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Institutions européennes - Traités et Affaires institutionnelles
La réforme du système judiciaire de l’UE fait débat
29-04-2015


Le 28 avril 2015, le service de presse de la Cour de justice de l’Union européenne a diffusé un communiqué dans lequel sont exposés les grands traits de la réforme du système judiciaire européen proposée par la Cour. Il faut savoir que la Cour dispose, avec la Commission, de l’initiative législative pour toutes les affaires qui la concernent, mais sa proposition doit être adoptée tant par le Conseil que par le Parlement européen. Approuvée dans son principe par le Conseil de l’Union européenne, elle est, signale le communiqué, "actuellement examinée par le Parlement européen." Tant au Parlement européen qu’au sein même de la Cour, cette réforme, qui se concentre sur le Tribunal de l’UE, est cependant loin de faire l’unanimité.CJUE

Il faut savoir que la CJUE est composée de trois juridictions : la Cour de justice composée de 28 juges ; le Tribunal de l’UE, composé de 28 juges, qui a été créé en 1989 pour décharger la Cour d’une partie du contentieux ; le Tribunal de la Fonction publique (TFP), composé de 7 juges, créé en 2005 afin de décharger le Tribunal du contentieux opposant les institutions communautaires à leurs agents.

Pourquoi cette réforme ?

Le Tribunal se retrouve, selon le communiqué, "dans une situation extrêmement difficile liée à l’augmentation constante du contentieux devant lui : le nombre d’affaires introduites devant cette juridiction a augmenté de 398 en 2000 à 912 en 2014." Et la Cour ajoute : "Cette augmentation spectaculaire apparaît comme structurelle et risque par ailleurs de se poursuivre." Bien que de grands efforts aient été entrepris, "il n’a pas été possible pour le Tribunal de modérer le rythme d’accroissement du stock des affaires pendantes." Bref, "dans l’état actuel des choses, le Tribunal n’est pas en mesure de faire face, de manière durable et efficace, au nombre et à la complexité accrus du contentieux qu’il doit traiter."

Conséquence : "La durée de traitement des affaires complexes devant le Tribunal, telle que le contentieux économique, est devenue particulièrement élevée." Le communiqué met ici en avant le risque que court l’UE d’être condamnée pour avoir violé le droit à être jugé dans un délai raisonnable, et elle invoque "cinq recours en indemnité qui ont été introduits devant le Tribunal, dans le cadre desquels le montant total des dommages et intérêts réclamés s’élève à 26,8 millions d’euros", une somme qui pourrait être portée à charge du budget de l’UE.

La situation n’est pas nouvelle. La Cour explique que "déjà en 2011", elle avait "formulé une proposition visant, notamment, à porter de 27 à 39 le nombre de juges du Tribunal". Elle avait échoué "faute d’accord entre les États membres au sujet du mode de désignation de ces juges supplémentaires". Les grands Etats étaient à l’époque d’accord pour que les juges soient choisis "au mérite", mais les petits Etats avaient exigé une "rotation égalitaire", ce qui leur aurait permis d’avoir à tour de rôle deux juges.

La proposition de la Cour

En 2014, la présidence italienne du Conseil a invité la Cour à présenter une nouvelle proposition, dans la mesure "où la situation ne s’est pas améliorée".  Cette solution donne à chaque Etat membre, grand ou petit, la garantie d’avoir deux juges.

La Cour propose donc le doublement des juges du Tribunal, qui passe par la création de 21 postes de juges et l’intégration du Tribunal de la Fonction publique au Tribunal.

Le Tribunal serait renforcé en trois étapes, selon le calendrier suivant :

  • en 2015 : augmentation de 12 juges;
  • en 2016, lors du renouvellement du Tribunal, le nombre de juges serait augmenté de 7, via l’intégration du Tribunal de la Fonction Publique au Tribunal, portant le nombre de juges du Tribunal à 47;
  • en 2019, lors du renouvellement suivant du Tribunal, le nombre de juges serait enfin augmenté de neuf unités, portant à 56 le nombre total de juges.

La Cour écrit : "Ce découpage en trois étapes se justifie par des raisons juridictionnelles (suivre le développement constant du contentieux porté devant le Tribunal) et des raisons budgétaires (intérêt de lisser sur plusieurs exercices les conséquences budgétaires de la réforme proposée)."

