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Justice, liberté, sécurité et immigration
Schengen II : DEHORS – La question douloureuse et complexe de frontières extérieures devenues toujours plus difficiles à franchir
19-06-2010


Le 19 juin 2010, l’Institut Pierre Werner (IPW) organisait à Schengen un colloque à l’occasion du 25e anniversaire de la signature des Accords de Schengen. Hasard de l’histoire, le colloque s’est finalement tenu vingt ans, jour pour jour, après la ratification par l’Allemagne, le Benelux et la France, le 19 juin 1980, de la convention d’application de l’accord de Schengen qui en précisait les modalités pratiques d’application. Accords de Schengen, 25 ans après - Dedans, dehors

Au-delà de la portée symbolique de cet acte historique, sur lesquels sont revenus hommes politiques et juristes chargés de la mise en œuvre de l’accord de Schengen, le colloque de l’IPW entendait aussi aborder une des questions récurrentes qui surgit dès que l’on évoque  Schengen.

Car si les contrôles aux frontières intérieures on certes été levés, la frontière extérieure de l’espace Schengen est devenu un enjeu majeur. Tant pour les candidats à l’immigration qui ont de plus en plus de difficultés à la franchir que pour les pays membres de cet espace qui s’efforcent, au nom de la sécurité, de la contrôler avec toujours plus de moyens.

Le point de vue des praticiens de la gestion des frontières a fait face au cours de ce colloque à celui du géographe et à ceux de représentants de la société civile.

FRONTEX et l’immigration illégale dans l’UE

Gil Arias, a présenté les activités de l'Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l'Union européenne, ou Agence FRONTEX, dont il est le directeur adjoint.

FRONTEXFace à la perspective d’élargissement à l’Est de l’UE, aux attaques terroristes qui ont frappé y compris le territoire européen, ainsi que face à l’augmentation de l’immigration illégale en provenance de la Méditerranée, la Commission a proposé en 2002 une communication sur la gestion intégrée des frontières extérieures. La décision de créer l’Agence Frontex s’est faite dans la foulée, en 2004, l’idée étant de coopérer pour partager la charge du contrôle aux frontières extérieures. L’agence est opérationnelle depuis 2005 et son siège est à Varsovie. Elle emploie actuellement 250 personnes provenant des 25 Etats membres et son budget est doté de 88 millions d’euros pour 2010.

En 2006, le code frontières Schengen a permis de préciser les règles relatives au franchissement des frontières extérieures tandis qu’un Fonds pour les frontières extérieures a été crée en 2007. Parallèlement à ces évolutions en matière de gestion des frontières, Gil Arias relève aussi les développements connus en matière de système d’information sur les visas (VIS), mais aussi dans le cadre du système d’information Schengen (SIS) et  du système "Eurodac" qui devrait permettre la comparaison des empreintes digitales des demandeurs d’asile et des immigrants clandestins.

L’Agence FRONTEX, qui compte parmi les Agences communautaires disposant d’une personnalité juridique propre, a pour objectif la mise en œuvre de certains aspects de la politique européenne en matière d’immigration illégale, et ce dans le cadre de la gestion des frontières. Sa mission est de coordonner la coopération entre les Etats membres en matière de sécurité opérationnelle des frontières en sachant que le contrôle aux frontières relève de la responsabilité des Etats membres. Les activités opérationnelles de FRONTEX sont basées sur l’analyse du risque, les opérations étant ainsi des réponses aux failles analysées dans la gestion de la frontière. Comme elle ne disposeGil Arias pas de gardes-frontières, même si l’idée de créer un corps de gardes-frontières se dessine dans le cadre du programme de Stockholm, l’agence coordonne les ressources humaines déployées par les Etats membres pour les opérations qu’elle organise.

Pour donner une idée de la pression migratoire exercée sur les frontières extérieures de l’UE, Gil Arias s’est appuyé sur deux indicateurs, à savoir le nombre de franchissements de la frontière dans l’illégalité et le nombre de refus d’entrée. Il note qu’entre 2008 et 2009, le nombre de franchissements illégaux, qui était de 106 200 en 2009, a chuté de 33 %, une chute qu’il explique notamment par le début de la coopération avec la Lybie en mai 2009. La tendance à la baisse semble se confirmer en 2010. C’est la Grèce qui a compté en 2009 le plus grand nombre d’entrées illégales dans l’UE tandis que le nombre d’immigrés de nationalité palestinienne ayant franchi la frontière illégalement a connu une hausse spectaculaire de 78 % entre 2008 et 2009. En 2010, Gil Arias a observé que de nombreux ressortissants des pays du Maghreb avaient tenté d’entrer illégalement en passant par la Turquie pour arriver en Grèce ou bien dans les Balkans.

