Lors de quatrième session des Rencontres européennes de Luxembourg, le membre luxembourgeois du Conseil d’administration de l’Agence des droits fondamentaux de l’UE, Victor Weitzel, a essayé de répondre à la question de savoir quelles libertés individuelles sont menacées en Europe. Il a passé en revue les libertés inscrites dans la Convention européenne des droits de l’homme, qui reste LA référence juridique européenne, comme le Conseil de l’Europe, pourtant affaibli, reste LE dispositif de protection des droits de l’homme du continent. Pierre-Arnaud Perrouty s’est concentré sur les menaces que l’intolérance religieuse fait peser sur la liberté d’expression et sur les délits d’opinion générés par la lutte contre le terrorisme. Le journaliste de la RTBF, Eddy Caekelberghs, a brillamment tancé le consentement de tout un chacun à l’érosion de son droit à la vie privée par les renseignements qu’il consent à donner pour se garantir une vie sans risque et toute en sécurité.
Victor Weitzel, membre de la Commission consultative des droits de l’homme et membre luxembourgeois du Conseil d’administration de l‘Agence des droits fondamentaux de l’UE, a affirmé son attitude critique à l’égard de la tendance à attribuer à chaque désir, à chaque souffrance sociale, à chaque cause souvent juste, son droit de l’homme. "Les libertés individuelles stricto sensu sont celles qui sont inscrites dans la Convention européenne des droits de l’homme, ou Convention de Rome (CEDH)", est le postulat de l’intervenant. Elle est la norme pour les lois nationales de tous les Etats membres du Conseil de l’Europe – qui sont 47 – et pour la législation européenne. Pour lui, la Charte des droits fondamentaux des citoyens de l’UE (CDF) ne doit ni ne peut se substituer à la CEDH, car elle ne s’applique qu’aux lois et mesures européennes, et seulement de manière très indirecte aux lois nationales, et même pas à celles de tous les Etats membres. L’Irlande, la Pologne, le Royaume Uni par exemple en ont été exemptés.
Victor Weitzel a abordé le droit au respect de la vie privée et familiale, qui avait été largement traité sous l’aspect des nouvelles technologies lors de la session précédente, en évoquant la manière dont il est battu en brèche par des comportements sociaux, et notamment cette manie qui fait que, des élites jusqu’à la base de la société, les personnes livrent elles-mêmes leur vie privée au public. "La culture du déballage, cette sorte de subjectivisme mal compris, conduit à des comportements sociétaux qui sont, par leurs effets entropiques, plus liberticides que les assauts des Etats", a-t-il déclaré.
Pourquoi cela ? Son hypothèse : "Nous vivons une période de transition. Nous ne sommes plus dans l’après-guerre où ceux qui ont rédigé la CEDH se référaient implicitement à des acquis de leur propre culture libérale et bourgeoise où les libertés des autres comptent autant que les libertés propres et qui faisaient consensus à l’Ouest de l’Europe. Nous ne vivons plus dans l’après-guerre. Nous sommes même en train d’entrer dans autre chose que l’après 89. Les structures, les modes et les contenus de la communication changent, les vieilles constellations politiques s’effritent lentement. Et dans ce contexte, les valeurs libérales bourgeoises, que je connote tout à fait positivement, en prennent un coup."
Victor Weitzel s’en est pris ensuite à la fausse tolérance. Les articles de la CEDH relatifs aux libertés de pensée, de conscience et de religion et d'expression, ne peuvent être invoqués selon lui sans respect pour l’égalité entre l’homme et la femme et l’interdit de tenir des discours haineux contre des personnes et des groupes de personnes pour des raisons qui ont à voir entre autres avec leur origine, leur race ou leur religion. Dans l’Europe de l’après 89, et malgré le caractère universel de la CEDH, ces droits sont vécus de manière différente selon les pays. Elles sont l’objet aussi d’une approche souvent bien différente d’une partie de ceux qui ont rejoint les sociétés européennes depuis un demi-siècle, et dont la tradition découle d’expériences politiques et culturelles différentes, où séparation des pouvoirs, liberté d’expression, égalité homme-femme, interdiction des discours haineux, etc. n’ont pas cours ou pas de la même manière. Pour Victor Weitzel, "nous sommes souvent assez faibles vis-à-vis de ceux qui sapent nos droits".
