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Justice, liberté, sécurité et immigration
Schengen I : DEDANS – La portée symbolique d’un acte historique qui a ouvert la voie à la libre circulation des frontières
19-06-2010


Le 19 juin 2010, l’Institut Pierre Werner (IPW) organisait à Schengen un colloque à l’occasion du 25e anniversaire de la signature des Accords de Schengen. Les 25 ans des Accords de Schengen

Hasard de l’histoire, le colloque s’est finalement tenu vingt ans, jour pour jour, après la ratification par l’Allemagne, le Benelux et la France, le 19 juin 1980, de la convention d’application de l’accord de Schengen qui en précisait les modalités pratiques d’application.

Ce fut l’occasion de revenir sur la portée symbolique d’un acte que tous s’accordent aujourd’hui à trouver historique. Hommes politiques et juristes chargés de sa mise en œuvre ont ainsi éclairé de leurs points de vue, celui d’hier et celui d’aujourd’hui, le contexte de la signature des accords de Schengen, mais aussi sa portée historique et le processus lent et complexe qu’il a suscité. Car de l’accord signé à cinq en 1985 à l’acquis de Schengen qui fait désormais partie intégrante des traités, le chemin fut long et ponctué de nombreux élargissements.

Schengen, variations sur un symbole

Comme l’a rappelé Ernst Moutschen au nom de la Commission européenne, Schengen est devenu un symbole de la capacité de l’UE à améliorer la vie des citoyens. Si ces accords ont stimulé les échanges et transformé les modes de vie, ils ont cependant aussi impliqué des responsabilités accrues, et ce notamment du fait des nouveaux défis surgis avec la fin de la guerre froide et la mondialisation. Ce besoin d’une coopération efficace, le programme de Accords de Schengen, 25 ans après - Dedans, dehorsStockholm entend aujourd’hui y répondre. Entre-temps, l’espace Schengen compte aujourd’hui 400 millions de personnes et il devrait accueillir la Bulgarie et la Roumanie l’an prochain. Pour Ernst Moutschen, les signataires de 1985 ont montré la voie à suivre.

Schengen, commune dont le nom est devenu connu dans le monde entier, a été choisi comme lieu de mémoire européen par les citoyens eux-mêmes qui sont venus d’année en année par bus entiers pour se faire photographier devant le panneau situé à l’entrée du village et n’avaient jusqu’il y a peu d’autre trace à y trouver de la signature des accords qu’une stèle commémorative….C’est à tous ces citoyens que s’adressera donc le Musée européen inauguré à Schengen le 13 juin dernier, comme l’a rappelé Victor Weitzel.

Schengen, connu de tous, - même si tous ne savent pas nécessairement que cette commune se situe au Luxembourg -, incarne aussi une politique communautaire et est interprété par les uns comme forteresse, et par les autres comme espace de liberté ainsi que l’a souligné le ministre de la Justice François Biltgen.

"Pour nos enfants, c’est devenu naturel, évident", a expliqué le ministre en regrettant que l’on oublie que cet espace de liberté est finalement très récent… Le ministre en a d’ailleurs fait les frais du temps de ses études comme il l’a rappelé, non sans humour. Etudiant à Paris, il a connu les tracas réguliers à la douane et le ministre s’est souvenu des frayeurs d’un de ses collègues qui passait la frontière la voiture chargée d’un papier toilette moelleux que les étudiants luxembourgeois ne pouvaient se procurer en France. Il s’en est fallu de peu en effet qu’il ne soit arrêté pour fait de contrebande !

En 1985, François Biltgen succédait tout juste à Jean-Claude Juncker au poste de secrétaire du groupe parlementaire CSV. A ses yeux, cette période a correspondu au Luxembourg à un moment de transition d’une société industrielle à une société postindustrielle et la signature de l’Acte unique, en 1986, en introduisant le passeport bancaire, y a sans doute été pour beaucoup.

En 1985, le Luxembourg comptait 365 000 habitants, dont 267 000 Luxembourgeois, 150 000 emplois, dont 15 000 occupés par des frontaliers. Aujourd’hui, le Luxembourg a 500 000 habitants, dont 278 000 Luxembourgeois (en 2009), 360 000 emplois dont 140 000 sont occupés par des frontaliers. En fait, en 25 ans, le Luxembourg a doublé sur tous les points, à l’exclusion du nombre de Luxembourgeois, ce à quoi la nouvelle Loi sur la double nationalité devrait remédier.

