La visite au Luxembourg le 18 mai 2015 de la commission spéciale TAXE du Parlement européen, mise en place dans le contexte des révélations "LuxLeaks", a permis de constater "un évident changement d’état d’esprit" au Grand-Duché. C’est ce qu’a notamment estimé le président de ladite commission, l’eurodéputé français Alain Lamassoure (PPE), à l’issue d’une journée marathon où la délégation d’une dizaine d’eurodéputés qu’il dirigeait a enchainé les rencontres et les entretiens, tandis que le ministre luxembourgeois des Finances, Pierre Gramegna, s’est félicité de débats tenus de "manière tout à fait sereine".
Pour mémoire, lors de cette journée, les députés européens de la commission spéciale ont rencontré successivement des représentants du secteur luxembourgeois de la finance et des ONG, les membres de la commission des Finances et du Budget de la Chambre des députés ainsi que des représentants de l’administration des contributions directes et, bien entendu, le ministre des Finances et ses équipes.
Lors d’une conférence de presse conjointe organisée à l’issue de la rencontre "de plus de deux heures" entre le ministre luxembourgeois des Finances et ses services d’une part, et la délégation de la commission spéciale TAXE d’autre part, le président de la commission spéciale, par ailleurs ancien ministre du Budget sous Jacques Chirac, a précisé qu’il ne s’agissait pas de jeter la pierre à un pays particulier. Ainsi, s’il a affirmé que "sans Luxleaks, il n'y aurait pas eu de commission spéciale", il a insisté dans le même temps sur le fait que "si cela n'avait concerné que le Luxembourg, il n'y aurait pas non plus eu de commission spéciale créée au Parlement européen". Car ce que les révélations ont "subitement" fait apparaître aux yeux de "500 millions de citoyens européens" c’est l’ampleur de ce phénomène dont il n’avait "aucune idée de l’ordre de grandeur" et qu’il qualifie de "scandaleux".
"Il est clair que nous sommes face à un phénomène qui va nous obliger à changer", a poursuivi Alain Lamassoure, assurant vouloir "travailler dans l'intérêt général de tous les citoyens. Il ne s'agit pas de dire qu'en Europe il y a de bons et de mauvais élèves, mais il y a des mauvaises pratiques". Selon le président de la commission spéciale, le "scandale" relève avant tout de l’existence de "28 législations différentes au sein de I'UE" ce qui, dans un marché unique où tout circule librement, "aboutit à une formidable immoralité". Dès lors, les entreprises qui ont les moyens financiers de recourir aux meilleurs conseils fiscaux et qui ont une activité transfrontalière, "donc les multinationales, donc les plus riches" peuvent choisir les systèmes les plus avantageux.
En tous les cas selon l'eurodéputé français, l’impression retenue par sa délégation à l’issue de la visite était celle "d’un évident changement d’état d’esprit" qu’il a tenu à saluer. Alain Lamassoure estime à cet égard que dans le contexte de la Présidence luxembourgeoise du Conseil de I'UE, qui se déroulera au deuxième semestre de l’année 2015, le Luxembourg "aura un rôle clé à jouer" alors que les semaines qui viennent verront notamment plusieurs propositions mises sur la table, notamment le paquet de propositions de la Commission européenne qui sera publié fin juin, les recommandations de la commission TAXE du Parlement européen et le plan d'action de l'OCDE (dit BEPS). Dès lors, l’automne 2015 constituera "une période clé pour donner l'impulsion définitive sur ce dossier et nous l’espérons pour changer le modèle dont nous nous sommes rendus compte qu’il ne fonctionnait pas", ajoute-t-il.
Lors de la Présidence luxembourgeoise du Conseil de l’UE, "le Luxembourg va s’engager avec beaucoup d’ambition pour faire avancer les sujets de la fiscalité", a de son côté indiqué Pierre Gramegna, citant la proposition d’échange automatique des rulings soumise par la Commission européenne en mars 2015. Selon le ministre des Finances, "le Luxembourg, [qui] soutient cette idée, […] se fera un plaisir et un honneur de pousser en avant cette négociation" et il "fera tout pour que le calendrier ambitieux de la Commission européenne soit respecté", à savoir que la directive soit finalisée avant la fin 2015.
Mais de répéter une nouvelle fois que si cette directive est très importante pour assurer la transparence dans l’UE, il sera nécessaire de l’étendre au-delà. Car si le ministre se dit d’accord pour que l’UE jour un rôle de pionnière et la matière, selon lui, cette directive "ne sera véritablement efficace que si les pays du G20 et de l’OCDE font de même dans un laps de temps relativement court". Comme il l’a déjà souvent dit, le ministre veut "une aire de jeu commune pour éviter que les Européens seuls se mettent dans une situation de concurrence défavorable".