Quant aux 113 000 refus d’entrée en 2009, ils correspondent à une baisse par rapport à 2008 et la plus forte hausse de refus d’entrée a pu être observée à la frontière entre Pologne et Ukraine. En général, ces refus d’entrée sont justifiés par l’absence d’un visa valide ou bien par l’absence d’une justification pour rester.

Les opérations de FRONTEX en 2010Les opérations menées par Frontex en 2010 entendent répondre aux tendances identifiées. Les priorités se font donc en termes de pression migratoire, en s’adaptant aux principales routes migratoires identifiées. 5 opérations concernent des frontières maritimes, principalement méditerranéennes, où la pression migratoire est particulièrement fortes, 4 opérations sont sur des frontières terrestres et 3 concernent les frontières aériennes.

Ces opérations prévoient des activités de surveillance, mais aussi une importante part d’interception et de sauvetage d’immigrants. Des entretiens avec les immigrants sont aussi menés et FRONTEX assure une première identification de ceux qui pourraient être renvoyés par les Etats membres. L’agence assure aussi un soutien aux Etats membres dans le cadre d’opérations de renvoi conjointes.

Pour lancer une opération, après la phase d’analyse de risque et d’indentification des vulnérabilités, FRONTEX planifie une opération et propose aux Etats membres concernés de la coordonner. Ces derniers sont donc invités à participer en fournissant ressources humaines et matérielles, le tout étant ensuite fixé dans un contrat. Après l’opération, une évaluation permet d’en mesurer l’éventuelle valeur ajoutée et l’impact sur le terrain, mais aussi d’identifier les problèmes rencontrés. La procédure de remboursement des frais encourus par les Etats membres dans le cadre de leur participation aux opérations de FRONTEX est alors lancée.

Est-ce que Schengen a transformé l’Europe en forteresse ?

Le géographe Michel Foucher, professeur à l’Ecole normale supérieure et ancien ambassadeur de France en Lettonie, s’est interrogé sur "Schengen : l’Europe comme forteresse ?". Il a d’emblée expliqué que nulle part auMichel Foucher, Sandrine Devaux et Peter von Bethlenfalvy monde on ne fabrique un continent comme en Europe, par fragmentation, et c’est la fragmentation par les frontières qui constitue selon lui ce qu’il y a d’européen en Europe. A chaque fois qu’un problème d’identité prend une dimension politique, l’on crée une entité avec des attributs d’Etat. Actuellement, le géographe croit pouvoir identifier une nouvelle phase de fragmentation dans les régions prospères qui s’apprêtent à aller vers des sécessions négociées. L’Europe compte 38 500 kilomètres de frontières. Plus de 72 % de ces frontières ont été créées au 20e et au début du 21e siècle, dont presque 60 % ces 20 dernières années. "En termes géopolitiques, l’Europe est de ce fait un continent neuf", a conclu le géographe.

L’Europe est caractérisée par la diversité linguistique qui génère beaucoup d’incompréhension et qui est un obstacle à la mobilité. Il y a de grandes différences de taille entre les Etats. 8 Etats constituent 72 % de la population de l’espace européen. Les différentiels économiques s’accroissent. Les cinq Etats signataires de l’accord de Schengen en 1985 avaient des niveaux de vie comparables. Ce n’est plus le cas. Aux frontières, cette différence devient très sensible, comme entre la Grèce et la Turquie, la Grèce et l’Albanie, la Hongrie et la Serbie. Le différentiel économique s’est aussi créé entre les pays européens de la rive nord et les pays de la rive sud de la Méditerranée, ce qui crée une mobilité dans les deux sens entre les deux rives qui n’est pas sans problèmes.

Schengen n’a pas été pour Michel Foucher un facteur de libre circulation des travailleurs au sein de l’UE. Les étrangers communautaires résidant dans d’autres pays de l’UE ne sont que 5 millions, donc à peine un peu plus qu’un pourcent de la population de l’Union, en dépit de la forte mobilité des travailleurs polonais et des pays baltes vers les marchés du travail ouverts le temps que cela était nécessaire. Avec la crise ou leur propre réussite, ces travailleurs sont souvent rentrés dans leur pays d’origine. Cette circulation des travailleurs n’en reste pas moins un fort facteur d’européanisation.