Pour le ministre, Schengen a eu un impact important sur l’essor du Luxembourg dans la mesure où il a permis la circulation des frontaliers ainsi que l’immigration. Pourtant à l’époque, moment qui coïncidait avec l’adhésion de l’Espagne et du Portugal, la crainte d’une invasion de Portugais primait.

Le ministre est d’ailleurs aller chercher dans les archives de l’administrateur général de la justice et y a trouvé une note datée de septembre 1984 de Guy Schleder, artisan de l’ombre de l’accord, à Robert Goebbels, qui en fut le signataire pour le Luxembourg. Il y rappelait que le Luxembourg avait été approché par l’Allemagne, que l’objectif était de simplifier les formalités de passage des frontières, que les négociations se feraient dans le cadre du Benelux et que finalement le problème n’était que de peu d’importance côté luxembourgeois car les contrôles menés par les douanes du Grand-Duché n’étaient ni systématiques ni chicaniers. Il était cependant fait référence dans la note au problème de l’immigration clandestine et, dans les annotations apportés par Robert Goebbels qui indiquait "OK mais émettez des réserves", il était aussi question de délinquants et de clandestins.

Les perspectives offertes par le traité de Lisbonne et par la coopération renforcée pour créer un espace de droit et de liberté dans lequel la libre circulation serait complète

Un des enseignements que le ministre tire de Schengen, c’est que la coopération renforcée va présenter à l’avenir un avantage certain pour faire avancer les choses dans une Europe devenue bien plus grande.François Biltgen

Quant à la sécurité intérieure dont il est beaucoup question notamment dès qu’il s’agit de trouver un argument à mettre en avant pour s’opposer à plus d’intégration européenne, c’est un domaine dans lequel Schengen a permis de grandes avancées, comme le droit de poursuite.

Là où il reste beaucoup à faire en revanche, c’est en matière de liberté de circulation. Pour le ministre en effet, les obstacles sont encore nombreux. François Biltgen s’est montré critique au sujet des dispositions transitoires souvent trop longues et il estime d’ailleurs que le Luxembourg a été bien inspiré lorsqu’il a aboli, discrètement, dans les coulisses d’un conseil de gouvernement, ces restrictions. Pour les nouveaux Etats membres, ces dispositions transitoires n’ont rien eu de bon en effet. "Dès qu’il était question d’Europe sociale, nos homologues des nouveaux Etats membres voyaient dans nos discours du protectionnisme", a ainsi raconté le ministre qui regrette que ces dispositions transitoires aient finalement rendu difficiles les avancées en matière d’Europe sociale.

François Biltgen estime cependant que le traité de Lisbonne va enfin permettre d’avancer pour créer cet espace de droit et de liberté. En effet, avant l’entrée en vigueur du nouveau traité, le conseil JAI était intergouvernemental et traitait essentiellement de sécurité intérieure et extérieure. Désormais, il s’agit d’un organe communautaire qui doit s’intéresser davantage aux droits et aux libertés, et le ministre a salué la création d’un poste de commissaire en charge de la Justice.

Les obstacles qu’il faut encore lever concernent notamment les relations transfrontières et transnationales entre personnes, à savoir tout ce qui relève des mariages, divorces et successions. Le processus de coopération renforcée lancé pour simplifier les divorces devrait permettre de lever un de ces obstacles et il est à noter que, pour la première fois, la Commission a salué ce processus de coopération renforcée. Les 14 Etats membres impliqués ont reçu le feu vert de leurs homologues lors du conseil JAI du 4 juin dernier, ainsi que l’accord du Parlement européen qui peut désormais faire pression sur le Conseil.

La genèse de l’accord de Schengen, de ses prémisses au "miracle" de l’intégration de l’acquis de Schengen au traité d’Amsterdam

Dans la carrière de Charles Elsen, l’accord de Schengen a eu une place toute particulière. Affecté au Ministère de la Justice, ce fonctionnaire luxembourgeois a vu en effet émerger cet accord avant de devoir s’occuper de sa mise en œuvre au sein du Secrétariat général du Conseil de l’UE où il a dû ensuite veiller à son intégration dans le traité d’Amsterdam.