Pour ce qui est de la directive relative à l’assiette commune consolidée pour l'impôt des sociétés (ACCIS), bloquée au Conseil de l’UE depuis qu’elle a été proposée par la Commission en 2011, et dont le commissaire européen à la Fiscalité, Pierre Moscovici, avait indiqué qu’elle serait la réponse adéquate pour lutter contre les pratiques dommageables en matière fiscale mais qu’elle exigeait "un nouvel élan", Pierre Gramegna a rappelé que la Commission européenne envisageait d’en présenter une nouvelle mouture dans les prochaines semaines. "Au cas où ce serait effectivement le cas, la Présidence luxembourgeoise fera tout pour que cette proposition soit discutée".
Plus généralement, Pierre Gramegna a estimé que la visite de la commission TAXE au Luxembourg, après un premier exercice du genre en Belgique une semaine plus tôt, s’est révélée "utile et même nécessaire", en particulier pour rappeler un certain nombre de réalités.
Car si le Luxembourg "a été mis en évidence" par les révélations Luxleaks, Pierre Gramegna a rappelé une nouvelle fois que le ruling n'était pas une spécificité luxembourgeoise. "Plus de 500 rulings trouvant leur origine au Luxembourg ont été placés sur internet […] mais pas les rulings des autres pays. Or, 26 des 28 pays de I'UE le pratiquent, de même que la plupart des pays de l'OCDE ou du G20", a-t-il expliqué. La visite des eurodéputés aura donc constitué l'occasion de montrer la "volonté de coopération" du Luxembourg, a poursuivi le ministre, qui l’assure : "nous n’avons rien à cacher et nous avons donné les explications nécessaires".
A cet égard, Pierre Gramegna a à nouveau rappelé que le Luxembourg s’était engagé sur un chemin de réformes importantes qui ont marqué l’année 2014. "Ces réformes ont bien sûr abouti à épouser davantage la tendance nouvelle de transparence dans la taxation européenne et mondiale", a-t-il poursuivi, citant l’abolition du secret bancaire et l’introduction de l’échange automatique d’informations (EAI) sur la fiscalité de l’épargne notamment.
Le ministre des Finances a par ailleurs tenu à souligner avoir indiqué à ses hôtes que le Luxembourg avait appliqué "quand même la directive de 1977 sur l’échange spontané" des rulings, mais qu’il y avait renoncé car s’il fournissait des informations à ses pairs, il n’en a jamais reçu aucune en retour. La directive prévoit notamment l’obligation pour les Etats membres d’un tel échange spontané pour les cas de rulings transfrontaliers ayant un impact supposé sur les recettes fiscales d’un autre Etat membre. "A partir de 2008-2009, le Luxembourg a plutôt misé sur l’échange d’informations sur demande et nous l’avons pratiqué régulièrement", a assuré le ministre des Finances. Et de rappeler encore que "contrairement à certaines idées reçues, les rulings du Luxembourg ne sont pas secrets pour les administrations fiscales de l’UE ou celles des pays avec lesquels nous avons des accords".
En revanche, si les rulings ne sont pas secrets vis-à-vis des administrations fiscales qui les réclament, il n’en est pas de même pour le grand public ou même les parlementaires. Interrogé par la presse, Pierre Gramegna a notamment expliqué qu’il fallait être "très clair sur les informations que nous pouvons donner en vertu de notre législation", rappelant que le Luxembourg avait transmis la liste complète de ses rulings à la Commission européenne dans le contexte de son enquête élargie à l’ensemble des Etats membres sur ce sujet. Mais pour le ministre, "il n’est pas question de livrer la liste complète des rulings [à la commission TAXE], puisque cela est contraire aux lois existantes au Luxembourg". Quant au volume des rulings émis par le Luxembourg, "ce chiffre est confidentiel" a répondu le ministre qui a par ailleurs précisé que le "prétendu" déchet fiscal (à savoir le manque à gagner en termes de recettes fiscales qui résulterait des rulings) était "impossible à calculer".
"Le Luxembourg fera en sorte que les dossiers de transparence et de fiscalité avancent le plus vite possible car nous en avons besoin, nos citoyens réclament davantage de justice sociale et de même les entreprises, petites et moyennes, demandent à ce que chacun paye sa juste part en impôts à la collectivité", a encore dit Pierre Gramegna.
