La matinée de la deuxième journée du colloque du CRP Tudor consacré à la stratégie de Lisbonne fut essentiellement axée sur la question de la solidarité et de la cohésion sociale.
Sergio Arzeni directeur à l’OCDE, où il dirige le centre pour l’entrepreneuriat, les PME et le développement local, posa plusieurs questions. D’abord, si la compétitivité pouvait se construire dans des régions et des territoires marqués par une forte inégalité. Ensuite, si l’innovation pouvait faire abstraction du capital social, ce facteur intangible. Et finalement, si un modèle de croissance basé sur la flexibilité et la précarité pouvait garantir la stabilité sociale. Pour lui, à ces trois questions, l’on ne peut répondre que par la négative.
Une grande majorité des pays de l’OCDE sont entrés en récession et la situation s’aggravera selon l’expert en 2009. La fin du tunnel ne peut être espérée avant la fin du 3e trimestre 2010. 8 millions de personnes perdront leur travail, ce qui signifiera une augmentation moyenne de 25 % du taux de chômage. Le chômage frappera de manière inégale selon les pays, mais frappera avant tout les populations socialement les plus faibles. La pression sur les finances publiques rendra difficile le financement de filets de sécurité pour tous.
La défaillance du marché va créer des problèmes sociologiques majeurs. La précarité a déjà fait perdre selon Arzeni l’espoir à toute une génération : "L’espoir est quelque chose d’important. Il constitue une force profonde qui a permis à l’Europe de se rebâtir après la Seconde Guerre Mondiale." S’y ajoute que si les personnes qualifiées sont bien payées, mais que les personnes peu qualifiées sont si mal payées que cela a un impact sur la structure sociale de certains territoires, qu’il y a des "zones géographiques du désarroi, de la déchéance et de l’exclusion". Notamment la misère éducative, alimentaire et résidentielle des enfants est un véritable fléau que l’explosion de la divortialité accentue, puisque les familles monoparentales sont trois fois plus pauvres que les familles traditionnelles. Les seuls dont les conditions économiques s’améliorent sont les retraités. Les salariés qui travaillent n’arrivent souvent plus à boucler leurs fins de mois.
Un des facteurs essentiels qui causent la différence des revenus est la différence de patrimoine. L’OCDE a lancé une étude sur les moyens de permettre aux personnes salariées mais socialement faibles de se construire des actifs (asset building) afin de pouvoir "éviter qu’ils ne tomber dans l’assistanat qui est un piège et qu’ils aient l’espoir de pouvoir bâtir quelque chose". Pour réaliser ce type d’actions et bien d’autres, il faut selon Arzeni intervenir au niveau des communautés dans lesquelles ces personnes vivent, et ce de manière durable pour que ces communautés soient aussi durables. Pour y arriver, il faut faire appel au secteur de l’économie solidaire. "Nous devons sortir de l’idéologie qu’il n’y a qu’un seul capitalisme". Il faut d’autre part renforcer la responsabilité sociale des entreprises, réinventer le rôle des syndicats, car pour Sergio Arzeni, si une communauté est renforcée, l’économie est renforcée.
Samuel Thirion, administrateur de la Division pour le développement de la cohésion sociale, a mis en avant la nécessité qu’au-delà des connaissances scientifiques et technologiques, la stratégie de Lisbonne devait viser la connaissance sociétale, et notamment s’investir dans la recherche d’indicateurs du progrès sociétal.
Pour y arriver, il est selon l’expert du Conseil de l’Europe nécessaire d’intégrer l’économie sociale et solidaire. Le Conseil de l’Europe a fait en 1997 de la cohésion sociale – c.à.d. la capacité d’une société d’assurer le bien-être de tous ses membres et de ses générations futures - un de ses objectifs prioritaires à côté des droits de l’homme et de la démocratie. Pour atteindre les objectifs liés à la cohésion sociale, il est possible de se baser sur les droits de l’homme et la démocratie qui ont servi d’apprentissage entre les Etats et dans les Etats membres du Conseil de l’Europe.
Un de ces objectifs est selon Thirion d’élaborer des indicateurs de progrès sociétal qui vont au-delà du PIB et qui soient acceptés par les citoyens. Pour cela, il est important de pouvoir recourir, au-delà d’actes formels, à des exercices de démocratie délibérative voire participative. Un autre objectif est le passage de l’Etat-providence à la société-providence et à une éthique du vivre ensemble. Sa réalisation passe également par l’implication citoyenne. Le dernier objectif est de faire évoluer les sociétés des Etats membres du Conseil de l’Europe vers des économies du bien-être pour tous à travers un accès aux biens tant matériels qu’immatériels.