Charles ElsenL’accord de Schengen, pour ceux qui se situent à l’intérieur de l’espace du même nom, a signifié la suppression des contrôles aux frontières. Pour ceux qui se trouvent en dehors, on évoque souvent les difficultés qu’ils ont à y entrer, mais Charles Elsen a souligné qu’il ne fallait pas oublier que Schengen a aussi permis de simplifier de façon drastique le régime des visas. Sur bien des points, comme les questions d’asile, d’immigration ou de libre circulation, Schengen est loin d’offrir une approche globale. Et finalement, la seule problématique qu’il traite dans son intégralité, c’est bien cette question des visas.

La genèse de l’accord de Schengen a duré de 1984 à 1990, date de la ratification de la convention d’application. L’histoire a commencé en fait entre cinq pays, ou plus précisément trois entités, à savoir l’Allemagne, le Benelux et la France, qui se sont entendus pour supprimer le contrôle aux frontières. En 1985, l’accord, qui était énonciatif, prévoyait une suppression graduelle du contrôle aux frontières. Il a permis d’introduire le fameux point vert qui, apposé sur le pare-brise, permettait de signifier aux douaniers que l’on n’avait rien à déclarer. Mais l’accord annonçait surtout un programme plus complet qui a été négocié cinq années durant. Si ce temps peut sembler long, pour Charles Elsen, il ne l’est finalement pas tant que ça au regard du temps que prennent les choses aujourd’hui, surtout si l’on tient compte du fait que la chute du mur a reporté la signature de la convention. Finalement, c’est une fois de plus à Schengen que la convention de Schengen a été signée en 1990.

Pour comprendre comment l’accord de Schengen de 1985 a pu émerger, il faut se souvenir de l’accord de Sarrebruck conclu en juillet 1984 par l’Allemagne et la France. Conclu à la suite du Conseil de Fontainebleau, conseil qui insistait dans ses conclusions sur l’Europe des citoyens et sur les quatre libertés, cet accord prévoyait la suppression graduelle des contrôles à la frontière franco-allemande. Comme le rappelle souvent Robert Goebbels, tout aurait commencé au cours d’un dîner bien arrosé au cours duquel François Mitterrand et Helmut Kohl auraient discuté des problèmes soulevés par les transporteurs routiers soumis à d’importants contrôles douaniers entre Strasbourg et Kehl. Cet accord franco-allemand, qui a été un moteur dans le processus selon Charles Elsen, serait finalement le fruit d’une réaction spontanée d’Helmut Kohl à un problème pratique.

Charles Elsen souligne aussi l’importance du rôle du Benelux dans cette avancée. Car dès 1984, un mémorandum du Benelux donne finalement l’initiative : il y est question de l’expérience faite depuis 25 ans au sein de cette espace en matière d’harmonisation de certaines lois, de déplacement des contrôles et de circulation des personnes. Le mémorandum évoque déjà le principe d’une mise en œuvre progressive, la question de l’harmonisation des visas, la nécessité d’une coopération accrue des douanes et des polices, ou encore la lutte contre l’immigration clandestine et la criminalité.

Quant au contenu des accords de Schengen, Charles Elsen souligne qu’il s’agit de rechercher un équilibre entre liberté et sécurité. Dans la Convention d’application, un seul article sur 142 établit le principe de franchissement des frontières sans contrôles. Tous les autres articles de la convention sont finalement des mesures compensatoires visant à combler les problèmes de sécurité posés.

Quatre domaines sont concernés par la Convention. En matière de frontières extérieures, il s’agissait de proposer un modèle uniforme, un renforcement des règles communes. Pour ce qui est des visas, une politique de visas commune établissait des règles communes, une validité des visas dans tous les pays de l’espace, l’application d’une tarification unique. Mais la Convention prévoyait aussi d’importantes avancées en termes d’entraide judiciaire et de coopération policière. La convention affirmait ainsi clairement le principe "ne bis in diem", selon lequel on ne peut être poursuivi deux fois pour les mêmes faits. Des mesures spectaculaires, comme le droit de poursuite ou le droit d’observation transfrontalière, ont aussi été introduites. Le système SIS, révolutionnaire pour l’époque et jugé très probant par de nombreux spécialistes, mettait à la disposition des polices des données concernant les personnes recherchées, signalées comme non désirables, ou encore des objets volés (tels voitures, armes ou documents d’identité). La Convention de Schengen contenait aussi des mesures d’harmonisation des législations, relatives au port d’armes par exemple ou encore à la protection des données.

