette conférence. Les intervenants se sont penchés sur la notion de solidarité, ont analysé sa dimension historique, et ont évalué l’impact de l’intégration européenne sur la solidarité et les droits sociaux.
Alain Supiot a commencé par donner des pistes de réflexion sur la nature du concept de solidarité.
Alain Supiot explique que la solidarité est d’abord apparue à l’âge industriel comme une "solidarité d’action" qui se caractérisait par des actions collectives, des "coalitions". Ces formes d’action collective telles que la grève, le boycott, ressurgissent aujourd’hui dans le contexte de la globalisation.
D’après lui, c’est seulement dans un deuxième temps que la solidarité a désigné non pas une solidarité d’action, mais "un principe d’organisation". "C’est face au choc que la révolution industrielle imprime sur l’ordre juridique, du choc entre la modernité technique et industrielle, que naît le droit social.", a-t-il expliqué. "Et ce choc entraîne d’abord l’évolution des concepts de la responsabilité civile, avec l’apparition de la notion de responsabilité de risque, la responsabilité objective.". C’est à ce moment-là qu’ont vu le jour les premiers systèmes d’assurance collective et les régimes de solidarité. Toujours selon le professeur, "cette notion de la solidarité a fait apparaître entre groupes sociaux et entre générations des formes de dons et contre-dons qui avaient été refoulées par l’individualisme juridique". Il cite l’exemple du système de retraites par répartition qui a instauré un jeu de créances et de dettes entre au moins trois générations. "C’est une réinvention dans une forme moderne de ce que les anthropologues appellent la dette de vie, qui marche dans l’autre sens.", a-t-il ajouté. La solidarité a donc été à la source d’une "profondeur générationnelle" dans les liens de droits "que le droit civil des obligations avait refoulés".
Alain Supiot a ensuite expliqué la différence entre la notion de solidarité et celles d’"assurance" et de "charité".
"A la différence de l’assurance, qui repose sur un calcul actuariel des risques, un régime de solidarité repose toujours sur l’appartenance à une communauté, qu’elle soit nationale, professionnelle ou familiale, où les plus fortunés contribuent plus que les moins fortunés." La solidarité contient donc une dimension personnelle que l’assurance n’a pas, car cette dimension est évacuée en cas de "simple agrégation statistique de risques".
Quant à la charité, elle se distingue de la notion de solidarité dans la mesure où cette dernière "ne divise pas le monde entre ceux qui donnent sans recevoir et ceux qui reçoivent sans rien donner".
Alain Supiot termine son analyse conceptuelle de la solidarité sur une quatrième caractéristique : le fait que la solidarité est délimitée. "Elle définit toujours un périmètre d’entre-aide qui inclut une partie et en exclut d’autres", a-t-il expliqué. Pour lui, c’est sous cette notion d’avantage compétitif d’un groupe par rapport à un autre que la notion de solidarité a été intégrée à la pensée biologique, de sorte que des auteurs comme Darwin et Wallace se sont basés sur cette notion pour "réconcilier la biologie, le droit et la morale". "Si un groupe est solidaire il acquiert un avantage compétitif par rapport à un autre groupe non solidaire", a-t-il conclu.
Alain Supiot observe que le niveau national est historiquement le niveau essentiel de l’organisation juridique de la solidarité. Il cite l’exemple de la Constitution française, où la solidarité sociale s’appuie sur le principe de la solidarité nationale. Ce principe fonde la citoyenneté sociale, différente de la citoyenneté politique, car elle réunit tous ceux qui contribuent aux cotisations et impôts et bénéficient en tant qu’assurés sociaux des services publics. "Donc là ce n’est pas le droit du sang ou le droit du sol qui fonde la solidarité, mais le fait d’entrer dans ce jeu de dons et contre-dons qui caractérise les systèmes de solidarité", a-t-il expliqué.
Selon lui, ainsi définie à l’échelle nationale, la solidarité est à la fois anonyme et financière. "C’est une vaste machine qui prélève les ressources et qui les redistribue". Bien que ceci confère à l’Etat une "puissance extraordinaire", il y voit comme inconvénient le fait que la solidarité soit ainsi "privée de toute trace de compassion ou d’abnégation et que cet anonymat attise l’individualisme faisant disparaître tout lien direct entre les personnes solidaires". L’Etat social serait alors considéré comme "un débiteur universel" et engendrerait "un peuple de créanciers qui ne se reconnaissent plus mutuellement solidaires" et qui attendent de l’Etat "le remède à tous leurs maux".