L’UE est selon Michel Foucher très attractive, et tout, sauf une forteresse. Le solde migratoire net annuel de l’Europe est de l’ordre de 3 millions de personnes. Il y a dans ce contexte des "couples migratoires", comme l’Albanie et la Grèce, la Pologne et l’Ukraine, la Pologne et l’Irlande, la France et l’Algérie, la Belgique ou les Pays-Bas et le Maroc. Par ailleurs, Michel Foucher a écarté, en se référant aux évolutions démographiques aux confins de l’UE, tout risque migratoire fondamental autour du continent. Les grands mouvements auxquels il faudra se préparer sont ceux en gestation dans le Sud et le Sud-est asiatique. Un symptôme en est à titre d’exemple, l’ignorance, du côté des autorités françaises, de l’ampleur de la présence chinoise sur leur territoire. 450 000 Chinois selon les chiffres officiels, 600 000 selon la police, 1 million selon les experts. Vers 2050, 3 millions de personnes venant de du Sud et du Sud-est asiatique vont se mettre chaque année en branle vers l’Europe.

L’Europe est donc confrontée à plusieurs "dehors" et ne sait organiser la mobilité qui se dirige vers ses territoires. Elle est trop figée dans ses logiques sécuritaires et ne mise pas assez sur l’interactivité avec sa périphérie, alors que celle-ci est demanderesse.

La société civile et Schengen

Selon Peter von Bethlenfalvy, expert en migrations et directeur du CEIPA, le bilan des accords de Schengen qui sont maintenant appliqués depuis une génération, est globalement positif, même s’il ne lui semble pas que Schengen ait toujours été transmis aux populations avec les mots justes. Il y a eu des plaintes au sujet de Schengen, parce que Peter Von Bethlenfavydans un certain nombre de régions en Europe, les contacts entre des communautés séparées par une frontière sont devenus dans un premier temps plus difficiles. Idem avec les pays de l’ACP qui ont reproché à Schengen d’être inhumain.

Néanmoins, Peter von Bethlenfalvy ne doute pas de l’esprit de Schengen qui est de faciliter la circulation des personnes en Europe. Des visas de longue durée sont désormais possibles pour des immigrants de pays tiers qui séjournent plus longtemps en Europe. Il faudrait encore faire plus pour faciliter la circulation des étudiants et des hommes et femmes d’affaires. Le besoin de sécurité rend les choses difficiles. Mais pour Peter von Bethlenfalvy, les problèmes que pose la politique européenne de l’immigration ne peuvent être imputés aux accords de Schengen. Le grand danger en la matière vient du populisme anti-immigration, qu’il faut affronter dans un esprit positif et dans l’esprit des accords de Schengen, qui sont, avec l’euro, un des grands acquis de l’UE.

Serge Kollwelter, de l’ASTI , a tenu un discours qui allait dans un sens contraire. Si Schengen est une bonne chose pour les gens au "dedans" de l’Europe, ce n’est pas le cas pour ceux qui sont au "dehors". L’Europe est pour lui devenue une "forteresse", car l’on est passé du "souci" à "l’obsession sécuritaire", on a commencé à criminaliser les étrangers, à être complaisant à l’égard de l’extrême droite. Schengen a contribué à la création de "camps d’enfermement" qui permettent, selon la "directive de la honte", de retenir une personne jusqu’à 18 mois, à augmenter le nombre des morts aux frontières de l’Europe et à l’augmentation croissante des tarifs des passeurs. L’Europe avantagerait "les Blancs du dehors" qui ne sont pas soumis à une obligation de visa et les ressortissants des pays soumis à une obligation de visa et de ce fait pour Kollwelter considérées "comme des hordes menaçantes" à l’assaut d’un nouveau "limes" protégé par "les légionnaires de Frontex".

Pourtant, constate le militant de l’ASTI, l’Europe est vieillissante, et des pays comme le Luxembourg ne doivent leur croissance démographique qu’à l’immigration. D’autre part, les transferts des immigrés africains vers leurs pays d’origine dépassent, avec leurs 40 milliards d’euros, deux fois l’aide publique au développement vers ces pays. Pour Serge Kollwelter, il faut créer des canaux légaux d’immigration, respecter plus les droits de l’homme et des enfants, donner le droit de vote aux immigrants, annuler la dette des pays du Sud et adapter la notion de réfugié aux nouvelles conditions créées par le changement climatique.

