Le 17 novembre 2014, une table-ronde sur les séparatismes en Europe a réuni quatre experts au Cercle-Cité à Luxembourg pour discuter des phénomènes indépendantistes en Ecosse, en Belgique et en Catalogne. La discussion a été organisée dans le cadre du cycle de conférences "Penser l’Europe" par l’Institut Pierre Werner, le Cercle-Cité et Europaforum.lu, dont le responsable, Victor Weitzel, a animé le débat.
Le Français Vincent Laborderie, doctorant au Centre d’Étude des Crises et des Conflits Internationaux de l’Université Catholique de Louvain en Belgique, s’est focalisé sur l’effet de la participation du parti indépendantiste flamand N-VA au gouvernement fédéral, qui s’est constitué le 10 octobre 2014. Le parti de Bart de Wever avait remporté les élections de mai 2014 avec 20 %, juste avant les libéraux de l’Open-VLD (17 %) et le Parti socialiste (12 %) qui se retrouve dans l’opposition. Le gouvernement de coalition de centre-droit est dirigé par le libéral du Mouvement Réformateur Charles Michel, puisque le N-VA avait refusé le poste de Premier ministre, et il est en outre constitué du parti libéral flamand Open-VLD et du parti chrétien-démocrate flamand CD&V. Le MR est le seul parti francophone dans cette coalition.
Pour Vincent Laborderie, la participation du N-VA au gouvernement "renforce la cohésion de la Belgique" puisque le parti est "forcé de se normaliser et devenir comme les autres". Si le N-VA projette dans ses statuts une "République de Flandre indépendante dans l’UE", le parti aurait pourtant évolué d’une position "purement indépendantiste à ce qu’ils appellent du confédéralisme", explique le chercheur. Ce confédéralisme "repose sur une plus grande autonomie des entités fédérées", selon la définition du parti sur son site. Le parti serait favorable à un "fédéralisme transférant des compétences sans changer la structure globale", estime l’expert.
Vincent Laborderie constate que le N-VA est en train de "se transformer en sorte d’UMP flamand" qui a de plus en plus un "agenda conservateur classique". Pendant sa participation au pouvoir, le parti aurait "mis de côté ses demandes institutionnelles", ayant compris qu’il est "totalement isolé". L’expert pense que l’idée de l’indépendance pourrait même se diluer si le parti reste au pouvoir pendant plusieurs années, de sorte que la Belgique pourrait ainsi réussir à "intégrer le nationalisme flamand dans l’Etat belge".
"Ils ont tout à fait conscience que l’indépendance n’est pas possible actuellement", estime Vincent Laborderie, en citant Bart de Wever qui aurait dit pendant une campagne électorale que le parti serait "très heureux si dans 15 ou 20 ans la Flandre pourrait être au même niveau que l’Ecosse ou la Catalogne". Pour le chercheur, cela veut dire qu’une indépendance sera alors possible, mais pas forcément qu’elle se fera.
L’idée de la fin de la Belgique serait beaucoup plus discutée à l’étranger, notamment francophone, qu’en Flandre où l’indépendance n’est "plus à l’ordre du jour". En Flandre, le débat institutionnel porterait surtout sur la question des relations entre la Flandre et l’Etat fédéral et la place des Flamands à Bruxelles.
Un des facteurs qui s’opposent le plus à une indépendance de la Flandre, c’est la question du sort de la capitale, Bruxelles, estime le chercheur. Selon lui, les nationalistes flamands réagissent toujours "très gênés" à cette question et proposent des choses "très hypothétiques, délirantes et irréalistes", comme Bruxelles capitale de l’Union européenne, à l’instar de Washington, ou une sorte de condominium, puisque "dans le monde d’aujourd’hui, un territoire ne peut pas appartenir à deux Etats". Il estime en effet que la situation actuelle "arrange tout le monde", puisque la Flandre et la Wallonie peuvent accéder à Bruxelles et "s’en servir de vitrine internationale".
