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La Chambre des salariés s'inquiète dans une note de l'impact potentiel de l'accord de libre-échange entre l'UE et le Canada (CETA) sur les services publics au Luxembourg
02-06-2016


Jean-Claude Reding et Sylvain HoffmannLe 2 juin 2016, la Chambre des salariés (CSL) a présenté une note relative à l'impact potentiel de l'accord de libre-échange entre l'UE et le Canada (CETA) sur la législation nationale, plus particulièrement sur les services publics au Luxembourg. Elle en arrive au constate que "le CETA soulève de nombreuses interrogations et il serait à ce stade prématuré de donner l'accord à ce Traité sans avoir les garanties et réponses nécessaires aux questions qui se posent".

Les préoccupations exprimées par la CSL prennent notamment appui sur les conclusions d'une étude menée par la Chambre de travail autrichienne, qui a montré que le CETA peut restreindre la capacité d'un Etat à légiférer de manière souveraine. La Chambre des salariés avait d'ailleurs invité un de ses auteurs, Stefan Mayr, à tenir une conférence sur le sujet à Luxembourg le 9 mai 2016.

La note de la CSL ne fournit pas une étude exhaustive sur le CETA mais entend soulever des questions pour nourrir le débat qui doit se poursuivre dans les Etats membres. Le président de la CSL, Jean-Claude Reding a aussi mentionné la récente publication d'un avis commandé par le Land allemand de Bade-Wurtemberg pour mesurer les conséquences de l'accord sur les marges de manœuvre politiques des Länder et des communes, qui poursuit le même but. Cet avis a conclu au besoin de clarifications et de modifications pour préserver ces marges de manœuvre.

De la définition trop large de la notion d'investissement au nombre trop faible de réserves posées par le Luxembourg

Au contraire des affirmations de la Commission européenne, la CSL pense que les services publics seront affectés par l'accord CETA, puisqu'ils ne sont pas "exclus expressément" du champ d'application de l'accord. "La Commission dit que les services publics ne seraient pas touchés. Quand on regarde dans le détail, ce n'est manifestement pas vrai, les dispositions manquent beaucoup trop de clarté", a déclaré le directeur adjoint de la CSL, Sylvain Hoffmann, en introduction à la présentation de la note.

Le champ d'application de cet accord de libre-échange de nouvelle génération, qui couvre désormais les investissements, serait "le plus large et le plus complet", dit la CSL dans sa note. La notion d'investissement est définie de manière "extrêmement large" ce qui pourrait, selon la CSL, et pourrait couvrir la fourniture de services publics de diverses manières, auxquels seraient dès lors applicables les obligations classiques contenues dans les accords commerciaux, mais également tous les standards de protection relatifs aux investissements  contenus dans l'accord: traitement juste et équitable, protection et sécurité intégrale, et protection contre l'expropriation directe et indirecte.

Le cas des listes négatives

Contrairement au GATS, il n'existe pas dans le CETA de dérogations générales et globales par rapport aux engagements pris par l'UE en matière de libéralisation. Seuls les services fournis dans l'exercice du pouvoir gouvernemental, recouvrant en pratique les fonctions régaliennes de l'État, sont clairement exclus du CETA. Pour délimiter le champ d'application du chapitre 8 sur les investissements et du chapitre 9 qui lui est "indissociable" et concerne le commerce transfrontalier de services, il faut selon la CSL examiner les listes négatives qui prennent la forme d'annexes à ces deux chapitres, qui contiennent les réserves, au sens du droit international public, formulées par l'Union européenne et les États membres.

La première annexe concerne les mesures nationales et européennes existantes, qui ne seraient pas, à l'heure actuelle, en conformité avec les obligations contenues dans l'accord CETA, et que que le Canada, d'une part, et l'UE et ses États membres, d'autre part, souhaitent maintenir à l'égard des prestataires de services et des investisseurs de l'autre partie. Elle permet ainsi aux parties de pouvoir maintenir, renouveler ou réviser les mesures listées, mais ceci dans la limite du "niveau de non-conformité" constaté au moment de l'entrée en vigueur de l'accord (effet standstill). La CSL s'inquiète de cet effet standstill comme de l'effet cliquet (ou ratchet) qui garantit qu'on ne peut pas revenir en arrière après avoir libéralisé.

"Ce type d'annexe s'inscrit dans une dynamique de libéralisation, les mesures contenues dans la liste ne pouvant être amendées que dans le sens d'une plus grande libéralisation. La protection accordée aux services publics listés dans l'annexe I est donc (dans l'esprit des négociateurs et en pratique) amenée à disparaître avec le temps", constate la CSL, avant d'ajouter : "Ce qu'un gouvernement fait  aujourd'hui, aucun gouvernement démocratiquement élu à l'avenir ne pourra le défaire."

L'annexe II énumère également les mesures et restrictions existantes que les parties souhaitent continuer à appliquer, mais qui prévoit en outre la possibilité d'adopter des mesures nouvelles ou différentes (même plus restrictives) à l'avenir pour les secteurs inclus dans la liste. La possibilité de règlementer librement et de déroger à l'accord n'est donc garantie que si les secteurs sont listés dans l'annexe II.

