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Economie, finances et monnaie - Emploi et politique sociale
L’économiste Thorsten Schulten de la Hans-Böckler-Stiftung a analysé la gouvernance économique de l’UE sur les politiques salariales
19-04-2016


schulten-thorsten-csl-2-160419Thorsten Schulten, chercheur auprès du Wirtschafts-und Sozialwissenschaftliches Institut (WSI) de la Fondation Hans Böckler proche des syndicats allemands, a été le 19 avril 2016 l‘hôte de la Chambre des salariés. Il a traité lors d’une conférence publique la question de la politique salariale dans le cadre de la gouvernance économique de l’UE. Ses propos étaient basés sur les résultats d’une recherche entamée en 2012 sur les salaires agréés par des conventions collectives et publiée dans l’ouvrage intitulé "Wage bargaining under the new European Economic Governance" librement disponible sur le site de l’ETUI, l’Institut européen des syndicats.

L’exposé de Thorsten Schulte a d’abord traité de la gouvernance économique européenne et de son impact sur les négociations salariales nationales, la qualifiant dans ce contexte de "nouvel interventionnisme". Il a ensuite évoqué les conséquences de la politique anti-crise issue de cette gouvernance sur les politiques salariales et les économies des Etats, en mettant l’accent sur la baisse des salaires réels, la stagnation et la déflation. Il a ensuite tenté d’esquisser des alternatives, en mettant en avant la nécessité de renforcer le recours aux conventions collectives.

L’impact de la gouvernance économique européenne sur les négociations salariales nationales

Thorsten Schulten a expliqué que le discours dominant dans l’UE est de dire que les pays en crise souffrent de leur manque de compétitivité, et que ce dernier se lit à leur balance commerciale et des paiements. Les pays dont la balance est excédentaire, l’excédent étant un indice de compétitivité, seraient les pays à salaires modérés, et ceux dont la balance est déficitaire les pays à salaires trop élevés. La recette pour augmenter la compétitivité, donc l’excédent, serait de réduire les frais liés au travail. Mais, objecte Schulten, la fourchette entre les pays excédentaires et déficitaires s’est élargie sur plus de vingt ans, et il n’est pas possible que tous les pays de l’UE soient excédentaires, à moins de déplacer le problème vers des pays tiers. Pourtant, malgré cette évidence, la Commission européenne  maintient le cap sur cette ligne.

Pour Thorsten Schulten, la nouvelle gouvernance économique de l’UE, conçue comme une réponse à la crise économique qui a commencé en 2008, est un "nouvel interventionnisme" qui opère par deux biais : le semestre européen, qu’il décrit comme un cycle de coordination annuel contraignant qui est basé sur les recommandations de l’UE aux Etats membres, et les programmes de la Troïka – Commission, BCE et FMI – pour les pays en crise qui sont basés sur des conditions de politique économique auxquelles les pays concernés – Grèce, Portugal, Espagne, Chypre, Irlande – ont dû ou doivent encore se plier pour avoir accès à des crédits qui ne leur sont plus accordés par les marchés. Ces conditions ont été formulées dans des Memorandums of Understanding (MoU) qui ont tous débouché sur des réductions salariales et des pensions.

Thorsten Schulten a pointé le langage particulier que la Commission a développé pour faire passer ses messages, en parlant notamment de "politique génératrice d’emplois" ou de "réformes favorables à l’emploi". Mais parfois, la Commission publie des rapports qui n’y vont pas par quatre chemins.  Il cite ainsi le rapport annuel de 2012 sur les développements sur les marchés du travail de l’UE, uniquement disponible en langue anglaise. L’on y exige la décentralisation du système des conventions collectives, c’est-à-dire le passage des conventions par secteur aux conventions par entreprise, la possibilité et l’extension des clauses d’ouverture pour que des entreprises puissent diverger des conventions collectives ou nationales, la limitation, voire l’abrogation du principe le plus favorable, la réduction de l’extension des conventions collectives et de leur caractère d’obligation générale ainsi qu’une réduction générale des compétences des syndicats dans la fixation des salaires.

Il a ensuite évoqué en guise d’exemple des recommandations adressées par la Commission aux Etats membres en matière salariale dans le cadre du semestre européen celle qui vise depuis 2011 le système d’indexation des salaires luxembourgeois, la Commission revenant chaque année à charge malgré les refus des gouvernements successifs d’y toucher. En 2015, dernière série de recommandations disponible, la troisième recommandation adressée au Luxembourg par une Commission qui dénonce les systèmes d’indexation des salaires comme contraires à une possibilité d’ajustement salarial et comportant des risques inflationnistes en cas de choc nominal, est un appel à "réformer le système de formation des salaires en consultation avec les partenaires sociaux et conformément aux pratiques nationales avec pour objectif d’assurer que les salaires évoluent en fonction de la productivité, notamment au niveau sectoriel". Seule l’obstination des Luxembourgeois a jusque-là permis d’éviter que l’on porte atteinte à un système qui fonctionne pour les salariés et l’économie.

