Après avoir laissé la parole aux politiques la veille et avant de présenter le point de vue des acteurs institutionnels et culturels, la deuxième table-ronde du festival Des frontières et des hommes était consacrée à une approche géographique et à un état des lieux et des perspectives des territoires frontaliers en Europe.
Jean-François Drevet, ancien fonctionnaire de la Commission Européenne et expert à la Délégation Interministérielle à l’Aménagement et la Compétitivité des Territoires (DIACT), a évoqué "les territoires frontaliers en Europe".
Rappelant la genèse des programmes communautaires de développement régional transfrontalier à partir des premières expériences au sein du Conseil de l’Europe dans les années 60 et 70, Jean-François Drevet a montré comment ceux-ci avaient évolué. Après les programmes transfrontaliers, se développèrent également des programmes transnationaux, qui incluent des espaces géographiques pertinents, et finalement, avec la période financière 2007-2013, les programmes transfrontaliers peuvent également inclure des pays tiers qui ont noué des relations avec leurs voisins de l’UE, comme c’est notamment le cas au Nord-est et au Sud-est de l’Europe.
Les programmes transfrontaliers ont par exemple permis de redresser entre l’Espagne et le Portugal les infrastructures liées à la frontière, comme des ponts là où l’on ne passait la frontière que rarement et avec un bac. Entre l’Espagne et le Portugal, comme entre l’Espagne et la France, des programmes de protection de la nature dans les massifs montagneux frontaliers communs ont été établis. Avec les nouveaux Etats membres, on peut entretemps constater que le territoire de certains est, vu leur exigüité, entièrement concerné par des programmes transfrontaliers. Les programmes transnationaux eux aussi jouent un grand rôle, notamment dans la Mer Baltique, qui est un espace géographique cohérent, "pertinent", que ses riverains gèrent de plus en plus en commun.
Gilles Lepesant, géographe, chercheur associé au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI) a ensuite abordé la question des "dynamiques en Europe centrale », s’appuyant sur l’exemple de ce qui se passe entre l’Allemagne et la Pologne.
La frontière germano-polonaise s’est déplacée de 150 km vers l’Ouest à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Et bien que la RDA et la Pologne fussent des Etats socialistes, cette frontière demeura en gros imperméable. Du côté polonais subsista, jusqu’aux accords qui ont confirmé au début des années 90 la frontière germano-polonaise, une certaine peur que les anciens propriétaires ne revinssent.
Pour Gilles Lepesant, il y a plusieurs de ces "Alsace-Lorraine" en Europe de l’Est, mais "le projet européen est une alternative au communisme et aux nationalismes revanchards". Aujourd’hui, avec l’entrée fin 2007 de la Pologne dans l’espace Schengen, même les contrôles aux postes-frontières germano-polonais appartiennent à l’histoire. "L’argent investi dans la coopération transfrontalière", a dit Gilles Lepesant, "c’est bien. Mais ce qui est beaucoup plus important, c’est qu’on peut dépasser la frontière sans la changer".
Entretemps, les coopérations transfrontalières entre territoires qui appartenaient avant à l’un ou l’autre pays jaillissent un peu partout en Europe centrale, notamment entre la Pologne et la République tchèque ou avec l’Ukraine. Les questions qui se posent sont très humaines : Que faire du patrimoine commun, ou des cimetières polonais dans la région de Lviv ? Comment s’occuper de l’environnement à la frontière entre la Saxe et la Bohême, où la nature est abîmée pour les mêmes raisons ? Comment aménager le territoire dans des villes partagées, à cheval sur une frontière ? Comment envisager des institutions éducatives communes ? Une station d’épuration commune ne serait-elle pas plus pratique et moins chère ? "Il faut beaucoup de diplomatie locale", explique Gilles Lepesant. Mais si beaucoup de préjugés et de rancœurs perdurent et que les minorités se sentent défavorisées, les conflits sont évités.
Il n’en reste pas moins que des juridictions nationales restent souvent contradictoires et que les Etats tardent à affirmer leur intérêt pour les sociétés aux frontières. Par ailleurs ils rechignent à déléguer des pouvoirs. C’est pourquoi, sur certaines frontières avec des pays tiers où existaient depuis des siècles des relations transfrontalières, Schengen est perçu comme un "nouveau rideau de fer" qui rend nécessaires des coopérations locales et des facilitations de circulation. Néanmoins, nombreuses sont les régions, qui, avec la fermeture relative des frontières de l’UE et le régime des visas, ont sombré dans la déprime économique.
Malgré ces rapprochements, le différentiel économique entre anciens et nouveaux Etats membres de l’UE continue à faire sentir son effet. Si le marché du travail allemand est attractif pour les salariés polonais, le marché du travail polonais l’est-il pour les Allemands ? L’espoir existe, car malgré la crise, la convergence des économies continue. Ce qui ne change pas non plus, c’est la psychologie paradoxale à la frontière où la fierté de connaître l’autre se mêle confusément avec sa déconsidération et le fait de se sentir négligé, aux confins.
Grégory Hamez, maître de conférences en géographie à l’Université de Metz, s’est attaché à présenter quelques éléments d’une étude qui a pour objectif de comparer les processus d’intégration transfrontaliers. Commandée par la DIACT dans le cadre de l'Observatoire des territoires, cette étude se concentre sur les cas des zones transfrontalières autour de Dunkerque, Luxembourg et Genève. Ces régions ont en effet, du fait de leur transfrontaliarité, des dynamiques spécifiques.