Or, le Luxembourg n'a formulé qu'une seule réserve pouvant concerner les services publics, au sujet des services fournis par les pharmaciens, constate la CSL qui souligne qu'il "devra donc essentiellement se contenter des réserves formulées par l'UE". On retrouve ces nombreuses réserves de l'UE dans le texte de l'accord CETA (annexe I : pp. 979-988 et annexe II : pp. 1294-1316).

La CSL s'arrête notamment sur la première réserve portée par l'UE dans l'annexe II, qui concerne l'accès au marché. Elle permet aux Etats membres de continuer à soumettre la fourniture de services, considérés comme services publics à un niveau local ou national, à des monopoles publics ou à l'octroi de droits exclusifs accordés à des opérateurs privés. La CSL note d'abord que la notion de "public utilities" employée n'a aucune définition claire ni dans le droit commercial international ni dans le droit de l'UE, ce qui rend difficile d'affirmer quels services d'intérêts généraux peuvent faire partie de son champ d'application. "Cela dépendra finalement de la volonté des différents Etats membres, et en cas de litige de la décision des arbitres", dit la CSL, qui note ensuite que si cette réserve est applicable aux limitations d'accès au marché des États membres, et donc aux seules problématiques liées aux monopoles d'État et à la distribution de droits à des prestataires privés, elle ne couvrirait pas le droit pour les États "de poser des exigences telles par exemple l'examen de besoins économiques ou l'exigence de l'adoption par le prestataire de service d'une certaine forme sociale" qui pourrait dès lors faire l'objet d'une contestation.

Les deux autres réserves formulées par le Luxembourg dans l'annexe I concernent l'exercice de la profession d'avocat  et le secteur de la pêche. "On peut légitimement se demander pour quelles raisons le Luxembourg n'a pas formulé davantage de réserves", dit la note de la CSL avant de suggérer les services publics qui auraient pu en faire l'objet.

Les autres inquiétudes de la CSL

La CSL note encore que le chapitre 19 sur les marchés publics est complètement muet sur les questions d'exigences environnementales ou sociales, au contraire de la nouvelle directive européenne sur les marchés publics et se demande comment les deux textes pourront s'articuler l'un l'autre. La CSL estime par ailleurs que le principe de précaution devrait trouver sa place dans l'accord.

La CSL est aussi inquiète du fait que les négociateurs ont laissé la porte grande ouverte à un élargissement de l'accord aux concessions de services qui ne sont pour l'heure pas couvertes par le CETA. De plus, cette modification du champ d'application pourrait intervenir par une procédure simplifiée et donc résulter d'une simple décision d'un comité joint créé par l'accord lui-même.

Elle juge décevant le chapitre sur le travail, dans lequel "le fait d'assurer des conditions de travail décentes et un haut niveau de protection du travail n'est perçu que comme un "outil" de l'efficacité économique et non comme un objectif à atteindre". "Les rédacteurs ont par ailleurs volontairement omis de s'engager à évaluer l'impact de l'accord en termes sociaux, volontairement car une telle obligation est envisagée dans le chapitre environnement et commerce", dit-elle.

Concernant le mécanisme de règlement de différends entre Etats et investisseurs (ISDS), les quelques modifications apportées en février 2016 pour en faire un ICS, sont "certes bienvenues mais mineures" et "n'apaisent en aucun cas les craintes formulées par le passé", pense la Chambre des salariés. Le mécanisme d'appel nouvellement introduit, pour sa part, ne pourra pas fonctionner sans une décision du comité commun (joint committee), ce qui donne un pouvoir important à des fonctionnaires qui y siègent, dit-elle. Quant aux dispositions concernant un code de conduite pour les arbitres, elles n'ont pas du tout été modifiées.   

Des risques pour la fourniture de services publics au Luxembourg

Le risque de se voir imposer le paiement de dommages-intérêts par l'ICS au profit d'une entreprise canadienne qui estimerait que la modification d'une disposition législative entraîne un surcoût, "ne limite certes pas formellement le droit de légiférer, mais peut en pratique empêcher la mise en place de nouvelles dispositions légales servant l'intérêt général par peur qu'elles nuisent à la rentabilité d'entreprises canadiennes établies au Luxembourg", dit la CSL dans la deuxième partie de sa note qui vérifie si la réalité du respect du droit de légiférer à la lumière de plusieurs exemples concrets tirés de la législation luxembourgeoise et conclut que "la mise en œuvre de l'accord CETA pourrait (…) entraîner une stagnation voire une forte régression en termes de qualité des services sociaux".

Pour les services sociaux

La CSL évoque en premier lieu la loi du 8 septembre 1998 réglant les relations entre l'État et les organismes œuvrant dans les domaines social, socio-éducatif, familial médico-social et thérapeutique (dite loi "ASFT").  Elle déplore sur ce point que le Luxembourg n'ait pas profité de la possibilité qui lui était offerte d'ajouter des réserves nationales permettant d'exclure d'autres services sociaux, telles ceux couverts par la loi ASFT, afin d'éviter la mise en cause par un investisseur canadien des règles légales existantes en la matière. La France et la Belgique "ne se sont pas gênés", pour le faire, a fait remarquer Sylvain Hoffmann.