Quant aux dispositions institutionnelles, l’article 131 prévoyait l’établissement d’un comité exécutif, l’article 132 stipulait que l’unanimité était requise, l’article 134 précisait que les règles de Schengen étaient subordonnées au droit communautaire et l’article 140 prévoyait l’ouverture de l’espace Schengen aux Etats membres de la CEE. L’article 142 précisait que les décisions de la Communauté européenne remplaceraient peu à peu les règles établies dans le cadre de Schengen. A titre d’exemple, la Convention de Dublin remplace désormais les dispositions établies par Schengen en matière d’asile. Schengen n’a en effet jamais été conçu pour durer et a vraiment joué un rôle de laboratoire.

Aux yeux de Charles Elsen, ce qui a fait la force de Schengen, c’est que l’accord a été négocié à cinq Etats qui se connaissaient et dont les règles étaient assez proches. Cela a permis de placer la barre haute tout en laissant aux autres la possibilité de les rejoindre, mais ils devaient pour cela accepter ces premières conditions. Un autre atout du système Schengen, c’est, selon Charles Elsen, la procédure soumettant l’entrée en vigueur de l’accord dans un pays une fois que les conditions sont réunies. Cette règle de mise en application indiquée dans une déclaration annexée à la Convention permet en effet de donner des garanties au bon fonctionnement des accords dans la mesure où le Conseil (et auparavant le Comité exécutif) valide la mise en vigueur de l’accord sur la base d’une évaluation de terrain menée par des experts qui visitent les frontières extérieures, vérifient les dispositifs mis en place et s’assurent que le personnel est bien formé.

Mais l’accord de Schengen présente aussi des faiblesses. Pour Charles Elsen, il s’est agi en effet de "la forme la plus primitive qui soit d’un traité", d’une sorte de traité "aux conditions discount", ne prévoyant aucun contrôle parlementaire, ni aucun contrôle juridictionnel, ce que le Parlement européen lui a d’ailleurs reproché à maintes reprises. Autre anomalie relevée par le juriste luxembourgeois, le fait que les décisions des ministres n’aient jamais été publiées. Mais heureusement ces faiblesses originelles ont été "gommées" lors de l’intégration de l’acquis de Schengen dans le traité d’Amsterdam.

Cette intégration de l’acquis de Schengen au traité d’Amsterdam, elle a été un "miracle" aux yeux de Charles Elsen qui se souvient que, parallèlement à Schengen, des travaux étaient menés au niveau européen au sujet des questions de frontières mais qu’ils achoppaient systématiquement sur les différends entre Espagne et Grande-Bretagne concernant Gibraltar. Finalement, ces "parallèles" ont convergé et se sont rencontrées au sein du traité d’Amsterdam, non sans quelque prouesse juridique d’ailleurs puisque l’intégration au traité se fait pour chaque pays à partir de l’entrée en vigueur de l’accord Schengen. La Grande-Bretagne et l’Irlande ont joué le jeu en acceptant une "procédure opt-in" leur permettant une intégration partielle.

Au lendemain de l’entrée en vigueur des accords de Schengen la presse parlait tant d’Europe forteresse que d’Europe passoire et finalement, pour Charles Elsen, ce sont les pays de l’Est qui ont le mieux compris l’importance de l’ouverture de ces frontières. Bronislaw Geremek y voyait en effet la reconnaissance de la pleine citoyenneté pour les citoyens de ces Etats et à ses yeux, la véritable Europe, c’était celle de Schengen.

Témoignage de Wim Van Eekelen, signataire historique de l’accord de Schengen

Wim Van Eekelen a évoqué à son tour le contexte politique européen dans les années 1984-1985. A l’époque des accords de Schengen, il était secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères des Pays-Bas, et c’est lui qui devait être unWim Van Eekelen des signataires historiques des accords.

C’était le temps de l’eurosclérose, bien que des politiques comme Altiero Spinelli aient alors poussé vers une Europe différente, plus fédérale, malgré la réticence des gouvernements. C’était aussi le temps où les négociations d’adhésion avec l’Espagne et le Portugal, bloquées par la France pendant plus de 7 ans parce qu’elle craignait la concurrence agricole de l’Espagne, sortaient de l’impasse pour s’accélérer et déboucher en janvier 1986 sur l’entrée des deux pays ibériques dans la Communauté européenne. Finalement, sous Présidence italienne, une conférence intergouvernementale, qui devait déboucher sur l’Acte unique, a pu être imposée aux Britanniques, grâce à un subterfuge du président du Conseil italien, Bettino Craxi, aidé en cela par le secrétaire d’Etat britannique, Malcolm Rifkind.