La spécificité de ce travail est donc ici de voir l’évolution, sur une base comparative, de ces trois régions qui sont très différentes sur le plan spatial. La zone frontalière franco-belge est en effet caractérisée par la présence de plusieurs pôles alors que Genève est nettement le centre de la zone étudiée. Autour du Luxembourg, c’est la forme et la dynamique du sillon lorrain qui est caractéristique.
Dans un premier temps, Grégory Hamez a montré et illustré par un grand nombre de cartes géographiques, les discontinuités induites par les frontières. Se basant tout d’abord sur l’indice de jeunesse, le chercheur messin relève, dans la région de Dunkerque, une rupture géographique très nette entre une Belgique vieillissante et un Nord français plus jeune. Dans la région du Luxembourg, il observe une distinction très nette entre l’Ouest et l’Est du sillon lorrain, un phénomène qui est pour lui un effet de la crise de l’industrie sidérurgique. Enfin pour Genève, Grégory Hamez constate une situation plus classique marquée par un centre vieillissant du fait d’un foncier trop cher.
Le solde migratoire annuel moyen est lui aussi un indicateur de la discontinuité induite par la frontière. Autour de Dunkerque il évoque par exemple une distinction très forte entre un côté français répulsif et un littoral belge attractif. De même autour du Luxembourg, l’essor du Grand-Duché est très net et cette attractivité luxembourgeoise tend même à déborder sur les marges les plus proches d’un sillon lorrain qui est sinon plutôt répulsif. Autour de Genève, cet effet de discontinuité est moins marqué du fait d’une dynamique de périurbanisation qui fait fi de la frontière et qui témoigne d’une intégration de la périphérie transfrontalière beaucoup plus aboutie.
L’étude des flux fait ressortir elle aussi d’importants déséquilibres. A cet égard, le nombre de travailleurs frontaliers est un indicateur significatif. Ainsi, pour le Luxembourg, on relève que plus les gens sont proches du Luxembourg, plus ils vont y travailler. A Genève en revanche, on devine sur la carte présentée l’impact des autoroutes ou la présence du massif montagneux. Autre indicateur utilisé, le poids des frontaliers dans la population active des communes de départs. Dans la région du Luxembourg, ce taux peut atteindre jusqu’à 50 %, ce qui est considérable. Autour de Genève en revanche, où on observe une continuité urbaine, les chiffres sont moins spectaculaires. En effet, depuis 2002, les flux ont tendance à croître de façon plus importante à distance, signe que la périurbanisation s’étend encore.
Les chiffres sur lesquels s’est basé Grégory Hamez pour ce travail sont parfois anciens, certains remontant à 2002 par exemple, et il conviendrait donc d’actualiser ce travail tout en l’étendant sur le plan géographique. Le chercheur entend aussi interroger des indicateurs qui permettraient de mesurer les implications citoyennes, comme le nombre de mariages mixtes par exemples évoqué la veille par Catherine Trautmann. Sur le plan de la cohésion territoriale, le géographe souligne enfin que la présence de flux importants témoigne d’une forme d’intégration, mais aussi de différenciation des espaces transfrontaliers.
Christophe Sohn, chargé de recherches au CEPS / INSTEAD, centre de recherche en sciences sociales basé au Luxembourg, et responsable scientifique du projet METROLUX a évoqué le paradoxe luxembourgeois entre "métropolisation et intégration transfrontalière".
Christophe Sohn a fait la différence entre intégration transfrontalière fonctionnelle et intégration transfrontalière institutionnelle, entre lesquelles il peut y avoir une adéquation, même si cela ne doit pas nécessairement être le cas.
Pour ce qui est de la situation entre le Luxembourg et ses voisins, le premier constat est que le travail transfrontalier a augmenté de 131 % entre 1995 et 2005, alors que l’emploi au Luxembourg a augmenté de 42 %. Cela fait du Luxembourg un cas exceptionnel et le lieu où il y a le plus de travailleurs transfrontaliers au monde. Le bassin d’emploi à partir duquel cette main d’œuvre est recrutée concerne à peu près un million d’habitants, ce qui veut dire que le degré d’interdépendance est très élevé dans la région. Ce degré d’interdépendance est renforcé par le différentiel de croissance.
L’intégration fonctionnelle de la région est mise au défi par les problèmes de transports entre lieux de résidence et les lieux de travail, par la spécialisation spatiale entre ce qui se fait au Luxembourg et hors de ses frontières, par le différentiel entre les prix immobiliers et les ségrégations socio-spatiales que cette logique engendre.
L’intégration institutionnelle est mise au défi par le fait que la Grande Région est toujours en quête de sens et que les limites de son espace ne correspondent pas à celles de Luxembourg comme métropole, c’est-à-dire comme pôle central fédérateur de la région. La comparaison entre ce qui se fait d’un côté comme de l’autre de la frontière montre selon Christophe Sohn que nous ne sommes en fait pas en présence d’une dynamique métropolitaine. Des coopérations entre villes comme Quattropole, qui inclut Luxembourg, Metz, Trêves et Sarrebruck, montrent les difficultés que les acteurs publics et privés ont pour donner une orientation claire à la région.
Du point de vue de l’intégration régionale, le Luxembourg a, selon Christophe Sohn, un retard d’une dizaine d’années par rapport à des villes à vocation métropolitaine comme Genève ou la zone de Bâle. Une indication est venue avec le Sommet de la Grande Région d’avril 2009 et l’idée d’aller en direction d’une métropole polycentrique transfrontalière, qui est aussi l’objet du nouveau projet Metroborder.
Reste qu’il y a des questions qui doivent être posées par rapport à cette approche transfrontalière métropolitaine. Christophe Sohn en cite quatre :