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Traités et Affaires institutionnelles
Des réformes en vue à la Cour de Justice de l’UE pour garantir la protection juridictionnelle des citoyens de l’Union à l’horizon 2020
29-03-2011


CJUE Jean-Jacques Kasel, juge de la Cour de Justice de l’UE, Marc Jaeger, le président du Tribunal de première instance, tous deux des ressortissants luxembourgeois, ont présenté le 29 mars 2011 le rapport d’activité 2010 de la Curia ou Cour de Justice de l’Union européenne à la presse grand-ducale et de la Grande Région. A signaler que ce rapport a été publié le même 29 mars 2011 dans toutes les langues officielles de l’UE sur le site de la Cour, ce qui est une performance. 

Avec la présentation de ce rapport, Jean-Jacques Kasel et Marc Jaeger ont voulu faire passer quelques messages. Le premier est que la Cour essaie de travailler "vite et bien", car derrière chaque affaire, il y a des personnes, des organisations, des institutions qui attendent un arrêt. Le délai de traitement moyen d’une affaire par la Cour de 16,5 mois n’a pas changé. La chambre dans laquelle siège le juge Kasel a traité 85 affaires, ce qui représente "un travail considérable". Le délai moyen de traitement d’une affaire par le Tribunal est de 24 mois 

La Cour veut être réformée pour pouvoir affronter les nouveaux défis juridictionnels

Chose essentielle, une réforme interne de la Cour est nécessaire. Elle a plus de 50 ans d’existence, elle a crû avec les différents élargissements, "qui se sont déroulés harmonieusement", comme l’a souligné Jean-Jacques Kasel, qui dit de lui-même qu’il est un "intégrationniste". Cette réforme a besoin de passer par le législateur interne, le Conseil et le Parlement européen. Elle concernera les rapports d’audience, audiences que la Cour veut éviter tant qu’elles n’apportent pas de valeur ajoutée, le passage à la saisine électronique, l’e-Curia, "une mesure utile", selon Marc Jaeger, "mais qui ne résoudra pas tout, puisque quelqu’un doit statuer".

Mais le morceau le plus important de cette réforme serait le passage du Tribunal de première instance de 27 juges (28 en cas d’adhésion de la Croatie) – donc un par Etat membre – à 39 juges (40, si la Croatie devait adhérer), vu l’augmentation du nombre d’affaires – 630 affaires introduites et 527 traitées - et l’allongement des délais qui sont considérés comme des problèmes structurels.

Jean-Jacques Kasel, juge à la CJUE (source: curia.eu)Une telle augmentation du nombre des juges du Tribunal est, selon les deux juges, nécessaire pour que la justice rendue à la Cour européenne de Luxembourg continue à être de très haute qualité, et donc pour garantir la protection juridictionnelle des citoyens de l’Union à l’horizon 2020. Le traité européen permet une telle augmentation, mais elle aurait une foule de conséquences. Plus de juges, cela veut dire plus de référendaires, plus d’assistants, plus de travaux de traduction aussi - en gros 1200 des 2000 personnes occupées par la Cour de Justice travaillent actuellement dans les départements linguistiques - puisque la Cour rendra de plus en plus d’arrêts avec l’extension des compétences de l’UE.

La réforme aurait aussi des répercussions immobilières, sur lesquelles les juges n’ont cependant pas encore pu se prononcer. Néanmoins, déjà dans l’état actuel des choses, la Cour a besoin de nouveaux immeubles, et à côté de la rénovation de la partie dite "Château", une troisième tour sera construite sur une partie des terrains de l’actuel bâtiment "Jean Monnet" de la Commission qui devrait abriter surtout les lieux de travail du Tribunal de la Fonction publique européenne.   

La réforme souhaitée par la Cour ne sera pas facile, puisqu’avec 39 ou 40 juges pour le Tribunal, l’on ne procédera plus selon principe d’un juge par Etat membre, mais qu’il y aura des Etats membres qui auront plus d’un juge, de sorte qu’il faudra déterminer un nouveau système de désignation, où un comité de sélection serait éventuellement doublé d’un système de rotation. 