Le communiqué souligne que "cette proposition est le fruit d’intenses discussions et d’échanges entre les trois juridictions qui composent l’Institution (Cour de justice, Tribunal et Tribunal de la fonction publique), au cours desquels le Tribunal a marqué sa préférence pour la création d’une juridiction spécialisée et le TFP son soutien à la solution proposée." Concrètement, cela veut dire que l’avis du Tribunal, le premier concerné, n’a pas été retenu. Or, explique le journaliste Jean Quatremer dans son blog Les Coulisses de Bruxelles, "la création d’un Tribunal des marques (45 % des affaires du Tribunal concernent la propriété intellectuelle - marques, dessins et modèles) aurait tout son sens".

Plusieurs articles récemment parus dans la presse internationale – Coulisses de Bruxelles de Jean Quatremer, Financial Times - citent une lettre que le président du Tribunal, le Marc Jaeger, président du Tribunal de première instance, CJUE (source: curia.eu)Luxembourgeois Marc Jaeger, a adressée le 9 décembre 2014 à la présidence italienne. Il écrit : "La proposition de doubler le nombre de juges du Tribunal et de supprimer le TFP présente un caractère inapproprié par rapport aux perspectives à moyen terme du contentieux". Et il continue : "il existe des méthodes plus appropriées, plus efficaces et moins onéreuses de renforcer le Tribunal et de parvenir à un meilleur résultat, et même plus rapide pour le justiciable", comme augmenter le nombre de référendaires ou renforcer le greffe. Et il recommande que "dorénavant, toute nouvelle réforme structurelle" devrait être "examinée par les institutions compétentes suite à une consultation formelle de la juridiction directement impliquée". Une manière feutrée de dire que le président de la Cour, Vassilios Skouris, a certes discuté avec le président du Tribunal, mais n’a jamais consulté formellement cette juridiction et son président, Marc Jaeger.

Dans ce contexte, le communiqué est clair sur l’option qui l’a emporté et sur qui a le dernier mot dans "l’Institution" : "Considérant que l’expérience (notamment l’augmentation du nombre de référendaires où la création d’une juridiction spécialisée), montre qu’aucune alternative durable n’existe, la Cour de justice, qui représente l’Institution, a présenté la proposition qui est aujourd’hui soumise au législateur européen." Autrement dit, l’opinion de Vassilios Skouris a primé.

Les avantages de l’option sont déclinés :

  • l’accroissement du nombre d’affaires pendantes au Tribunal sera stoppée et la résorption de son stock entamée ;
  • les risques de condamnation de l’Union pour violation de l’obligation de statuer dans un délai raisonnable diminueront ;
  • l’architecture juridictionnelle de l’Union sera simplifiée, car "une seule juridiction, la Cour de justice, sera chargée d’assurer l’uniformité d’interprétation des règles de droit dans le cadre des pourvois" ;
  • "la Cour considère que le Tribunal gagnera également en flexibilité dans le traitement du contentieux", car "il pourra affecter, dans un souci de bonne administration de la justice, un nombre plus ou moins important de juges à une ou plusieurs chambres, selon l’importance et les nécessités de chaque affaire et l’évolution du contentieux".

Coût de la proposition

Le communiqué de la CJUE décline ensuite l’impact budgétaire de sa proposition : "Le coût total net de la réforme, pour l’ensemble des trois phases, s’élève à 13,875 millions d’euros par an, ce qui représente environ 0,01 % du budget de l’Union (135 milliards d’euros). Comparé au coût de la réforme qui était proposée en 2011, ce chiffre représente une augmentation de 23 %, alors que la charge de travail du Tribunal, au cours de la même période, a augmenté de 43 %."

Et elle insiste en fin de texte sur les risques encourus en cas de non-réforme : "les risques pour le bon fonctionnement du marché intérieur" et le blocage, en attente d’une décision judiciaire,  liés à l’absence de solution pérenne sont très importants, des amendes infligées par la Commission et qui sont contestées devant le Tribunal tout comme des récupérations ordonnées dans les affaires d’aide d’État se chiffrent en milliards d’euros, des sommes "dont le marché intérieur est privé".

Marc Jaeger à une réunion avec les rapporteurs fictifs et l’eurodéputé libéral portugais Antonio Marinho e Pinto, rapporteur de la commission juridique du Parlement européen

Le même 28 avril 2015, le président du Tribunal de l’UE, Marc Jaeger, a participé à une audition à huis-clos avec les rapporteurs fictifs et l’eurodéputé libéral portugais Antonio Marinho e Pinto, rapporteur de la commission juridique du Parlement européen.

Présenté par EUObserver comme "le plus fort opposant" à la réforme de Vassilios Skouris, Marc Jaeger y a présenté la position des juges du Tribunal, accompagné de quatre de ses collègues. Invité lui aussi, Vassilios Skouris n’était venu.