Il conclut que le système de solidarité nationale a été l’un des facteurs du développement de l’individualisme puisque il permet de "vivre dans l’illusion que je me suffis à moi-même : si je suis à la retraite je n’ai pas besoin de mes enfants, et si mes parents sont à la retraite, je n’ai plus besoin de me sentir solidaire d’eux".
Alain Supiot explique que la solidarité nationale n’est pas exclusive. "Elle admet en son sein la solidarité plus étroite qu’on peut qualifier de solidarité civile, celle qui repose sur une base volontaire et ne relève ni de l’Etat, ni du marché". L’Etat lui-même soutient ces formes de solidarités, par exemple en accordant des avantages fiscaux aux mutuelles. Ce qu’Alain Supiot regrette, c’est que ce concept échappe "aux catégories cognitives" du droit européen car celui-ci ne verrait que l’Etat et le marché et il ignorerait qu’il puisse y avoir une volonté solidaire entre ces deux niveaux, qui ne soit pas mue uniquement par un calcul d’intérêt économique.
Pour lui, le système de solidarité nationale a fait ses preuves, surtout après la 2e guerre mondiale. Or, de notre temps, les dépenses sociales tendent à diminuer, tandis que réapparaissent la pauvreté, la "misère", et plus généralement, "ce que le sociologue Robert Castell appelle la désaffiliation". Ceci explique selon Alain Supiot pourquoi les systèmes de solidarité inscrits dans les Etats-providence sont aujourd’hui en crise profonde. "Leur exportation a été un échec des beaucoup de pays du Sud, où les liens de solidarité personnelle demeurent les seuls sur lesquels on puisse compter. Et dans les pays du Nord, ils sont soumis aux critiques des fondamentalistes du marché et à des difficultés financières croissantes, aggravées par l’ouverture des frontières qui permet aux entreprises de fuir les impôts et les cotisations."
La crise des Etats-providence est selon lui imputable à la déstabilisation des systèmes de solidarité nationaux par le droit européen. D’après lui, ce phénomène est récent. "Pour les pères fondateurs du marché commun, il n’y avait rien entre Etat et marché. Dans le Traité de Rome, les solidarités nationales appartiennent à l’Etat. Dans un tel contexte normatif, la libre concurrence qui est posée au niveau européen ne pouvait un certain moment qu’entrer en collision avec les principes de solidarité posés au niveau national.", a-t-il dit.
Cette condition s’est ensuite vérifiée lorsque "des assujettis au système de solidarité" ont porté plainte pour entrave au libre marché, car ils payaient à un endroit plus cher qu’à un autre. Dans ce contexte, la Cour, dans l’arrêt Poucet et Pistre, va donner une définition restrictive de la notion de solidarité "pour essayer de sauver les systèmes de sécurité sociale", et non pour les étendre. Elle affirme que le cadre constitutionnel, c’est la compétition, et que les exceptions autorisées, ce sont la mise en œuvre du principe de solidarité telle qu’elle l’a définie, sur base d’une liste de conditions limitatives. "Ce raisonnement, elle l’a tenu d’abord en matière de sécurité sociale, ensuite en matière de services publics et elle l’a tenu aussi en matière de conventions collectives", a-t-il ajouté.
La Charte européenne des droits fondamentaux ne fait pas exception, car selon lui, "elle consacre avec éclat le principe de solidarité mais ne crée aucune tache nouvelle pour l’Union et ne s’impose aux Etats dans la mesure où ils mettent en œuvre le droit de l’Union.".
Alain Supiot indique que l’ère actuelle est celle de la "déconstruction des solidarités". Par définition, les solidarités seraient un obstacle à la logique marchande. Ceci expliquerait pourquoi les institutions bâties sur le principe de solidarité sont la cible de réformes qui ont été conduites depuis une trentaine d’années au nom de la libéralisation des échanges. "Cette remise en cause a concerné au premier chef les solidarités nationales, mais elle concerne aussi les solidarités civiles.", explique-t-il.
Selon lui, l’érosion de la solidarité nationale est "la face la mieux connue de cette déconstruction". Ainsi, les services publics les plus rentables ont été privatisés ou soumis à la concurrence. Cette consigne est "fermement martelée dans les pays notamment qui sont actuellement dans les mains de la Troïka", a-t-il indiqué.