L’impact de la politique anti-crise de la gouvernance économique sur les politiques salariales et les économies des Etats

Pour l’économiste, les choses sont claires. Les politiques anti-crise ont eu un impact sur les systèmes de conventions collectives : elles ont été radicalement décentralisées, le caractère contraignant des conventions a été réduit et les interventions dans l’autonomie tarifaire sont évidentes et récurrentes. Les salaires ont été réduits, les salaires réels ont stagné. Mais la demande privée a, elle aussi, stagné, de sorte que l’inflation a diminué et qu’il y a un risque de crise déflationniste. Les économies stagnent de façon persistante en Europe, avec des taux de croissance bas et des taux de chômage élevés.

En Grèce, les concepts de la Commission ont été mis en pratique tels quels, affirme Thorsten Schulten. La Troïka a ainsi imposé l’abrogation du principe le plus favorable et du caractère contraignant des conventions collectives. Des représentations du personnel non-syndicales ont été autorisées tout comme des conventions par entreprise. Le salaire minimum a été réduit, et est passé du statut de salaire minimum tarifaire à salaire minimum légal. A partir de 2011, les conventions sectorielles ont chuté et le nombre des conventions par entreprise a littéralement explosé. Les syndicats n’étaient plus des parties que pour 30 % des conventions signées. 75 % de ces conventions ont sanctionné des réductions de salaires, dont 88,6 % sans la participation des syndicats. En Espagne et au Portugal, les choses se sont passées d’une manière similaire.

En guise d’alternative : renforcer le recours aux négociations salariales

Face à ce qu’il appelle "l’échec des mesures préconisées par la Commission européenne", Thorsten Schulten a exposé en guise de conclusion deux axes de solutions qu’il estime "plus appropriées afin de sortir l’Union européenne du marasme économique" : d’abord une politique du salaire minimum au niveau de l’UE et ensuite une campagne européenne pour le renforcement des systèmes de conventions collectives et leur caractère d’obligation générale.

En ce qui concerne le salaire minimum, Thorsten Schulten a estimé que les chiffres qui montrent que les salaires minimum par heure de travail vont de 11,12 euros au Luxembourg à 1,24 euros en Bulgarie sont peu disants, dans la mesure où ils ne tiennent pas compte du niveau général des prix et des salaires. Mieux vaut donc se rapporter, estime l’économiste, à des chiffres qui les expriment en pourcents par rapport au salaire médian, sachant que les salaires en-dessous de 66,6 % du salaire médian sont considérés par les scientifiques comme des bas salaires, et ceux en-dessous de 50 % comme des salaires de misère. Conclusions : tous les salaires minimums pratiqués dans l’UE sont des bas salaires, dont ceux du Luxembourg (56,5 % en 2014), de la France (61,1 %), de la Belgique (50,5 %) et du Portugal (57,5 %, donc un taux plus élevé que celui du Luxembourg), et la plupart sont des salaires de misère, y compris le salaire minimum allemand (47,8 %).

Un salaire européen minimum d’un montant équivalant à au moins 60 % du salaire médian national dans chaque Etat membre a été un enjeu des discussions politiques à la veille des élections européennes de 2009 et de 2014, et le futur président de la Commission, Jean-Claude Juncker, avait promis de s’engager pour un salaire minimum adapté aux traditions tarifaires nationales respectives des Etats membres et à leur situation économique. (LIENS) Mais depuis, rien n’a bougé sur cette question.

Pour l’économiste, il ne s’agit pas de militer en faveur d’un salaire minimum unitaire pour toute l’UE ni d’harmoniser les régimes nationaux du salaire minimum, mais de viser une coordination sur la question dans l’UE et d’établir une norme : celle d’un salaire minimum équivalant à 60 % du salaire médian national.  

Un des résultats nouveaux des recherches de Thorsten Schulten et de ses collègues est le constat que le taux de fixation des salaires par les conventions collectives varie fortement en Europe, qu’il peut être très élevé – 98 % en France – sans que le taux de syndicalisation des salariés soit très élevé, parce que la loi est contraignante et rend les conventions d’obligation générale. Il y a aussi le cas des pays scandinaves, avec un taux élevé de salaires fixés par des conventions, un taux de syndicalisation élevé mais pas de conventions qui sont d’obligation générale. Il y a le cas du Luxembourg, où 59 % des salaires sont fixés par convention collective dans des milieux où le taux de syndicalisation est très élevé. Bref, il n’y pas de règle, mais des systèmes qui fonctionnent autrement, avec un risque : le rôle croissant des Etats.

Les conclusions de Thorsten Schulten : "L’Europe a besoin d’une évolution plus forte des salaires et d’institutions fortes en matière de politique salariale. Il faut une politique européenne pour la hausse du salaire minimum à 60 % du salaire médian. Il faut finalement une campagne européenne pour le renforcement des conventions collectives, notamment en favorisant les conventions collectives sectorielles et en recourant plus fréquemment aux déclarations d’obligation générale. Et pour pallier le risque de la dépendance des Etats, il faut renforcer le pouvoir autonome des syndicats."