Pour Wim Van Eekelen, l’aubaine de l’époque a été que des hommes comme François Mitterrand et Helmut Kohl aient eu le sens de l’histoire, de la politique, la conviction aussi qu’il fallait miser sur les populations. Des gestes comme celui de la poignée de main entre les deux hommes le 22 septembre 1984 à Verdun ont finalement fait avancer les choses en Europe.

Pour ce qui est du projet des accords de Schengen, les ministres de l’Intérieur et de la Justice se souvent montrés sceptiques. Ce fut aussi le cas aux Pays-Bas, alors qu’aux Affaires étrangères, on était enthousiaste. L’argument avancé par les opposants était qu’ils craignaient que la suppression des contrôles aux frontières ne permette aux criminels d’échapper à la justice. Des statistiques demandées par les services de Wim Van Eekelen prouvèrent très vite que les éventuels justiciables interpellés à la frontière étaient ceux qui n’étaient pas en règle avec la TVA et certaines taxes. Ces personnes étaient donc plutôt passibles d’une simple amende. Les vrais criminels se faisaient pincer dans des conditions très différentes à l’intérieur des frontières. Un mandat de négocier fut donc donné.

Mais un second obstacle apparut. A l’époque, les pays avaient des contingents pour leurs camions qui utilisaient les routes allemandes. Le contingent néerlandais était souvent épuisé au mois d’octobre, et il fallait d’âpres négociations avec les autorités allemandes pour que les camions néerlandais puissent circuler, alors que le secteur des transports logistiques est une branche économique très importante des Pays-Bas. Wim Van Eekelen se rendit à Bonn pour rencontrer le négociateur allemand, Waldemar Schreckenberger, qui était ministère d’Etat à la Chancellerie, pour négocier, avant que l’on ne passe aux accords de Schengen, un assouplissement des contingentements concédés par l’Allemagne. Waldemar Schreckenberger refusait de faire le lien entre les deux dossiers. Wim Van Eekelen lui répliqua qu’il n’y aurait dans ce cas pas d’accord. Finalement, une rencontre entre les deux ministres des Transports aboutit à une solution, car la volonté d’aller de l’avant était forte au sommet.

L’accord fut donc signé à Schengen. Les Pays-Bas voulaient l’approuver silencieusement. La France voulait le ratifier. Finalement, il fut ratifié par tous les parlements. Une dynamique fut créée à laquelle les signataires n’avaient pas pensé. Il y eut aussi des oppositions, des préoccupations en rapport avec la protection des droits de l’homme, la protection des données, mais aussi du fait que l’accord s’était fait entre seulement une partie des Etats membres de la Communauté européenne de l’époque, et que le Parlement européen n’avait pas été consulté. Mais tout cela fait partie pour Wim Van Eekelen d’un processus politique européen normal, avec ses solidarités de fait qui se créent selon la méthode de Jean Monnet à travers des petits pas, la nécessité de convaincre les citoyens, de tenir compte des oppositions, de s’adapter, et tout cela sous l’impulsion d’un leadership qui veut des progrès. Au fond, Wim Van Eekelen aurait voulu que toutes les actions politiques auxquelles il a participé aient eu le même succès…

Les élargissements successifs de Schengen

Pour Wouter Van De Rijt, qui s’occupe de Justice et d’Affaires intérieures auprès du Secrétariat général du Conseil de l’UE, les élargissements successifs d’un espace Schengen qui compte aujourd’hui 25 membres sont une preuve de son succès. Pour autant, le processus d’élargissement a été long et complexe.

L’accord fondateur de Schengen peut d’ailleurs être considéré comme un élargissement lui-même, puisqu’il a consisté à réunir deux phénomènes de coopération, à savoir le Benelux et l’accord de Sarrebruck. De même on peut voir dans la réunification allemande une première forme d’élargissement de Schengen si l’on se souvient de l’ambiance de travail très particulière et tout à fait nouvelle qui régnait en 1989, lorsque deux délégations allemandes étaient présentes aux réunions…

Wouter Van De RijtLe premier Etat à rejoindre Schengen fut cependant l’Italie, et cette adhésion qui date de 1990 fut vécue comme un retour naturel à la coopération des six pays fondateurs des communautés européennes. Pourtant, déjà, il y eut quelques hésitations, des doutes ayant été émis en effet sur la capacité de l’Italie à contrôler ses frontières comme en a témoigné le rapport très critique du sénateur français Paul Masson. Selon Wouter Van De Rijt, c’est finalement la volonté d’Helmut Kohl qui a permis l’élargissement à l’Italie. Mais l’application des accords a dû attendre 1998.