Il y a urgence

Pour démonter l’urgence de cette réforme, Marc Jaeger a notamment souligné qu’entretemps les recours à Luxembourg concernent aussi des mesures prises dans le domaine de la politique étrangère, par exemple quand des avoirs sont gelés dans le cadre de crises comme celles qui se déroulent dans le monde arabe (Tunisie, Libye) ou en Afrique (Côte d’Ivoire). D’autre part, le Tribunal est de plus en plus souvent saisi de référés qui requièrent des décisions provisoires avant des décisions sur le fond, comme une affaire où il s’agit de décider si la Commission doit suspendre un versement de 1,8 milliards d’euros à une branche économique espagnole, le genre d’affaire qui bloque un cabinet de juge confronté à une quarantaine d’avocats pendant une semaine.

Des retards dans le traitement des affaires s’installent aussi quand des mandats de juges doivent être renouvelés – 14 sur 27 en 2010 au Tribunal, avec en fin de compte 3 changements, et une démission supplémentaire – ce qui a pour effet que ceux dont les mandats expirent, ne peuvent plus, en attendant la décision de leur gouvernement, intervenir sur des affaires à partir de Pâques.

Quant à la Cour, dont le nombre de juges ne peut pas être augmenté, elle est confrontée avec l’extension des compétences de l’UE dans le domaine judiciaire avec un nombre croissant de procédures préjudicielles d’urgence, comme dans des affaires d’enfants retenus dans des procédures de divorce transfrontalières, et ce malgré le principe de la reconnaissance mutuelle des jugements entre Etats membres.      

Quelques arrêts et avis à l’honneur

Deux arrêts ont été mis en exergue par le juge Jean-Jacques Kasel.

Le premier est un avis tout récent, du 8 mars 2011, par lequel la Cour conclut que l'accord envisagé par le Conseil pour créer une Juridiction du brevet européen et du brevet communautaire n'est pas compatible avec les dispositions du droit de l'Union, défendant ainsi son monopole d’interprétation du droit communautaire.

Le deuxième est l’arrêt Abdeli du 22 juin 2010, par lequel la Cour se prononce sur la compatibilité du mécanisme procédural, dit "question prioritaire de constitutionnalité", récemment instauré en France, avec le droit de l’Union, et qui lui a permis de rappeler que, afin d’assurer la primauté du droit de l’Union, le fonctionnement du système de coopération entre elle-même et les juridictions nationales nécessite que le juge national soit libre de saisir, à tout moment de la procédure qu’il juge approprié, et même à l’issue d’une procédure incidente de contrôle de constitutionnalité, la Cour de toute question préjudicielle qu’il juge nécessaire.

Marc Jaeger, président du Tribunal de première instance, CJUE (source: curia.eu)Quant à Marc Jaeger, il a mis en exergue les affaires Systran et Astra Seneca.

En matière de violation des droits d’auteur et du savoir-faire, l’arrêt Systran et Systran Luxembourg/Commission de décembre 2010 fait état de développements novateurs concernant le contentieux de l’indemnité et le respect des droits d’auteur et du savoir-faire. Il tranche un litige complexe entre la société Systran et la Commission, issu d’un appel d’offres relatif à la maintenance et au renforcement linguistique du système de traduction automatique de la Commission. Systran avait considéré que la Commission avait divulgué illégalement son savoir-faire à un tiers et qu’elle avait réalisé un acte de contrefaçon à l’occasion de la réalisation par l’attributaire du marché de développements non autorisés d’un de ses produits. Le Tribunal a effectivement considéré que la Commission a commis une illégalité en violant les principes généraux communs aux droits des États membres applicables en matière de droits d’auteur et de savoir-faire. Cette faute est de nature à engager la responsabilité non contractuelle de l’Union. Le Tribunal constate que les préjudices invoqués, un dommage commercial résultant de la perte de clients potentiels et la complication des discussions avec les clients actuels de Systran, ainsi qu’un dommage financier résultant de la perte de son attractivité économique pour des investisseurs et une dépréciation de ses actifs incorporels, résultent directement de la violation, par la Commission, des droits d’auteurs et du savoir-faire de Systran. Le Tribunal a donc fixé l’indemnisation du préjudice subi par la société Systran à la somme de 12 001 000 euros de dommages et intérêts. De manière exceptionnelle, le Tribunal a également précisé que la diffusion d’un communiqué de presse permettait également de réparer en nature le préjudice moral constitué par l’atteinte à la réputation de Systran du fait du comportement illégal de la Commission.