Pour les juges du Tribunal, doubler le nombre des juges, c’est "proposer une solution qui date d’hier pour un problème qui date d’hier". Ils craignent la "création d’une armée mexicaine avec de nouveaux juges soutenus par un nombre réduit de personnel qualifié". Ils plaident pour "des solutions progressives, réversibles et moins coûteuses" afin que les milliers de cas soumis à la CJUE puissent être convenablement traités. Ils ont parlé de 1311 cas en souffrance au Tribunal de l’UE à la date du 23 avril 2015, soulignant que 512 cas de 2013 et 213 cas de 2014 ont déjà été traités. Les retards de 2010 ont été résorbés à 80 % et sont réduits au rythme mensuel. Les retards sont donc selon eux en train de disparaître. Pour eux, "la légitimité de l’idée de doubler le nombre de juges est devenu par conséquent extrêmement contestable et pourrait facilement devenir un symbole dangereux d’une mauvaise gestion du budget de l’UE." 

Une de ces sources du journaliste Jean Quatremer va dans le même sens que le président Jaeger : "Avec une dizaine de conseillers référendaires supplémentaires, 20 maximum, on devrait pouvoir résoudre le problème de l’arriéré sans nommer 28 juges supplémentaires dont on se demande ce qu’ils vont faire à terme : si avec 28 juges et 93 référendaires, on parvient à clôturer plus de 800 affaires par an, les nouveaux juges se répartiront la centaine d’affaires supplémentaires, sachant qu’on ne peut pas redistribuer des affaires déjà attribuées". La situation est donc tendue.

Un rapporteur peu conventionnel

Le rapporteur de la proposition au Parlement européen, Antonio Marinho e Pinto, est un homme peu conventionnel. Il avait déjà en amont émis avec une rare franchise des doutes quant à la réforme de Vassilios Skouris, notamment dans une interview donnée à l’hebdomadaire luxembourgeois, Le Jeudi. Il y avait expliqué à la journaliste Dominique Seytre que la CJUE ne donnait que peu de raisons pour fonder sa proposition, la première étant que les Etats membres ne sont pas d'accord pour douze juges. Il contestait aussi la suppression du Tribunal de la Fonction publique,  précisant que "le Traité de Nice avait prévu la spécialisation de la justice, la création de tribunaux spécialisés".marinho-e-pinto-antonio-mep

Il a aussi précisé : "Dans notre affaire, la Cour a l’initiative législative, c'est prévu dans le Traité, mais c'est au Conseil de l’UE et au Parlement européen, les codécideurs, de légiférer et non pas à la Cour d'imposer sa solution. Le Parlement n'est pas une instance d'homologation des propositions de la Cour."

Antonio Marinho e Pinto contestait par ailleurs l’invocation du risque que la Cour doive payer des indemnités parce que le Tribunal européen n'avait pas jugé leur affaire dans un délai raisonnable. Il s’exprime largement sur cette question : "Mais il n'y a pas encore eu de décision de justice fixant le montant de leur préjudice! Il ne s'agit que de demandes des entreprises. C'est une fiction. J'ai été avocat et je sais que pour demander des indemnités il faut un fait dommageable, un préjudice et un lien de cause à effet entre les deux. Et il faut déterminer le préjudice par une décision de justice, ce qui n'a pas été fait parce qu'il n'y a pas eu d'arrêt du Tribunal. On ne peut pas se servir des prétentions financières des entreprises pour quantifier ce que coûterait le fait de ne pas voter cette réforme. C'est une menace: "Si tu ne me donnes pas les juges, tu verras les indemnités qui seront versées aux entreprises!" D'ailleurs, il n'est pas acceptable que ce soit le Tribunal lui-même qui fixe le montant du préjudice dont il est la cause. Dans les pays européens, ce n’est pas aux tribunaux nationaux qui ont commis une erreur mais à la Cour des droits de l'Homme de Strasbourg de fixer les indemnités. Nous devons absolument trouver autre chose. Nous ne voulons pas faire une réforme dans l'intérêt de la Cour, mais dans celui des citoyens et des entreprises."

Antonio Marinho e Pinto conteste qu’il n’y ait dans ce dossier "aucune étude d'impact, aucune évaluation". Par ailleurs, "que chaque Etat veuille un juge n'est pas la vraie façon de rendre la justice. Et, en plus, c'est la solution la plus chère et qui ne respecte pas le contribuable", soulignait-il.