L’Espagne et le Portugal, qui avait rejoint l’UE en 1985, ont ensuite adhéré à Schengen en 1991. L’élargissement s’est fait quasiment sans difficultés comme le raconte Wouter Van De Rijt qui relève que les îles espagnoles ont été incluses dans l’accord, et ce alors que la France n’a pas intégré les Antilles. La France, qui travaillait en coopération avec l’Espagne dans le cadre de la lutte contre l’ETA, a encouragé la coopération avec l’Espagne et le succès de la présidence espagnole du Conseil, qui avait duré douze mois et avait été particulièrement dynamique, a sans doute joué aussi en faveur de cette adhésion sans heurts. La suppression des contrôles aux frontières s’est donc faite en Espagne et au Portugal en même temps que pour les pays originellement signataires de l’accord, à savoir en 1995.

Pour la Grèce, qui a adhéré en 1992, ce fut un peu plus compliqué du fait des près de 15 000 km de frontières extérieures que compte la république hellénique. La question était en effet de savoir comment contrôler ces frontières et, si l’adhésion de la Grèce a eu lieu assez tôt, l’entrée en vigueur de l’accord a suivi un période d’évaluation très longue. Pendant huit ans en effet, la Grèce a dû montrer aux experts comment elle entendait traiter notamment l’afflux d’étrangers à ses frontières.

L’Autriche a adhéré en 1995 et la décision a été prise dans des conditions très particulières. Les Bavarois qui craignaient la criminalité venant d’Autriche ont pesé de tout leur poids au sein de la CSU et la méfiance à l’égard de l’Autriche était donc grande. Finalement, c’est au cours d’un sommet trilatéral entre Allemagne, Autriche et Italie que tout s’est joué. La décision a été prise de façon presque unilatérale par l’Allemagne, Helmut Kohl tenant à titre personnel très vivement à l’ouverture de l’espace Schengen à l’Autriche et à l’Italie. La France ne l’a donc appris qu’après coup. Le processus de suppression des contrôles aux frontières a duré jusqu’en 1998.

Lorsque Danemark, Finlande et Suède ont voulu adhérer, il a fallu tenir compte du fait que ces pays étaient membres de l’espace nordique et trouver un moyen d’intégrer deux pays non membres de l’UE, à savoir l’Islande et la Norvège, qui font partie de la même Union nordique des passeports qui permet, depuis la fin des années 50’, de circuler au sein de cet espace sans contrôles aux frontières. Il aurait été qui plus est parfaitement impossible d’assurer un contrôle de la frontière entre Norvège et Suède. Lors de l’adhésion des pays de l’espace nordique, un mécanisme de décision a été inventé dit du "taking / shaping". Ce principe permet de distinguer le temps de la préparation des décisions, auquel tout le monde peut participer, de celui de la prise de décision qui relève des Etats membres de l’UE. Les décisions s’appliquent cependant à l’ensemble de l’espace Schengen. Ainsi, si l’Islande ou la Norvège refusait l’application d’une décision, cela reviendrait pour elles à s’exclure de l’espace Schengen. La suppression des contrôles aux frontières est effective depuis mars 2001.

La Grande-Bretagne et de l’Irlande, qui ont toujours eu des réticences à accorder plus de pouvoir à Bruxelles concernant le contrôle de leurs frontières, ce qui peut s’expliquer pour des raisons géographiques puisque le contrôle aux frontières d’une île a ses spécificités, ont finalement accepté, lors de la négociation du traité d’Amsterdam, que Schengen soit intégré dans l’acquis juridique de l’UE. Elles ont ainsi négocié le droit de rester à l’écart de l’espace Schengen tout en gardant la possibilité de pouvoir y accéder partiellement. C’est une sorte de "Schengen à la carte", comme le résume Wouter Van De Rijt. Si l’Irlande n’a pour le moment pas fait usage de ce droit, la Grande-Bretagne s’est intéressée pour sa part à la coopération policière ainsi qu’à SIS II, tout en continuant d’exclure tout ce qui concerne le contrôle aux frontières.