Les commentaires de certains membres de la délégation de la commission TAXE à l’issue de la journée se sont cependant parfois révélés moins diplomates que ceux de leur président. Mais même Alain Lamassoure, interrogé en marge de la conférence de presse, a dû convenir que le langage diplomatique était de rigueur "parce que je n’ai pas la légitimité en tant que Parlement européen d’avoir accès à des informations concernant la fiscalité, qui n’est pas un sujet de compétence européenne, mais qui est un sujet de compétence nationale", selon des propos rapportés dans l’édition en ligne du 18 mai de Paperjam. "Je le regrette, bien entendu", a-t-il poursuivi, "mais je ne peux pas forcer la main au ministre des Finances".
En marge de la visite, l’eurodéputé allemand Fabio de Masi (GUE/NGL), invité par l’ex-député de Déi Lenk, Justin Turpel, et son successeur à la Chambre, David Wagner, à un point presse, a largement regretté le manque de coopération du Luxembourg, notamment en termes de transmission des documents requis, comme il l’avait d’ailleurs déjà exprimé dans un communiqué conjoint avec Déi Lénk diffusé le 15 mai 2015.
Il a par ailleurs affirmé que l’absence de Marius Kohl, l’ancien préposé du bureau de l’administration des contributions directes responsable pendant des années de l’émission des rulings, pourtant invité par la commission spéciale, devait être attribuée aux autorités luxembourgeoises. Celles-ci n’auraient en effet pas été en mesure d’établir un contact avec le fonctionnaire retraité, rapporte l’eurodéputé, qui souligne pourtant avoir trouvé lui-même ses coordonnées par une simple recherche dans l’annuaire. L’eurodéputé a néanmoins annoncé qu’il serait réinvité officiellement à Bruxelles.
Pour sa part, l’eurodéputé Sven Giegold (Verts/ALE), s’est également étonné de l’absence d’informations en termes de volumes des rulings et des déchets fiscaux qui en résultent. "Sans ces chiffres, comment voulez-vous que nous établissions une comparaison en Europe?", a t-il déclaré aux journalistes à sa sortie de la réunion à la Chambre des députés. "Ce qui m’intéresse vraiment, c’est la taille du business des 'tax rulings'. Et pour cela, il faut des chiffres macroéconomiques et consolidés qu’ils n’ont pas fournis", a-t-il déploré, s’interrogeant sur le pourquoi de l’absence de volonté du gouvernement "de faire la transparence sur la taille de cette activité", le seul moyen selon lui de définir "si le Luxembourg est un cas particulier ou non".
Sven Giegold a par ailleurs estimé que le non-respect de la directive de 1977 sur l’échange spontané des rulings, pratique à laquelle le Luxembourg assure avoir renoncé car les autres Etats membres ne le faisaient pas non plus, pourrait constituer une infraction à la lumière des règles européennes. Elle pourrait ainsi s’ajouter aux enquêtes approfondies de la Commission européenne menées dans le contexte de violations des règles relatives aux aides d’Etat.
Dans un message publié sur son compte du réseau de microblogging Twitter, l’eurodéputé écologiste s’est par ailleurs fendu d’une déclaration peu diplomate à l’égard de ses confrères de la Chambre des députés. "La morale en matière fiscale au parlement luxembourgeois est insupportable: voler les impôts des autres pays est ok aussi longtemps que ce n’est pas illégal!", a-t-il ainsi écrit.
Pendant la rencontre entre la délégation parlementaire européenne et les membres de la commission des Finances et du Budget de la Chambre des députés, une cinquantaine de personnes s’étaient rassemblées devant le Parlement luxembourgeois pour une manifestation silencieuse. A l’appel de l’organisation GlobalTaxJustice, les manifestants ont mis en avant leur désapprobation quant aux pratiques d’évitement fiscal des multinationales en brandissant des slogans tels que "les multinationales doivent payer leur juste part d’impôts", "nous voulons savoir combien les multinationales payent d’impôts" ou encore "c’est sexy de payer ses impôts".
A la sortie de la réunion, l’organisation GlobalTaxJustice en a profité pour remettre au président de la commission TAXE une lettre exprimant sa profonde préoccupation au sujet du rôle du Luxembourg dans la facilitation de l’évasion fiscale des multinationales, ainsi que sur la mise en examen par la justice luxembourgeoise du lanceur d’alerte Antoine Deltour et du journaliste Edouard Perrin, à l’origine des révélations du scandale des Luxleaks.