Deux conditions seraient nécessaires pour qu’un Etat soit reconnu sur la scène internationale, indique le doctorant, qui étudie dans sa thèse les conditions de reconnaissance des Etats devenus indépendants hors contexte conflictuel ou colonial, comme la Tchécoslovaquie ou le Québec : il faudrait un accord avec le gouvernement central ainsi qu’une consultation populaire. Or, vu qu’aucune des deux régions ne voudra abandonner Bruxelles, il n’y aura pas d’accord, conclut-il. De plus, il manque le soutien populaire à une indépendance, déclare-t-il. Si environ 40 % des Flamands ont voté pour un parti indépendantiste, ils seraient seulement 10 à 15 % à être pour l’indépendance, une part qui reste "inchangé et minoritaire".
Vincent Laborderie a également abordé le problème des dettes qui s’élèvent à environ 100 % du PIB. Dans le cas d’une indépendance, les nouveaux Etats seraient obligés à emprunter de l’argent sur le marché à des taux beaucoup plus élevés, suppose-t-il.
Pauline Schnapper, professeur de civilisation britannique contemporaine à l’Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3, a mis en avant la spécificité du cas écossais, vu que les Ecossais bénéficiaient déjà depuis longtemps de leurs "institutions propres" au sein du Royaume-Uni. Pour rappel, lors d’un référendum sur l’indépendance de l’Ecosse du 18 septembre 2014, 44,7 % des votants ont voté pour une séparation du Royaume Uni.
La spécialiste de la décentralisation écossaise a expliqué que le nationalisme écossais avait resurgi dans les années 60 au moment où le Royaume-Uni était en déclin économique. Selon Pauline Schnapper, c’est sous Margareth Tchatcher, qui était "détestée en Ecosse", que le nationalisme écossais a été alimenté dans les années 80. Par conséquence, les conservateurs ont quasiment perdu tous les députés en Ecosse à la fin des années 90 au profit du parti travailliste ce qui aurait provoqué un "problème de légitimité" en Ecosse.
Elle met en exergue deux arguments des nationalistes écossais, notamment le Scottish National Party (SNP) : une culture politique différente sans présence du parti conservateur et une sensibilité social-démocratie plus affirmée. S’y ajoute un "fort sentiment d’avoir été négligé par Londres depuis des années" et "l’idée que l’Ecosse serait plus européenne que le Royaume-Uni". Vu que le Royaume-Uni s’éloigne de plus en plus de l’Union européenne, les Ecossais pro-européens "auraient besoin de devenir indépendants pour être sûrs de rester dans l’Union", explique la chercheuse. Cet enthousiasme pour l’Europe viendrait du fait que l’Union "défend beaucoup d’intérêts spécifiquement écossais" comme la politique commune de la pêche et leur donnerait "beaucoup de protection et de financements que Londres ne leur donne plus ou pas suffisamment". Contrairement aux séparatistes flamands, les Ecossais ne sont "certainement pas fédéralistes", estime-t-elle.
Quant au référendum prévu en 2017 par le gouvernement britannique sur la sortie de l’Union européenne, la chercheuse estime que la participation des Ecossais, plutôt pro-européens, pourrait avoir des conséquences positives sur l’issue du vote. Par contre, si les Britanniques optaient pour quitter l’Union, Pauline Schnapper attend une nouvelle "crise constitutionnelle très forte et évidente avec l’Ecosse" qui conduirait à un appel à un deuxième référendum sur l’indépendance de l’Ecosse. Elle estime par ailleurs qu’il n’est pas exclu que le SNP se retrouve au gouvernement de Londres après les élections de mai 2015.