Dans l’arrêt du 1er juillet 2010, AstraZeneca/Commission (T-321/05, non encore publié, sous pourvoi), le Tribunal s’est prononcé sur la légalité d’une décision de la Commission constatant que la requérante avait enfreint l’article 82 CE, d’une part, en présentant des déclarations trompeuses aux offices nationaux des brevets et, d’autre part, en retirant des autorisations de mise sur le marché d’un produit pharmaceutique dont le brevet arrivait à expiration.

En ce qui concerne le premier abus, le Tribunal a jugé que la présentation aux autorités publiques d’informations trompeuses de nature à induire celles-ci en erreur et à permettre, en conséquence, la délivrance d’un droit exclusif auquel l’entreprise n’a pas droit, ou auquel elle a droit pour une période plus limitée, constitue une pratique étrangère à la concurrence par les mérites, qui peut être particulièrement restrictive de la concurrence.

En ce qui concerne le second abus, à savoir le retrait des autorisations de mise sur le marché d’un produit pharmaceutique dont le brevet arrive à expiration, le Tribunal a considéré que, si l’existence d’une position dominante ne prive pas une entreprise placée dans cette position du droit de préserver ses intérêts commerciaux propres lorsque ceux-ci sont menacés, elle ne saurait faire usage des procédures réglementaires de façon à empêcher ou à rendre plus difficile l’entrée de concurrents sur le marché, en l’absence de motifs tenant à la défense des intérêts légitimes d’une entreprise engagée dans une concurrence par les mérites ou en l’absence de justifications objectives.

D’un point de vue politique, la Cour aura encore à trancher, après plainte du Conseil, sur la décision du président du PE, Jerzy Buzek, de signer unilatéralement le budget européen. Une autre plainte sur laquelle elle devra trancher est celle déposée par la France qui conteste la légalité d’un amendement adopté au PE qui prévoit de supprimer, sur les deux sessions plénières prévues normalement en octobre 2012, et les deux prévues en octobre 2013, une session de quatre jours de travail, ce qui signifiera qu’une partie de ces réunions se déplaceront de Strasbourg à Bruxelles. Ce vote est considéré comme une "victoire" des eurodéputés qui veulent que soient regroupées à Bruxelles toutes les activités du Parlement européen. Il est contesté par la France qui défend Strasbourg comme siège des sessions plénières du PE.  

Quelques conséquences de l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme

D’ici à la fin de 2011, l’Union devrait adhérer en tant que telle à la Convention européenne des droits de l’homme, comme cela est prévu par le traité de Lisbonne. Après la ratification de cette adhésion par les 47 Etats membres du Conseil de l’Europe, l’UE acceptera d’éventuels contrôles externes de la part de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. Le droit de l’Union a toujours invoqué cette Convention et s’est évertué à lui être conforme. Les deux Cours, celle de Luxembourg et celle de Strasbourg, ne consultent depuis quelques années pour éviter de produire des jurisprudences contradictoires, de sorte que Jean-Jacques Kasel a rendu un hommage appuyé à Jean-Paul Costa, le président en fin de mandat de la Cour européenne des droits de l’homme.

Par ailleurs, dans un document de réflexions sur le fonctionnement du système juridictionnel de l’UE, la Cour a, comme on peut le lire dans le rapport sous la plume de son président, Vassilios Skouris, "conclu qu’il importe de disposer, afin de respecter le principe de subsidiarité inhérent à ladite Convention et d’assurer en même temps le bon fonctionnement du système juridictionnel de l’Union, d’un mécanisme susceptible de garantir que la Cour de justice puisse être saisie, de manière effective, de la question de la validité d’un acte de l’Union avant que la Cour européenne des droits de l’homme ne statue sur la conformité de cet acte avec la CEDH."