Cette démarche devrait être légitimée par ceux qui en seraient les bénéficiaires et les droits qu’elle implique, notamment l’accès aux biens immatériels, devraient être repensés. Thirion a beaucoup regretté que les méthodes pour arriver à de nouveaux types de coopération citoyenne qui déjà ont apporté des solutions réelles, notamment par des expériences pilotes dans le cadre des programmes européens INTERREG et EQUAL, n’ont pas été reprises par la politique des Etats. Un retour sur ces acquis, une participation générale des citoyens se constituant en "société apprenante" pourraient contribuer à la réalisation de ces objectifs liés à la cohésion sociale.
Denis Stokkink, le président du think tank européen "Pour la Solidarité" affirma à la suite des orateurs qui l’avaient précédé que l’on ne pouvait plus tenir sur l’économie et la société le même discours en décembre 2008 qu’en juin 2008 : "Avec la crise, nous assistons à un changement de paradigme." Pour Stokkink, il faut désormais et plus que jamais placer la cohésion sociale et le bien-être de la population au centre de la croissance. La crise financière a montré que l’autorégulation des marchés par les professionnels et principaux intervenants économiques était un leurre. Pour Stokkink, il faut aller vers des réglementations financières strictes et dans le cadre de la stratégie de Lisbonne accepter le principe de l’économie plurielle, avec non pas deux volets, le public et le privé, mais aussi un troisième volet, l’économie sociale et solidaire. Il faudrait donc revenir sur l réduction de la dimension sociale dans la stratégie de Lisbonne telle qu’elle a été pratiquée lors de sa révision en 2005. Ce ne serait que revenir à ce qui distingue le modèle social européen : l’équilibre entre l’économique et le social à travers une économie sociale de marché qui est inscrite dans les traités européens. Ce n’est pas la chaîne successive croissance-emploi-cohésion sociale qu’il faut prôner, mais une économie où ces trois pôles se renforcent simultanément.
Jean-Louis Laville, professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers s’est attaché à analyser "le problème d’articulation entre l’économie et la démocratie auquel l’Europe est confrontée aujourd’hui". Pour identifier les ressources dont dispose l’Europe pour affronter ces défis, il a jeté son regard sur la théorie de l’économie politique d’Adam Schmith, qui n’est "pas une vision technique mais plutôt une vision articulée autour d’un modèle de société" et qui essaye d’allier économie et société.
Dans un second temps, Jean-Louis Laville a livré ses définitions de l’économie et de la politique. La politique d’abord. Elle se caractérise selon Jean-Louis Laville par deux pôles : le pôle des pouvoirs publics, du contrôle, de la domination mais aussi de la légitimité politique qui a été mis en exergue par le sociologue allemand Max Weber. Le deuxième pôle est celui de l’espace public, une idée qui a été surtout développée dans les travaux de Hannah Arendt et Jürgen Habermas. L’économie ensuite. Jean-Louis Laville a rappelé qu’il existe deux définitions différentes de l’économie : la définition de la rareté et celle de Karl Menger et des tenants de la théorie néoclassique qui postule que "l’économie est articulée autour des interactions sociales". Cette définition plus large de l’économie se base sur une pluralité de principes économiques et en particulier sur le principe du marché, mais aussi sur la redistribution et la réciprocité qui permettent de régler certains problèmes de la cohésion sociale.
L’Europe se caractérise selon Jean-Louis par la solidarité "qui a en commun des formes évolutives". Jean-Louis a opposé trois âges de la solidarité en Europe : la solidarité comme forme d’auto-organisation de l’économie, la solidarité comme forme philanthropique et la solidarité comme redistribution publique.
Le premier âge de la solidarité comme forme d’auto-organisation de l’économie correspond à l’instauration des démocraties modernes au 19e siècle. L’idée de cet âge "est que la solidarité peut être une forme d’autorégulation collective qui permet en s’appuyant sur les relations humaines d’avoir une économie qui soit intégrable". Le deuxième âge de la solidarité comme forme philanthropique se caractérise par une vision plus restreinte de la solidarité. Elaborée dans la deuxième moitié du 19e siècle, elle se base sur une économie et un progrès qui doivent avant tout être fondés sur les marchés, avec en marge une solidarité philanthropique et compassionnelle. Le troisième âge de la solidarité comme redistribution publique correspond à l’instauration de l’Etat providence en 1945 et est articulé autour de deux piliers : le marché et la redistribution publique. La faiblesse de ce système est selon Jean-Louis Laville que la redistribution publique est conditionnée par les prélèvements sur la croissance marchande.