Le mouvement indépendantiste catalan aurait été "ragaillardi" par le référendum écossais. La grande différence entre référendum écossais et le référendum prévu en Catalogne, souligne Pauline Schnapper, c’est que le premier a été négocié avec Londres, tandis que les Catalans ont procédé à une consultation "informelle" sur l’avenir de la Catalogne le 9 novembre 2014 qui n’a pas été approuvée par Madrid et à laquelle seulement 36 % de tous les électeurs possibles ont participé, dont cependant près de 80 % ont voté pour l’indépendance.
Antoni Montserrat Moliner, fonctionnaire de la Commission européenne au Luxembourg, a expliqué le contexte de ce vote. Pour le directeur du Centre Català de Luxembourg (CCL), l’idée de l’indépendance représente "simplement une réponse démocratique à une privation d’un droit que nous estimons tout à fait légitime». Il se réfère ainsi au statut d’autonomie de la Catalogne de 2006, qui accordait plus de compétences à la région et renforçait le statut de la langue catalane. Ce statut avait été approuvé en 2006 par le Parlement de Catalogne et la population (par voie de référendum), le Congrès des députés et le Sénat du Royaume D’Espagne et signé par le roi Juan Carlos lui-même. Mais après une plainte du parti conservateur PP, le Tribunal constitutionnel de l’Espagne a déclaré anticonstitutionnel 14 sur 221 articles.
Antoni Montserrat Moliner critique dans son intervention le pouvoir de cette "troisième chambre" qui arrive à annuler les résultats d’un référendum, tout en se demandant dans quel pays "la troisième chambre a de tels pouvoirs ?". Pour lui, il s’agit d’un "désastre du point de vue démocratique" et "une insulte au droit démocratique". Après le référendum en Ecosse, le Parlement catalan avait adopté une loi des consultations pour permettre un référendum consultatif et non contraignant sur l'indépendance, qui fut également jugée anticonstitutionnelle, ce qui n’empêchait pas la Catalogne de maintenir son "processus participatif". "En participant à ce processus, on se trouvait dans une situation d’illégalité, mais j’en suis fier", a affirmé Antoni Montserrat Moliner pour qui le débat est trop focalisé sur la question de la légalité au lieu de porter sur les conséquences d’une indépendance. "Ce qui s’est passé le 9 novembre n’est pas un vote sur l’indépendance, mais une expression, une réponse démocratique", conclut-il, ajoutant que "personne ne peut contester qu’on souhaite s’exprimer".
Anna-Lena Högenauer, assistante de recherche à l’Université du Luxembourg, a pour sa part exprimé son point de vue de jeune scientifique sur les mouvements séparatistes, notamment en Ecosse où elle a vécu pendant quatre ans. Pour elle, il ne s’agit pas d’un vrai nationalisme écossais à l’instar de ceux conflictuels en Irlande du nord ou dans les Balkans, mais plutôt d’un "utopisme" dans le sens que les Ecossais auraient une attitude "plus social-démocrate" que les Britanniques. Ils tiendraient plus aux prestations sociales et seraient contre la privatisation de services publics ou des mesures d’austérité. "Seulement une partie est nationaliste, la plupart veulent un meilleur Etat", estime-t-elle. De plus, le référendum s’adressait à tous les résidents écossais, les étrangers inclus. Elle affirme que l’Ecosse se soucie beaucoup moins des "conséquences négatives" de la migration que les Britanniques et que le parti SNP donne ainsi l’impression d’être plus progressiste.
Si les Ecossais ne s’affichent pas pro-européen au public "de manière massive", ils le sont beaucoup plus que le gouvernement britannique, souligne-t-elle, citant un sondage selon lequel 52 % des Ecossais voteraient pour rester dans l’Union contre 34 % qui voteraient pour une sortie alors que près de 50 % des Britanniques seraient pour une sortie. Demandé sur le sort d’une Ecosse indépendante, 61 % opteraient pour rester dans l’Union, ajoute-t-elle.