Abordant le décalage entre le droit au mariage tel qu’il est inscrit dans les articles de la CEDH et la CDF – la CEDH mentionnant l’homme et la femme à l’âge nubile, la CDF disant que le droit de se marier et le droit de fonder une famille est garanti selon les lois nationales – Victor Weitzel a rappelé que dans le domaine du droit de la famille, les lois nationales primaient.
Dans un contexte où l’on s’achemine vers l’introduction du mariage homosexuel dans une partie des Etats membres de l’UE, il a également rappelé qu’il était déjà difficile que le droit du mariage existant en Europe soit sous certaines circonstances reconnu dans un certain nombre de pays tiers, et pas seulement dans des pays islamiques. L’Europe est pour Victor Weitzel généreuse à accepter les statuts maritaux d’autres sociétés, mais la réciprocité est loin de se vérifier partout. "Alors, si déjà le mariage tel qu’il existe maintenant a des difficultés à se faire reconnaître par des parties souveraines tierces dans le cadre d’actions judiciaires, qu’en sera-t-il si le mariage en Europe se diversifie ?", telle est sa question. Pour lui, la question de la diversification du mariage n’est pas une question de discrimination à laquelle il faut pallier, mais elle relève plutôt de la confusion entre des questions affectives et statutaires, caractéristique de l’époque actuelle.
Mais c’est en dehors du brouhaha médiatique qu’il voit se développer la plus grande menace qui pèse sur les libertés individuelles et les droits de l’homme en général en Europe : l’affaiblissement constant du dispositif de leur protection qu’est le Conseil de l’Europe qui est "LA référence continentale en matière de droits de l’Homme". Ecole de la démocratie, antichambre de l’UE, le Conseil de l’Europe est bien plus. Or, de plus en plus rarement, le Conseil de l’Europe est présent dans les débats publics, malgré les réformes qu’il subit. "Strasbourg est insensiblement négligé, patiemment rendu inefficace, invisible, et risque de finir par être démantelé ou mener une existence fantôme", craint Victor Weitzel. Et de conclure : "Le système des droits de l’homme européen voit ainsi, par petites phases peu spectaculaires, son rôle affaibli et diminué. (..) On n’asphyxie pas impunément la reine des abeilles."
Pierre-Arnaud Perrouty, directeur de la cellule Europe et internationale du Centre d’Action laïque (CAL) qui a coordonné notamment la rédaction du rapport 2008 de la Ligue des droits de l’Homme sur l’état des droits de l’Homme en Belgique, s’est concentré sur deux questions qui sont, à ses yeux, les plus menaçantes pour la liberté d’expression, fondement d’une société démocratique, aujourd’hui.
Pour Pierre-Arnaud Perrouty, ce sont dans un premier temps les pressions religieuses qui menacent la liberté d’expression. Donnant l’exemple d’affiches de films, de publicités ou encore d’expositions violemment critiquées, Pierre-Arnaud Perrouty a aussi fait référence à des formes "plus sournoises" de mise en cause de la liberté d’expression, qui consiste aussi à pouvoir avoir accès à une information pluraliste, en citant par exemple une récente loi lituanienne qui interdit, au nom de la défense des mineurs, de donner des informations sur l’homosexualité dans les écoles (laquelle n’a d’ailleurs pas manqué d’attirer l’attention des eurodéputés qui ont adopté une résolution à son sujet le 17 septembre 2009, n.d.l.r.).
Du côté de la Cour européenne des Droits de l’Homme, la jurisprudence n’est, du point de vue de Pierre-Arnaud Perrouty, pas "stabilisée" sur ces questions. L’arrêt de la Cour du 20 septembre 1994 dans l’affaire Otto Preminger Institut c/ Autriche a ainsi justifié l’interdiction d’un film en reconnaissant aux citoyens d’un Etat le droit de s’en sentir insulté dans leur religion. Pour Pierre-Arnaud Perrouty, ce droit n’est inscrit nulle part et il est toujours possible de ne pas aller voir un film par lequel on pourrait se sentir insulté. A ses yeux cet arrêt a donc plutôt tendance à protéger le sentiment d’identité d’une communauté. Il estime cependant qu’une évolution semble possible comme en témoigne un arrêt plus récent de la Cour – affaire Vereinigung Bildender Künstler c/ Autriche - dans lequel l’Autriche a cette fois-ci été condamnée pour avoir interdit l’exposition d’un tableau. Et c’est dans ce cas précis la liberté artistique qui a prévalu.