Aujourd’hui, l’Europe entre selon Jean-Louis Laville au quatrième âge de la solidarité. Ce modèle se caractérise selon Jean-Louis Laville par un déplacement des activités productives qui fait que l’ensemble des secteurs les plus créateurs sont des secteurs qui auparavant étaient des secteurs secondaires dans la vie économique, dont notamment les services relationnels, l’éducation, la santé, le tourisme, les services sociaux. Se pose alors selon Jean-Louis Laville la question du financement de ces services et de les rendre accessibles a toute la population. Pour réaliser ce défi, il faut selon lui arriver à de nouvelles hybridations entre financement privé et financement public qui permettent de pondérer ces services. Jean-Louis Laville a pronostiqué qu’il il y aura soit un retour à l’âge de la solidarité comme forme philanthropique soit une dynamique plurielle avec une vision plus élargie de l’économie. Jean-Louis Laville a estimé que le Luxembourg est bien placé pour expérimenter un système.
La stratégie de Lisbonne et la question de la citoyenneté européenne sont intimement liées. Tout le problème de la stratégie de Lisbonne, qui peine à se réaliser, viendrait du fait « qu’elle est née justement au moment où le concept de la citoyenneté européenne est entré en crise". C’est la théorie avancée par le sociologue Matthieu de Nanteuil-Miribel de l’Université catholique de Louvain. Pour lui, "cette crise du symbolique est au moins aussi importante que la crise financière". Pour en ressortir, il faudra repenser, d’après le sociologue français, le concept de la citoyenneté européenne.
Mais quel fut ce concept de citoyenneté auparavant ? Pour analyser cette question, le sociologue est remonté aux années fondatrices de l’UE. L’Europe fut selon Matthieu de Nanteuil-Miribiel une construction politique libérale. Celle-ci posait toutefois dès le début deux faiblesses. D’abord parce que l’expertise juridico-politique donne aux experts le privilège du discours européen, et deuxièmement parce que la construction européenne se serait faite sur base d’une démocratie réduite à sa dimension de démocratie représentative. Les deux faiblesses de la construction européenne furent toutefois compensées "par un arrière-plan substantiel" : la force symbolique des Etats, une politique de redistribution interétatique généreuse – notamment envers l’Espagne et le Portugal au moment de leur adhésion – et finalement la mémoire d’une tragédie collective que fut la Deuxième Guerre mondiale par les pères fondateurs. Au fil des années, ces éléments de cohésion se sont cependant effrités. "La stratégie de Lisbonne est entrée en vigueur lorsque ces trois éléments compensateurs ont commencé à s’effondre", a regretté le sociologue. Le concept de citoyenneté européenne s’est fissuré.
Matthieu de Nanteuil-Miribel a ensuite adressé une série de recommandations pour sortir de l’impasse. "En première instance, il faudrait laisser derrière nous la nostalgie de l’unité européenne. Il nous faut une Europe plus plurielle et plus conflictuelle", a-t-il avancé. Ensuite, il devient selon lui incontournable de redynamiser le débat sur la question des citoyens européens. De manière plus précise, Matthieu de Nanteuil-Miribel a précisé que les élites politiques devraient résoudre trois questions imminentes : celle de l’inégalité, aussi bien l’inégalité territoriale que l’inégalité d’accès, la question de l’harmonisation fiscale, et dernièrement la question de l’immigration et du droit d’asile. Le problème de l’harmonisation fiscale est pour lui un sujet central, car "derrière ce sujet se cachent les nouvelles conditions de la citoyenneté européenne". "On maintient l’Europe dans une situation de concurrence interne au nom de la subsidiarité a fustigé Nanteuil. En guise de conclusion, de Nanteuil-Miribel a constaté que "l’Union européenne reste une construction où la citoyenneté et l’identité communes ne sont pas des priorités".
En se basant sur un exemple concret, a savoir celui d’Objectif Plein Emploi a.s.bl, Romain Biewer administrateur-délégué d’OPE, a montré comment fonctionne l’économie solidaire à la luxembourgeoise. Le Luxembourg qui a été très actif dans la mise en place et la réalisation d’une telle économie solidaire est selon Biwer "un modèle de référence en la matière". Le réseau OPE œuvre pour un système économique plus solidaire et égalitaire. Son objectif est "d’apporter une nouvelle forme juridique d’entreprise à un secteur émergent, l’économie solidaire" et de contribuer à "mettre en place le cadre légal pour pouvoir développer les activités socio-économiques. L’OPE essaye de réintégrer des personnes sur le marché du travail et participe à des projets de recherche appliqués dans toute l’Europe. Il est constitué du Centre de Ressources Moulin Bestgen ainsi que d’un réseau très vaste de 30 associations locales qui comprend des Ministères, administrations communales, des universités, des centres de recherche, syndicats, fédérations locales…