Dans le cadre de sécurité sociale, cela se passerait de manière "plus douce", même si un document de 1994 de la Banque Mondiale aurait donné "une feuille de route". Par exemple, "pour la retraite il faut en finir avec la répartition et passer à des systèmes de capitalisation qui nous permettent d’alimenter les marchés financiers. On conserve l’obligation de cotiser, mais ces obligations ne peuvent plus être pensées en termes de solidarité, mais en termes de capitalisation.".
Pour Alain Supiot, ce qui a permis ce démantèlement, c’est que le devoir de solidarité essentiel au fonctionnement des systèmes de solidarité nationale s’amenuise. "Si vous permettez de fuir sans cotiser, cette solidarité peu à peu se délite, et le droit européen aura été le fer de lance de cela". Selon lui, la législation et la jurisprudence de l’UE ont "établi la liberté d’établissement pour permettre la fuite des contributeurs" et elles considèrent les législations sociales et fiscales des Etats-membres comme "des produits en concurrence sur un marché européen des normes". Les entreprises peuvent ainsi pratiquer du "law-shopping" en se soustrayant "aux devoirs inhérents du principe de solidarité nationale".
Le "law-shopping" est selon lui un délit de force de la Cour de Justice depuis l’arrêt Centros de 1999. La Cour avait permis à une entreprise n’ayant aucune volonté d’activité économique dans un pays à s’y immatriculer parce que cela lui était moins coûteux que de le faire dans le pays où elle avait toutes ses activités. Alain Supiot explique qu’à ce moment-là "le principe du pavillon de complaisance" a été inauguré. Cela a précarisé les bases mêmes du système de solidarité, car "si vous mettez en concurrence les législations sociales et que vous permettez le law shopping, vous affaiblissez progressivement les bases financières du système de solidarité".
Il donne aussi l’exemple de la directive relative au détachement des travailleurs qui permet de faire appel à des salariés qui échappent aux cotisations sociales du pays où ils exercent leur activité. Alain Supiot explique que sur le terrain, cela peut donner lieu à de la violence entre salariés qui touchent le salaire minimum et les détachés. Selon lui, la mise en concurrence des êtres humains provoque de la violence.
Pour Alain Supiot, l’érosion de la solidarité civile est importante, mais moins préoccupante, même si le droit européen en général, et la Cour en particulier, lui attribuent une importance moindre. Ce qui l’indigne, c’est l’arrêt Viking, dans lequel "la Cour va jusque dire que le principe de dignité doit être mis en balance avec les libertés économiques". La Cour y a conclu que, dans le cadre d’une grève contre les délocalisations "il ne faut rien faire qui soit susceptible de rendre moins attrayant, voire plus difficile le recours aux délocalisations". Selon Alain Supiot, tout semble indiquer que les individus sont réduits à des "monades contractuelles", à des objets matériels interchangeables dépourvus d’une dimension personnelle.
Selon Alain Supiot, l’ordre juridique européen doit mieux articuler les solidarités locales, nationales et continentales. "Faute d’une telle articulation, l’Union risque un éclatement entre des solidarités plus étroitement définies qui alimentent le mépris des uns et le ressentiment des autres". Selon lui, il n’existe pas au niveau européen un système de solidarité, un "système de pot commun". Et pourtant, une alternative serait possible. Il cite l’exemple de Bismarck, qui avait renforcé à la fin du 19e siècle l’unification de l’Allemagne en créant un système social commun.
Pour Alain Supiot, l’intégration négative est insuffisante. Il cite l’exemple de la monnaie européenne, dont la conception "ordo-libérale" serait défectueuse. "Il faudrait des dispositifs tels que le découplage de la monnaie de compte et la monnaie de paiement, ce qui permettrait d’établir des degrés de solidarité entre des Etats de la zone euro au lieu de nourrir le fantasme de l’imposition d’une référence économique et monétaire allemande à toute l’Europe", a-t-il expliqué. Alain Supiot préconise une variante anarcho-libérale de la monnaie unique qui permette de "faire place aux niveaux de solidarité particuliers nationaux".
"On ne peut transformer des Grecs ou des Français en Allemands", a-t-il conclu.