La pression pour pénaliser le blasphème, qui s’est fait sentir de façon particulièrement forte au cours de la conférence Durban II qui s’est tenue à Genève en avril 2009, s’accentue aux yeux de Pierre-Arnaud Perrouty qui estime, bien que la ligne rouge n’ait pas été franchie à Genève, que la position occidentale devient de plus en plus minoritaire. Et c’est là sans compter les divergences de vue au sein même de l’UE comme en témoigne une loi irlandaise qui pourrait entrer en vigueur prochainement et qui punit le blasphème.
Un axe des politiques qui, du point de vue de Pierre-Arnaud Perrouty, peut aussi menacer la liberté d’expression, est la lutte contre le terrorisme. Les nombreuses législations mises en place, que ce soit, au niveau européen, la décision cadre de juin 2002 ou encore celle de novembre 2008 qui la modifie, font référence aux Droits de l’Homme d’une façon que Pierre-Arnaud Perrouty juge surtout "incantatoire". Citant des cas de personnes inculpées ou arrêtées sur la base des législations anti-terroristes en Allemagne, en Belgique ou encore en France dans lesquels n’existaient aucun fait violent ou aucune preuve matérielle, Pierre-Arnaud Perrouty s’est interrogé sur la différence entre la parole, qui doit rester dans le champ de la liberté d’expression, et l’acte. Or il y a, d’après son analyse, désormais un risque que le fait d’exprimer son adhésion à des objectifs au nom desquels sont commis, par d’autres, des actes terroristes, puisse être assimilé à du terrorisme.
La Cour européenne des Droits de l’Homme est sur cette question beaucoup plus critique et, selon les termes de Pierre-Arnaud Perrouty, elle n’est pas dupe de l’instrumentalisation qui peut être faite par les Etats. Ainsi, du point de vue de la Cour, la seule limite à la liberté d’expression réside dans l’appel à la haine ou à la violence, et ce dans un contexte précis – c’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait une causalité entre l’appel et l’acte – et, dans les cas où cette limite est franchie, la loi pénale doit rester l’exception afin de ne pas décourager les citoyens de s’exprimer.
Pierre-Arnaud Perrouty ressent le climat général comme ayant tendance à criminaliser certains mouvements pacifiques dès qu’ils se montrent critiques à l’égard du pouvoir ou de son exercice.
Le journaliste belge Eddy Caekelberghs, qui présente l’émission "Face à l’info" sur la RTBF, a pour sa part proposé de changer de paradigme, se demandant si nos libertés avaient un prix. A ses yeux, nous vivons dans une société où règnent la peur, l’hyper-transparence, la notion de risque zéro ou encore l’hygiénisme.
Nos exigences de résultats à l’égard des responsables politiques sont telles qu’elles ne peuvent que les encourager à multiplier les possibilités de surveiller et de contrôler afin de pouvoir produire de la prévisibilité et du résultat. Finalement, cette hyper-sécurité, nous sommes donc les premiers à y consentir et, pour le journaliste, ces exigences, nous les payons en "unités de vie privée".
C’est de ces mêmes unités de vie privée que nous payons aussi notre exigence de clarté, voire d’hyper-transparence en nous soumettant tous à la pression sociale et en nous exposant, de façon plus ou moins consciente, à la surveillance de tout un chacun sur les réseaux sociaux du web. Cette exigence d’hyper-transparence est, aux yeux du journaliste, "de nature fasciste ou hyper-communiste" et, pour lui, nous sommes d’une certaine façon apathiques, voire démissionnaires, face à cette société de la transparence obligatoire.
Si l’on passe beaucoup de temps à débattre au sujet de l’installation de caméras de surveillance, Eddy Caekelberghs regrette que l’on ne débatte pas plus de l’accès aux données personnelles sur Internet et de la possibilité pour chacun de gérer, de récupérer ou de supprimer les informations qui le concernent personnellement. Car ce n’est pour le moment pas le cas et il n’existe pas de mouvement citoyen structuré autour de cette question.
Ces unités de vie privée que nous dépensons à tout va, elles montrent aussi l’enjeu que représente la "gratuité" qui est souvent conditionnée, créant en fin de compte une nouvelle fracture sociale entre ceux qui peuvent payer en espèces sonnantes et trébuchantes l’accès à l’information et ceux qui, n’en ayant pas les moyens, paient de leur corps en quelque sorte, en unités de vie privée.
Souhaitons-nous vraiment que ce modèle soit le seul et exclusif modèle social à l’avenir ? Telle est la question posée par Eddy Caekleberghs.