En 2004, l’UE a connu son plus grand élargissement. Mais il n’a pas signifié pour autant un élargissement automatique de l’espace Schengen. En effet, la décision d’intégrer ces nouveaux Etats membres de l’UE dans l’espace Schengen s’est faite de manière individuelle, chacun devant réussir son évaluation et être soumis aux visites préalables d’experts pour pouvoir devenir membres. Pour les pays de l’ancien bloc communiste, l’évaluation a révélé un certain nombre de problèmes liés à la législation, par exemple en matière de protection de données, et il a donc fallu mettre ces lois en conformité avec les règles qui prévalent au sein de l’espace Schengen. Pour tenir compte de la vie culturelle, économique et sociale qui se trouve entrecoupée aux frontières, des traditions de coopération qui peuvent exister sur ces lieux, il a fallu par ailleurs traiter la question du petit trafic frontalier qui fait l’objet d’un régime spécifique.

Le fait que tous ces pays, à l’exception de Chypre qui n’est pas en mesure de contrôler ses frontières en raison de l’occupation d’une partie de son territoire par la Turquie, aient répondu aux critères dans les mêmes délais a simplifié les choses et ces neuf nouveaux Etats membres sont donc devenus membres de l’espace Schengen en décembre 2007. Cet élargissement a bien sûr une immense portée symbolique, comme tous les intervenants ont pu le souligner.

Quant à la Bulgarie et la Roumanie, qui ont adhéré à l’UE en 2007, le processus d’évaluation en vue d’une intégration à Schengen est en cours et il est prévu qu’il aboutisse en 2011 comme l’a rappelé le président de la Commission José Manuel Barroso à l’occasion des célébrations du 25e anniversaire de l’accord de Schengen. Au scepticisme de nombreux observateurs, Wouter Van De Rijt répond par une note optimisme, expliquant que bien souvent, quand on est en retard, on peut faire preuve d’une motivation d’autant plus grande pour le rattraper. En témoigne le sérieux avec lequel les nouveaux Etats membres appliquent les règles Schengen.

La Suisse, qui n’a jamais eu de vocation insulaire, est un des plus anciens partenaires de Schengen. Après près de 15 ans de discussions, et après consultation référendaire, elle a finalement rejoint l’espace Schengen en décembre 2008. Pour l’instant, un problème subsiste encore avec la frontière entre Suisse et Liechtenstein dans la mesure où le Liechtenstein n’est pas membre de Schengen. Un accord sera peut-être trouvé cette année selon Wouter Van De Rijt qui rappelle qu’une évaluation devra suivre. Mais vu la longueur de la frontière, elle ne devrait pas durer bien longtemps – "ce sera l’affaire d’une journée", plaisante-t-il en effet – et il a donc bon espoir que le Liechtenstein soit membre de Schengen en 2011.

Un certain nombre de situations particulières ont dû être traitées. C’est le cas de Monaco, qui est un lieu d’entrée dans l’espace Schengen sans en être pour autant membre, et où l’accord s’applique dans la mesure où c’est la France qui assure le contrôle aux frontières de la principauté. Quant à l’Andorre, à Saint-Marin et au Vatican, aucune solution n’a jamais été discutée puisque, de fait, ces Etats ne sont pas accessibles directement sans passer par l’espace Schengen. Dans le cas de l’Andorre, les contrôles douaniers continuent.

Les îles Aland, qui ne font pas partie de la législation douanière communautaire, voient leur contrôle assuré par la Finlande tandis que pour le cas des îles Féroé et du Groenland, qui sont autonomes mais pas en matière de politique étrangère et de justice, il a juste fallu vérifier la qualité des contrôles aux frontières dont la responsabilité relève du Danemark.

Quant à Ceuta et Melilla, exclaves espagnoles en territoire marocain dans lesquelles près de 25 000 Marocains entrent chaque jour, l’Espagne a procédé à un dédoublement de la frontière, le contrôle permettant d’entrer dans l’espace Schengen se faisant au moment où on quitte le continent africain.

Dans le cas de Kaliningrad, enclave russe dans laquelle vivent 1,5 millions de personnes, Wouter Van De Rijt explique que l’on travaille actuellement à une solution tenant compte notamment de l’importance et de la spécificité du petit trafic frontalier. Il est, selon lui, probable qu’il faille par exemple élargir la "zone frontalière" au-delà des 30 km de rigueur.