Le 9 mai 2016, journée de l’Europe, la Chambre des salariés a proposé une conférence sur la question si les nouveaux accords commerciaux négociés par l’UE mettent les services d’intérêt général sous pression. Le juriste autrichien Stefan Mayr, collaborateur scientifique auprès de l’Institut de recherche en gestion et gouvernance urbaine de l’Université économique de Vienne, qui a mené des recherches sur des questions de droit économique international, et en particulier sur la protection des investissements, le droit communautaire et les services publics, a tenté de livrer devant une salle comble des éléments de réponse en partant du CETA, le traité de libre-échange entre l’UE et le Canada.
Pourquoi le CETA ? Jean-Claude Reding, le président de la Chambre des salariés, a rappelé dans sa présentation du conférencier que le texte négocié du CETA était déjà disponible, contrairement à celui du TTIP, l’accord avec les USA, toujours en cours de négociation. Le CETA, un accord qui porte comme le TTIP aussi bien sur le commerce que sur l’investissement et la protection de l’investissement devrait être signé par les ministres européens du Commerce en octobre 2016. "Si le Conseil et le Parlement européen devaient donner leur aval au CETA, nulle raison ne pourrait être par la suite invoquée pour ne pas donner l’aval au TTIP", a mis en garde Jean-Claude Reding. C’est pourquoi les syndicats luxembourgeois sont en train de mobiliser pour une manifestation qui aura lieu très rapidement. Ils voudraient que le gouvernement expose sa position sur le nouveau système judicaire de protection des investissements (ICS) proposé par la Commission dans le cadre du CETA en février 2016 et livre des garanties pour que les services d’intérêt général restent en dehors du champ d’application d’un accord de type CETA.
Stefan Mayr a placé le CETA dans un contexte plus large : celui d’une nouvelle génération d’accords de libre-échange qui sont négociés par une UE qui a reçu avec l’article 207 TFUE du traité de Lisbonne de nouvelles compétences dans ce domaine auxquelles elle peut donner toute leur mesure vu la stagnation des négociations multilatérales du cycle de Doha, de GATS+ et au sein de l’OMC. La tendance va vers de très grands accords bilatéraux entre régions du globe comme TTIP ou CETA, ou bien plurilatéraux comme l’accord sur les services TiSA. Ces derniers accords font l’objet de discussions ouvertes, franches et passionnées, entre autres parce qu’ils sont perçus comme un danger pour la démocratie et l’Etat de droit, pour les normes de protection des consommateurs, de la santé et de l’environnement et pour les services publics. Jusque-là, c’est selon Stefan Mayr la CJUE qui a réussi à rétablir l’équilibre difficile entre la Commission qui veut libéraliser à tout crin et de manière irréversible et les Etats membres qui veulent et ont le droit de faire valoir les compromis et réserves nationaux sur la question des services économiques d’intérêt général (SIEG) face à la Commission.
Dans son approche du CETA, Stefan Mayr a traité les questions suivantes :
Selon lui, la protection des services publics par la Commission est faible, les exceptions en ce qui concerne l’accès aux marchés, notamment publics, sont viciées par des incertitudes d’ordre juridique, et le droit de réguler des Etats est de fait limité par la protection de l’investissement, mais aussi par les clauses de l’Accord général sur le commerce des services (GATS) qui ne connaît pas le concept de service public. Les clauses de CETA et de GATS, conclu auparavant et qui va plus loin en termes de libéralisation, peuvent entrer en conflit. Et cela peut concerner des secteurs comme l’eau, l’éducation, les soins de santé et les services sociaux.