Selon Alain Supiot, fonctionnellement, la solidarité ne peut pas disparaître. "Quand des solidarités sont détruites, d’autres apparaissent", a-t-il expliqué. Il y aurait actuellement une réapparition massive de formes de solidarités articulées sur d’autres "référents", par exemple religieux. "Il n’y a pas beaucoup de soucis à se faire sur la solidarité, mais sur les formes de celle-ci", a-t-il indiqué.
Emilios Christodoulidis s’est attardé sur la nature d’une crise économique. Selon lui, la crise est un événement "continuel" qui ressurgit régulièrement et qui est présenté comme étant "productif" et nécessaire pour le système capitaliste. A travers la crise, une génération entière est en train d’être "sacrifiée". Ce qui le dérange c’est le fait que "ce sacrifice n’est même pas reconnu".
En ce qui concerne la solidarité, Emilios Christodoulidis estime que "l’axe du marché" est devenu l’élément primordial pour expliquer la participation des citoyens. La notion de citoyenneté a été remplacée par l’idée de "participation au marché". "En peu de temps, nous sommes passés d’un système de solidarité à une logique d’inclusion, puis d’une logique d’inclusion à une logique de dumping social", a-t-il expliqué.
Emilios Christodoulidis dénonce la brutalité du "total market thinking". Pour lui, il est important de faire resurgir le langage de la dignité humaine afin de contrecarrer cette tendance. Il est essentiel de penser l’économique non de manière intrinsèque, mais en tant que "politique économique", qui inclut également la dimension associative de l’Homme.
Il cite l’exemple de la Grèce, qui est devenue "la bête noire de l’Europe". Un niveau de corruption endémique de l’Etat grec avait été découvert. Mais plusieurs des plus grands scandales de corruption ont impliqué certaines grandes firmes européennes.
Emilios Christodoulidis indique qu’en Grèce, à travers la crise, les droits sociaux, la protection sociale et les droits syndicaux ont été réduits à un minimum. Les services publics ont été amenuisés et tout a été soumis à une logique de profit. Il cite l’exemple du port du Pirée, qui était "une fierté grecque", où les conditions de travail se sont détériorées après que celui-ci est passé aux mains des Chinois.
Orsola Razzolini s’est penchée sur ce que les spécialistes britanniques appellent la "constitutionnalisation" des droits du travail au niveau de l'UE. Par "constitutionnalisation", elle entend un processus qui cherche à consolider certaines normes juridiques et à leur attribuer le plus haut statut en vigueur aux dépens de l'autonomie des parties contractantes". Cette constitutionnalisation peut également se faire par voie indirecte, par exemple à travers des interprétations extensives de la part de la Cour de Justice.
Dans le cadre de l’ordre juridique européen, le processus de "constitutionnalisation" a selon elle des limites, en particulier en ce qui concerne les droits collectifs. Le contrôle judiciaire strict de la part de la Cour de justice et l'équilibre judiciaire mettent en évidence des déficits démocratiques et modifient progressivement la nature de l’autonomie collective. Par exemple, selon elle, le dumping social constitue la face cachée du principe de non-discrimination sur base de la nationalité. Ce principe aurait a été interprété d’une manière telle qu’il garantisse une effectivité totale des libertés économiques.
Ceci vaut également pour le droit de négociation et d’action collective, tel que défini dans l’Article 28 de la Charte européenne des droits fondamentaux. Pour mémoire, cet article stipule que "les travailleurs et les employeurs, ou leurs organisations respectives, ont, conformément au droit communautaire et aux législations et pratiques nationales, le droit de négocier et de conclure des conventions collectives aux niveaux appropriés et de recourir, en cas de conflits d'intérêts, à des actions collectives pour la défense de leurs intérêts, y compris la grève."
Orsola Razzolini explique qu’au début, l’UE n’était pas compétente dans ce domaine. Puis une constitutionnalisation a eu lieu, à travers l’inscription de ces droits dans la Charte européenne des droits fondamentaux, et à travers l’interprétation que leur a donnée la Cour de Justice dans les arrêts Laval et Viking. Elle explique que cette constitutionnalisation s’est faite non pas pour renforcer ces droits, mais pour les réduire. Les arrêts susmentionnés ont en effet établi la prédominance de l’économique sur les droits collectifs, de sorte que le droit de grève doit être exercé en conformité avec un droit communautaire et donc se soumettre à un examen préliminaire, et surtout passer la double épreuve de l’analyse de la légitimité de ses objectifs et de la proportionnalité des moyens d’action.