La jeune chercheuse met en exergue les effets positifs du référendum sur la démocratie : notamment l’engagement politique accru de jeunes, de femmes, d’étudiants ou d’étrangers qui ont participé à la campagne, une tendance contraire à cette désaffectation du politique connue en Europe. Vu le taux de participation électoral de 84,6 %, le plus élevé depuis 1910 au Royaume-Uni, le référendum était "un vrai succès", estime-t-elle. Plusieurs partis ont vu le nombre de membres augmenter, dont celui du SNP qui a triplé, selon Anna-Lena Högenauer. En conclusion, elle estime qu’un mouvement séparatiste ne doit pas forcément être contradictoire à l’intégration européenne, comme le montre le cas écossais.
Dans le débat qui a suivi les interventions, l’ambassadeur belge au Luxembourg, Thomas Antoine, a souligné le facteur économique qui joue dans le séparatisme flamand, dans le sens que "les plus riches veulent partir" pour éviter un transfert de richesses vers les régions plus pauvres (en l’occurrence la Wallonie). L’ambassadeur cite Didier Reynders (MR), ministre des Affaires étrangères et européennes dans le nouveau gouvernement, qui a dit le 8 octobre 2014 : "Un gouvernement sans PS, c’est déjà une réforme en soi". Pour Thomas Antoine, les revendications séparatistes vont de pair avec des exigences de gouvernance de centre-droit. Il estime que l’actuel gouvernement "n’est pas très équilibré entre le nord et le sud", vu qu’il n’y a qu’un parti francophone (libéral) au pouvoir. Il estime par ailleurs que le projet européen est "l’antidote au nationalisme".
Vincent Laborderie a insisté sur le fait que le N-VA ne critique pas les transferts en soi, mais "qu’ils ne servent à rien" et finissent dans la corruption. Le fait que les séparatismes se développent dans certains Etats et pas dans d’autres serait dû au fait "qu’aux yeux des séparatistes, comme le N-VA, l’Etat (belge) ne fonctionne pas" ou "pas de manière satisfaisante", explique-t-il, tandis que la Bavière, région également très riche, n’aurait pas de tendances séparatistes puisque "l’Etat allemand fonctionne".
Victor Weitzel, responsable du site Europaforum.lu, a rappelé une idée de Vincent Laborderie qui suggère que tous les mouvements séparatistes qui en appellent à un Etat indépendant hypothétique soulève la question très générale de savoir qu’est-ce que c’est qu’un Etat ? Quels sont ses droits, son territoire, sa défense, sa monnaie, sa mission et comment va-t-il s’intégrer dans un ensemble européen? Mais "est-ce que l’Europe a besoin de petits Etats ?", s’est demandé Victor Weitzel, ajoutant que la question de la nature de l’Etat se pose actuellement dans tous les Etats européens et tourne entre autres autour du pacte social qui est "de plus en plus contesté".
Antoni Montserrat Moliner a pour sa part nié qu’il y ait un "nationalisme des riches" en Catalogne, en soulignant que la Catalogne est le quatrième contributeur au budget de l’Etat, mais qu’après les transferts sociaux, elle arrive seulement à la 11e place. "Personne ne dit qu’on ne veut pas contribuer. On veut juste garder notre 4e place", a-t-il insisté.
Un intervenant allemand a insisté sur le fait que l’Union aurait d’autres problèmes que les mouvements séparatistes, comme sa position face à la Russie, la Chine ou le Pacifique et ne devrait pas "y perdre son énergie". Il estime que la question sur le sort de nouveaux Etats dans l’Union est plutôt une question juridique, vu que le territoire et les habitants ne changent pas, qui serait résolu "rapidement".
Victor Weitzel a conclu que les interventions étaient plutôt "apaisantes" et tentaient d’expliquer pourquoi les mouvements séparatistes n’allaient pas conduire à un Etat indépendant. "La table-ronde nous a permis de dédramatiser la situation sans occulter les véritables problèmes, et aussi de déconstruire certains préjugés", a-t-il résumé.