La question des marchés publics est abordée dans le CETA en référence à l'Accord sur les marchés publics (GPA) conclu en 2012 au sein de l’OMC. Les marchés publics qui devraient de part et d’autre être rendus accessibles seraient définis par une liste positive. Des exceptions qui permettraient des adjudications à des entités juridiques autonomes mais contrôlées par l’adjudicataire et des coopérations intercommunales sont prévues, mais, selon Stefan Mayr, formulées de manière trop succincte, ce qui réduirait de fait les marges de manœuvre des parties intéressées et créerait par ailleurs de nouveau des incertitudes juridiques. Les concessions de services n'ont de l’autre côté pas encore été saisies, bien que la Commission se déclare prête à agir sur cette question. Mais en gros, des clauses du CETA comme l’article 30.2 sont en contradiction avec le droit communautaire, notamment l’article 218 TFUE, ce qui pourrait permettre à un investisseur canadien de plaider pour des dédommagements. La chose deviendrait encore plus compliquée – Stefan Mayr parle d’un "cheval de Troie très problématique du point de vue démocratique" - dans la mesure où la Commission veut se réserver le droit d’amender le CETA par des actes délégués, ce qui pourrait avoir des conséquences très problématiques en cas de pression sur la législation européenne des marchés publics, et notamment l’eau, dans un contexte où la Commission pousse vers la libéralisation tous azimuts.
La question de la juridiction pour trancher sur les questions de protection de l’investissement et les différends entre Etats et investisseurs est celle qui a suscité le plus de controverses dans la discussion sur tous les accords commerciaux de la nouvelle génération. L’on craint les droits de porter plainte qui peuvent entraîner des dédommagements très élevés en invoquant entre autres l’expropriation indirecte, le potentiel de menace qu’ils constituent pour dissuader les Etats de réguler, et cela d’autant plus que dans aucun accord, les clauses d’exception ne mentionnent des domaines auxquels le concept de protection de l’investissement ne s’appliquerait pas. Cela pourrait même avoir pour conséquence, apprendra-t-on pendant la discussion, qu’une telle juridiction pourrait se prononcer contre un arrêt de la CJUE si elle devait estimer qu’il ne garantit pas la protection de l’investissement ou contre un arrêt d’une cour suprême d’un Etat membre, une perspective que le Richterbund allemand a d’ores et déjà qualifiée d’anticonstitutionnelle.
La proposition de la Commission de février 2016 pour améliorer de manière ponctuelle ce volet de CETA a pour Stefan Mayr une valeur limitée. Les normes en ce qui concerne un traitement équitable et égal (fair and equal treatment) ne sont pas précisées de manière effective, l’importation de normes concernant des investissements matériels n’est pas suffisamment exclue, pas plus que le "forum shopping", qui donne à un demandeur la possibilité de saisir, vu la diversité des règles de compétence internationale, les fors, tribunaux des pays qui pourraient rendre la décision la plus favorable à ses intérêts. La proposition prévoit certes une instance d’appel, des juges professionnels issus pour un tiers de l’UE, du Canada et d’un pays tiers, et leurs mandats seraient renouvelables tous les cinq ans. Les compétences requises seraient d’abord le droit commercial international, mais des compétences en matière de droit commercial national ne le seraient pas. On est encore loin d’une cour internationale pour la protection de l’investissement. L’approche de la Commission est d’abord bilatérale, avec le Vietnam, avec le Canada, avec le TTIP. Mais les clauses de tous ces accords ne sont pas concordantes du point de vue institutionnel ou trop abstraites quand il s’agit de sauvegarder le droit des Etats de réguler toujours menacé par des plaintes pour expropriation indirecte.
Somme toute, le CETA, qui est un accord qui est d’évidence mixte, a un champ d’application très étendu, et il touche donc selon Stefan Mayr aux services publics. Les clauses de sauvegarde de ce secteur, les SIEG, sont tout sauf "étanches", selon le juriste, ce qui fait de la protection de l’investissement un mécanisme plein d’insécurités juridiques aux conséquences imprévisibles. Au cours de la discussion, il dira que les choses sont devenues tellement compliquées que même les ministres censés voter au Conseil en connaissance de cause ne seront plus en mesure de savoir pour quoi ils voteront vraiment.
La question est maintenant entre les mains des Etats au Conseil et du Parlement européen pour décider si le CETA, qui n’a pas encore été signé, peut encore être amendé. La réunion du Conseil des affaires étrangères (CAE) du 13 mai 2016 l’évoquera. Selon le député européen Claude Turmes, présent dans la salle, un vote-test sur le CETA serait prévu au cours de la réunion, et le Luxembourg s’abstiendrait d’après ses informations.