Le tribunal d'arbitrage pourrait avoir une définition restrictive des services éducatifs, sociaux et de santé "financés publiquement" évoqué dans les réserves respectives de l'UE, prévient ensuite la CSL. Ainsi, les services bénéficiant de financements mixtes pourraient tomber dans le champ d'application de l'accord et un investisseur canadien pourrait demander l'égalité de traitement.

Etant donné que les réserve de l'UE ne couvrent pas la protection des investissements (chap X section 4), plusieurs cas de figure pourraient survenir, ajoute la CSL. Si l'Etat luxembourgeois entendait par exemple augmenter le nombre de personnel qualifié à employer pour encadrer des personnes âgées ou des enfants, diminuer la durée de travail hebdomadaire des salariés avec maintien de leur niveau de salaire ou encore augmenter des salaires fixés dans la convention collective déclarée d'obligation générale dans le secteur, cela pourrait en pratique représenter pour un investisseur canadien du secteur une augmentation des coûts et lui permettre de contester ces nouvelles règles devant la Cour d'arbitrage. Dans ces deux derniers cas, "cela pourrait également remettre en cause l'autonomie de négociation des partenaires sociaux dans le cadre de négociations salariales", commente la CSL. Il en irait de même si l'Etat entendait imposer des exigences linguistiques supplémentaires, comme par exemple la maitrise du luxembourgeois ou d'une autre langue.

Pour la formation professionnelle continue

En matière d'enseignement et de formation, la formation initiale assurée et financée principalement par l'État luxembourgeois est protégée par deux réserves de l'UE, celle concernant les "public utilities" déjà mentionnés et celle concernant les établissements recevant des fonds publics. Cette dernière protège le droit d'adopter ou maintenir toute mesure se rapportant la fourniture de tout service éducatif qui reçoit un financement public ou un soutien de l'Etat sous toute forme, et ne sont pas considérés comme financés de manière privée. Elle couvre aussi bien l'accès au marché comme la réserve sur les services publics, mais également le traitement national, les exigences de performance, la direction générale et les conseils d'administration

Si la formation initiale ne devrait a priori pas être affectée par le CETA, "la question de la formation professionnelle continue doit faire l'objet d'une attention particulière", prévient la note de la Chambre des salariés. Elle suit le même raisonnement que pour les services sociaux et envisage qu'un institut de formation canadien établi en Europe, confronté à de nouvelles exigences de qualité (qualification du personnel, certification des contenus) ou à une baisse des subsides, introduites par le législateur national et qui seraient applicables à tout institut de formation, pourrait faire valoir son droit à une compensation financière auprès de l'Etat en question si ces exigences de qualité entrainent un surcoût. Parmi les autres difficultés que pourrait rencontrer le secteur, le CSL prévient qu'une forte diminution de la participation de l'État au financement des écoles privées ou à des universités privées pourrait constituer une violation des dispositions relatives à la protection des investissements.

Pour le logement et les taxis

De semblables problèmes pourraient se poser quant à la viabilité des législations nationales règlementant les prix et les tarifs, comme par exemple la législation sur le bail à loyer. Modifier la  formule de calcul du loyer pourrait poser problème puisque cela pourrait entraîner une perte de revenu importante pour un investisseur canadien propriétaire au Luxembourg d'un certain nombre de logements que l'État luxembourgeois devra alors compenser. L'étude autrichienne cite les difficultés que pourrait rencontrer le frein sur le prix des loyers (Mietpreisbremse) allemand qui pourrait être contraire aux intérêts d'investisseurs canadiens.

Enfin, la CSL fait remarquer que le Luxembourg, qui a libéralisé les tarifs des auto-écoles et des services de taxi, pourrait ne pas pouvoir re-réglementer ces domaines, une fois l'accord CETA entré en vigueur. Par contre, concernant la limitation du nombre de pharmacies, le conventionnement obligatoire des médecins ou sur l'ouverture d'une éventuelle clinique privée, la capacité nationale à légiférer et réglementer lui semble assez bien protégée.

Pour Jean-Claude Reding, "ces traités cachent un agenda politique inavoué"

Le texte inquiète d'autant plus la CSL qu'il pourrait servir de cadre au TTIP et pourrait même permettre aux entreprises étasuniennes qui s'implantent au Canada de profiter de ses dispositions. Lors de la séance de questions et réponses, le président de la Chambre des salariés, Jean-Claude Reding, a jugé que les intentions de la Commission n'étaient pas claires : "L'UE s'est lancée à mon avis dans une direction où des raisons sont avancées pour cacher d'autres motivations beaucoup plus profondes", a-t-il dit. "On est en plein dans une politique de continuation d'une dérégulation de nos systèmes traditionnels, sans en débattre démocratiquement et sans dire ce qui est en train de se préparer. En ce sens, ces traités cachent un agenda politique inavoué, et c'est là finalement la nouveauté de cette approche. On dépasse les accords traditionnels où on discutait sur les tarifs douaniers, sur certains standards."