Le 11 mai 2015, la commission spéciale Taxe du Parlement européen, chargée d’enquêter "sur les rescrits fiscaux et autres mesures similaires par leur nature et leur effet", s’est réunie à Bruxelles à l’occasion d’une audition avec les journalistes qui ont révélé Luxleaks et des experts comme Achim Doerfer et Gabriel Zucman "pour partager leurs points de vue et expérience". Une partie de l’audition n’a pas été publique, des journalistes invités ayant demandé le huis clos.
Pendant la réunion, l’on a appris que la commission spéciale Taxe se rendra, après une visite le 12 mai en Belgique, le 18 mai 2015 au Luxembourg, où elle rencontrera entre autres des représentants de Luxembourg for Finance et des grandes sociétés d’audit, des avocats experts dans le secteur et l’ancien fonctionnaire des Contributions, Marius Kohl, signataire de nombreux rulings au Luxembourg. D’autres visites suivront : le 22 mai en Suisse, le 28 mai en Irlande et le 29 mai aux Pays-Bas et le 18 juin au Royaume Uni.
Un des rapporteurs, l’eurodéputé libéral allemand Michael Theurer, s’est inquiété en marge de la réunion des obstacles que rencontre la commission spéciale pour faire son travail pendant le temps limité de son mandat, qui est de six mois. Comme elle a été créée le 12 février 2015, son mandat initial expire en août 2015.
Parmi les obstacles cités figurent la difficulté d’accès aux documents demandés à la Commission, au Conseil et aux gouvernements nationaux, les retards administratifs au sein du Parlement européen pour l’envoi des demandes officielles de documents, et les dissensions internes dans la commission spéciale qui risquent de conduire à ce qu’elle n’atteigne pas les objectifs de son mandat.
Il s’agit pour la commission spéciale Taxe d’examiner les pratiques relatives aux rescrits fiscaux à compter du 1er janvier 1991, mais aussi la manière dont la Commission européenne traite les aides d'État dans les pays de l'UE et leur niveau de transparence en ce qui concerne les rescrits fiscaux. Par ailleurs, elle est censée déterminer l'impact négatif de la planification fiscale agressive sur les finances publiques et présenter ses recommandations pour l'avenir.
Pour Michael Theurer, le fait de ne pas pouvoir accéder aux documents demandés veut dire "que nous ne pouvons rien faire pour rédiger un rapport", des propos rapportés par l’EUObserver.
C’est donc dans une atmosphère tendue qu’a eu lieu la rencontre avec différents lanceurs d’alerte, dont Edouard Perrin, inculpé au Luxembourg, Lars Bové, Richard Brooks et Kristof Clerix, tous membres du consortium international de journalistes qui ont travaillé sur Luxleaks.
Au cours de l’audition, Edouard Perrin a déclaré avoir révélé des "bribes" sur les tax rulings en 2011 et 2012, sans provoquer aucune réaction politique, jusqu'aux révélations Luxleaks en novembre 2014. Dans son propre cas, il a dit qu'il était dommage que "des poursuites judiciaires soient engagées contre les personnes qui révèlent certaines pratiques, et pas contre ceux qui sont impliqués dans ces opérations". Un autre problème est que la protection est faible parce que les rescrits sont considérés comme légaux, a-t-il ajouté.
Plusieurs députés ont exprimé leur soutien particulier au journaliste français Édouard Perrin, qui fait l'objet de poursuites au Luxembourg pour avoir révélé une partie des rescrits fiscaux secrets au Grand-Duché. Les adjectifs utilisés par les députés pour décrire les poursuites allaient de "stupides" à "scandaleuses".
"Les dénonciateurs devraient bénéficier d'une protection quand ils révèlent un comportement qui va à l'encontre de l'intérêt public, et pas seulement quand ils dénoncent des activités illégales. Il devrait également y avoir une plus grande ouverture concernant les décisions fiscales, et les pays qui escroquent d'autres pays devraient être sanctionnés", a suggéré Richard Brooks du consortium international des journalistes d'investigation face à la commission spéciale sur les rescrits fiscaux. Il est allé jusqu’à suggérer qu’un Etat membre de l’UE comme le Luxembourg soit soumis, faut de règlementation globale au nouveau de l’OCDE, à des sanctions touchant par exemple aux mouvements de fonds.
Richard Brooks a été soutenu dans ce sens par le président de la commission, l’eurodéputé PPE et ancien ministre français Alain Lamassoure, qui a rappelé qu’il y a deux niveaux d’action, l’un mondial, l’autre européen, et comme l’UE est conçue comme un "espace de solidarité", et que "nous avons laissé faire que certains pays volent de la matière fiscale à d’autres", il y a là "un problème spécifique" à l’UE.
Lars Bové, membre du consortium international, a déclaré que la principale question à laquelle il fallait répondre était de savoir "si une entreprise multinationale menait des 'activités substantielles'". "Si tel n'était pas le cas, il s'agissait uniquement de constructions fiscales. Ce que nous avons vu, c'est que les rescrits fiscaux étaient utilisés à grande échelle, considérant qu'ils étaient en fait des constructions fiscales de grande envergure, ouvrant sur des paradis fiscaux mondiaux comme Gibraltar", a-t-il déclaré, ajoutant que "les commissions sur les rescrits fiscaux devraient faire l'objet d'une forme de contrôle".
Richard Brooks a encore précisé que les autorités fiscales devraient vérifier si une entreprise est solide même si, a-t-il reconnu, cela pourrait être difficile étant donné le manque d'effectifs dans les départements fiscaux des États membres.