Khadi Sene Diaw, Sénégalaise, institutrice de formation, engagée jusqu’en 2001 dans des projets de développement durable, est arrivée en Europe la veille des attaques du 9/11. Son récit n’avait pas directement trait aux accords de Schengen, mais à l’attitude des différents pays européens vis-à-vis de l’immigration. Pour elle, leKhadi Sene Diaw Luxembourg, "seul pays non-colonisateur", est très avancé sur le plan de l’immigration. Si elle est restée à Luxembourg, c’est qu’à la gare, quelqu’un lui a spontanément et poliment proposé de l’aider, lorsqu’elle semblait un peu perdue, alors que dans d’autres pays, elle peinait à avoir une réponse, même quand elle s’adressait à quelqu’un. "Huit ans d’une vie sans papiers, mais pas huit ans d’une vie de misère", tel est son bilan.

Khadi Sene Diaw n’a jamais été interceptée par la police pour un "délit de sale gueule". Lorsqu’elle a eu affaire à la police à cause d’une tierce personne, elle a été traitée avec respect et confiance, malgré son statut précaire. Elle n’a jamais non plus été l’objet d’insultes ou de remarques racistes. Elle est fière que le Grand-Duc et le Premier ministre remercient chaque année les immigrés pour leur contribution à la prospérité du pays. Pour elle, cela prouve que les pays de l’espace Schengen doivent quelque chose aux Africains, comme les Africains doivent quelque chose à l’Europe, en matière de formation surtout, puisque de nombreux leaders africains sont issus des systèmes de formation européens. Elle a salué la nouvelle loi luxembourgeoise sur l’immigration de 2008, mais elle a aussi émis des critiques sur sa mise en œuvre, sur la lenteur du traitement des dossiers, sur les opportunités ratées de pouvoir signer un contrat de travail, sur la quasi-impossibilité de joindre le fonctionnaire qui traite le dossier.

Dialogue culturel et mobilité entre les deux rives de la Méditerranée

Jean-Robert Henry, directeur de recherche émérite du CNRS et ancien directeur de l’IREMAM de l’Université Aix-Marseille, a plus visé dans son intervention les enjeux euro-méditerranéens que les accords de Schengen. Pour Jean-Robert HenryJean-Robert Henry, l’UE est marquée par la confusion institutionnelle, le retour aux stratégies nationales et au manque de ressources communautaires. Cela affecte aussi les relations euro-méditerranéennes, bloquées selon Jean-Robert Henry après l’intervention israélienne à Gaza et l’accord de la France et de l’Allemagne pour bloquer l’adhésion de la Turquie à l’UE. Parallèlement, l’Islam est "dressé en repoussoir", comme l’illustrent selon lui l’épisode des caricatures du prophète de 2005, le discours du pape à Ratisbonne de 2006, le succès des partis d’extrême droite aux élections européennes en juin 2009, ou la création en France d’un ministère de l’Immigration et de l’identité nationale. Pour Jean-Robert Henry, l’Europe "fondée sur les valeurs universelles et humanistes" mise maintenant, dans un mouvement de repli sur soi, sur les identités nationales et sa dimension chrétienne.

Or, pour Jean-Robert Henry, la Méditerranée ne constituait avant pas une frontière. Les niveaux de vie de part et d’autre se ressemblaient. Aujourd’hui, malgré la nouvelle frontière, la fermeture récente, la proximité spatiale, territoriale, spirituelle reste indéniable. Jamais il n’y a eu autant de brassage entre les populations des deux rives qu’au cours des deux derniers siècles. 13 % des mariages de Français se font avec des Maghrébins, infiniment plus qu’entre Français et Allemands, bien que les entrées et sorties d’Algériens soient passées de 1,5 millions en 1985 à seulement 200 000 en 2010.

Le dialogue avec l’autre rive demeure donc nécessaire. Le modèle andalou (la coexistence des trois communautés monothéistes, n.d.l.r.) est néanmoins une réponse inadaptée pour Jean-Robert Henry, d’autant plus qu’à travers le jeu de la double nationalité, de nouveaux individualismes transméditerranéens sont nés. D’autre part, l’opinion publique écoute les clandestins qui ont une voix, une parole. L’alternative entre Europe choisie et Europe subie est contestée. L’économie est plus encline à favoriser la mobilité des individus. Les ONG refusent d’être les bras des politiques migratoires des gouvernements. A la fin, même la Fondation Anna Lindh en est venue, sous l’influence d’André Azoulay, à la conclusion qu’il ne peut y avoir de dialogue culturel sans mobilité des individus. Tant que cela ne pourra se faire, l’Union pour la Méditerranée, qui a été lancée pour remplacer le processus euro-méditerranéen de Barcelone, ne pourra qu’échouer.