Kristof Clerix, également membre du consortium, a affirmé que le travail des membres attirait de plus en plus de lanceurs d'alertes, suite aux révélations des off shore leaks, Luxleaks et Swissleaks. Il a toutefois averti que les révélations ne laissaient pas prévoir une bonne évolution de la carrière, la plupart menant à des difficultés financières pour les lanceurs d’alerte. "Il faudrait peut-être penser à des récompenses financières, comme aux États-Unis", a-t-il suggéré, faisant référence aux récompenses octroyées par l'Internal Revenue Service aux Etats-Unis pour les révélations sur la planification fiscale légale.
Membre de la commission spéciale, l’eurodéputé luxembourgeois PPE Frank Engel a estimé que partout où des journalistes sont pénalement mis en cause pour leur travail, "cela ne traduit pas une intelligence politique et judiciaire très développée". "Je regrette foncièrement que cela ait lieu, même si un système judiciaire ne peut pas faire abstraction comme si elle n’avait jamais eu lieu d’une infraction comme la divulgation d’informations qui ne sont pas censées être divulguées au grand public", a-t-il ajouté. Il a ensuite abordé un "contexte de compétition farouche et féroce pour attirer des centres de décision de grandes compagnies internationales" dans lequel l’UE risquait de perdre si elle se mettait à fermer des centres financiers, "car dans le reste du monde comme à Shanghai, cela continuera". Pour lui, l’enjeu est de voir "quelles démarches communes peuvent être trouvées pour rester concurrentiels tout en imprimant sur les compagnies internationales une inclinaison éthique de rester dans l’UE".
Un député S&D danois, Jeppe Kofod, a estimé qu’un Etat membre ne devrait pas pouvoir inculper un journaliste et s’est demandé quels types de sanctions pourraient être pris contre le Luxembourg qui pourtant "bénéficie de la protection des traités".
Face à ces demandes de sanctions, le président de la commission spéciale Taxe, Alain Lamassoure, a souvent tenté de temporiser et de relativiser. Il lui a fallu expliquer qu’il n’y avait pas que le Luxembourg et la Suisse "qui posent problème en facilitant l’évasion fiscale". Il a aussi dû dire que "quand dans une famille qui partage les mêmes valeurs, on a dans certains domaines des règles différentes, cela peut aboutir à des injustices". Et s’il faudrait selon lui arriver à définir de la même manière la base imposable des bénéfices des entreprises, il faudrait également, à partir de cette base, savoir comment répartir les bénéfices fiscaux si l’entreprise a des activités dans différents Etas membres, notamment avec l’économie numérique, où cela devient de plus en plus fréquent et pressant. Finalement, il a aussi estimé que si l’évocation de ces sanctions montrait de grandes difficultés dans l’UE, il serait cependant difficile de les réaliser, et que pour y arriver, il faudrait avoir "des griefs très forts".
Comme le journaliste Richard Brooks, qui avait critiqué le manque de personnel dans les ministères des Finances et les administrations fiscales, en tirant la conclusion que "les gouvernements ne font pas leur travail", l’avocat allemand Achim Doerfer a également estimé que pour suivre les activités des 9000 employés des "Big Four" rien que dans le Land de Hesse, il faudrait des centaines de personnes hautement qualifiées qui ne sont pas au service de l’administration fiscale.
Un autre expert, Gabriel Zucman, qui avait fin 2013 réclamé dans un livre sur "La richesse cachée des nations" que le Luxembourg soit à cause de ses pratiques fiscales et de leur impact sur les revenus d’autres Etats exclu de l’Union et soumis à un embargo commercial et financier de la part de ses voisins, a, devant la commission du Parlement européen, surtout abordé la manière de réformer les systèmes de rescrits et de fiscalité des entreprises.
Pour lui, il faudra dépasser la situation où 28 systèmes différents existent dans l’UE, car cela ne peut fonctionner. Il a par ailleurs admis qu’il était "impossible de contrôler les transferts intragroupes" ni les prix de transferts qui servent de référence pour les rescrits fiscaux basés sur des bénéfices minimisés. Par ailleurs, ce serait plus facile pour l’UE d’imposer les bénéfices des entreprises là où ils sont réalisés, et ce au prorata de leur réalisation tiré de leur base consolidée. Pour une règle de type ACCIS, a-t-il admis, "il n’y a pas de formule parfaite", mais les USA pourraient servir d’exemple où l’imposition à partir du chiffre de vente fonctionne. Si les capitaux physiques sont impliqués, le risque de délocalisation des usines vers des lieux fiscalement plus intéressants est plus important, a-t-il souligné, de sorte qu’une imposition sur base de la vente finale est préférable.
Gabriel Zucman s’est montré sceptique à l’égard de l’échange d’informations de données bancaires et fiscales. Il pense qu’il faudrait étendre le modèle des registres de biens immobiliers aux biens financiers. De tels registres existent, mais sont uniquement privés. Comme l’échange d’informations ne suffira pas pour arriver à une juste imposition des bénéfices, Gabriel Zucman propose la création d’une "cadastre financier mondial". Partant de là, les Etats, enfin renseignés, pourraient imposer des sanctions économiques au prorata du préjudice qu’ils ont subi aux Etats dont ils estiment qu’ils leur ont volé des bénéfices fiscaux qui leur revenaient. Par ce biais, il est revenu sur le Luxembourg, qui, s’il devait continuer sur la voie des rulings, devrait pouvoir subir des "représailles sur les recettes de ses taxes sur les transactions financières transfrontalières".