Europeana.eu, la bibliothèque numérique européenne lancée en 2008, compte aujourd’hui plus de 20 millions d’objets, autant d’œuvres numérisées par des bibliothèques, des archives, archives audiovisuelles et musées européens selon des normes strictes.
A l’approche du centenaire de la guerre de 1914-1918, Europeana se lance dans un nouveau projet, d’une nature plus participative. Les citoyens européens de dix pays vont en effet avoir la possibilité d’apporter leur contribution, sous la forme d’objets et de témoignages, à un portail Internet dédié à la Première guerre mondiale, qui va se focaliser sur les "histoires vécues". Une forme de collecte de mémoire à l’heure du web 2.0 en quelque sorte.
Tous les témoignages recueillis, qui seront accessibles librement au grand public, offriront d’immenses ressources pour les enseignants, les historiens, mais aussi les industries créatrices, comme le souligne la Commission européenne, qui soutient financièrement le projet.
La BNL, qui coordonne le volet luxembourgeois du projet, auquel participent aussi les Archives nationales et Plurio.net, accueillait le 27 février 2012 la conférence de presse de lancement de ce nouveau projet intitulé europeana1914-1918.eu.
Ce projet, Monique Kieffer, directrice de la BNL, le soutient avec un enthousiasme tout particulier, parce qu’il est "très novateur".
En effet, quand on prépare une commémoration, on a pour habitude, en général, de faire appel à des spécialistes, qu’ils soient historiens ou politologues. Or, ici, c’est le grand public qui est sollicité et invité à apporter ses témoignages, qu’ils soient matériels ou qu’ils relèvent de l’ordre des histoires transmises oralement dans les familles.
Autre caractère novateur de ce projet de commémoration, le fait qu’il ne soit pas restreint au plan national mais qu’il revête un caractère européen. S’il s’agit bien de faire revivre la mémoire nationale - et de ce point de vue la directrice de la BNL s’attend surtout à ce que cette action de collecte d’objets liés à la première guerre mondiale "déclenche un mouvement de réflexion chez les historiens pour travailler plus sur cette époque encore peu explorée" au Luxembourg - , le projet va aussi permettre de faire dialoguer des visions, des souvenirs des quatre coins de l’Europe, ce qui devrait contribuer à l’émergence d’une mémoire européenne.
Enfin, les outils utilisés renouvellent aussi totalement à la fois les méthodes et l’ampleur possible d’une telle collecte mémorielle, mais bouleversent aussi l’ordre difficilement établi pour mutualiser les contenus des centaines d’institutions contribuant à la bibliothèque numérique Europeana.eu.
Car le contenu sera apporté, et donc choisi, par le grand public.
Un des grands avantages de cette particularité du projet est qu’elle va permettre d’ouvrir aux détenteurs privés de documents et d’objets qui peuvent avoir une valeur historique immense la porte qui les sépare encore des gardiens des archives publiques, comme s’en félicite Romain Schroeder, qui est conservateur-stagiaire aux Archives nationales. Le geste sera d’autant plus facile que les objets, qui seront juste numérisés, resteront dans les mains de leurs propriétaires pour lesquels, en plus de leur éventuelle valeur financière, ils peuvent avoir une très forte valeur sentimentale.
Cette charge émotionnelle, elle est un des éléments clefs du projet, comme en témoigne aussi Aubéry Escande, de la Fondation Europeana. Il parle d’expérience puisque ce projet d’ampleur européenne fait suite à une initiative lancée en 2008 par l’Université d’Oxford, et qui avait permis de recueillir quelques 5000 objets de la "Great War", accompagnés d’histoires parfois incroyables, souvent très émouvantes. Le modèle avait ensuite été élargi à l’Allemagne en 2011, avec la participation de la DNB et d’Europeana, pour qui la méthode est toute nouvelle. Une deuxième expérience qui, contre toute attente, a elle aussi été un très grand succès, et a permis de recueillir près de 25000 objets.
Mais ce qui est aussi tout nouveau, c’est que les détenteurs d’objets eux-mêmes pourront jouer les conservateurs en numérisant par leurs propres soins les objets-témoignages de la Grande Guerre qu’ils souhaitent partager. On parle pour désigner ce processus de "user generated content", ou encore de "crowdsourcing" .
"Vous pouvez ajouter votre histoire à Europeana 1914-1918 en utilisant le formulaire en ligne par le biais de ce site", est-il ainsi expliqué sur le site www.europeana1914-1918.eu. "Indiquez tout simplement des informations relatives à votre contribution, dites de quoi il s'agit (carte postale, journal, etc.) et ajoutez l'histoire que vous souhaitez partager (la personne sur la photo, comment vous l'avez obtenue, ce que vous en savez). Vous pouvez également joindre une version numérique de l'objet, comme une photographie scannée ou une copie scannée de la photo, du journal, de l'uniforme ou de ce que vous souhaitez partager. Une fois votre contribution soumise, elle sera revue par un expert puis mise à la disposition de tous".
C’est aussi simple que cela, même si cela ne manque pas de poser problème du point de vue des normes muséologiques qui accompagnent en principe tout processus de numérisation sur le site d'Europeana.
Des journées de collecte sont aussi prévues pour les personnes qui souhaiteraient apporter leur contribution sans pour autant se sentir assez familières des nouvelles technologies et des outils qu’elles proposent pour livrer elles-mêmes à la toile leur précieux témoignage. Au Luxembourg, cette journée de collecte, qui va ouvrir une série qui se poursuivra en Grande-Bretagne, en Irlande, en Slovénie et au Danemark, se tiendra à la BNL, qui accueillera les témoignages le 6 mars 2012 de 9h00 à 19h30. Les objets apportés seront alors évalués par une équipe d’experts, tandis que les témoignages des visiteurs seront notés /enregistrés, et que les documents et autres objets apportés seront scannés ou photographiés avant d’être mis en ligne.
Frank Drauschke, de Facts&Files Think History, qui a organisé les neuf événements au cours desquels les collectes d’objets se sont effectuées en Allemagne, a montré comment ils avaient ainsi numérisé un journal et des cartes postales d’un lieutenant dénommé Hans Silomon, qui avait traversé le Luxembourg tout au début de la guerre, en août 1914, pour y revenir, blessé au front début septembre, lors de son retour au pays pour des soins. "Peut-être en reliant ces documents avec d’autres documents de ce genre, l’historiographie découvrira de nouveaux aspects de ce conflit", pense-t-il.
Markus Geiler, de Leipzig, avait spécialement fait le voyage au Luxembourg pour illustrer, avec son exemple, ce que cette collecte d’objets et de récits peut signifier. Il a sorti d’une boîte une bible reliée en rouge qui est, en bas de la couverture, trouée de bout en bout. "Cette bible fait partie de notre histoire familiale", a-t-il expliqué, "et sans cette bible, je ne serais pas assis ici parmi vous".
Et de raconter l’histoire de son grand-père, qui a fait tous les fronts de l’ouest dans une unité de patrouille. Alors qu’il combattait sur le front de Verdun, il a passé une nuit dans un abri. Pieux chrétien, il portait toujours une bible avec lui, qui cette nuit là comme au cours de tant d’autres, lui servait de coussin. Un obus est tombé sur l’abri, il a éclaté, semant autour de lui sa charge d’éclats. Tout le monde dans l’abri a été tué ou blessé, sauf le grand-père de Markus Geiler. Un grand éclat s’était planté dans la bible, mais le grand-père est resté indemne. Toute sa vie durant, il est resté convaincu que son Dieu l’avait protégé. Blessé deux fois plus tard, il a rejoint sa Saxe natale à pied après l’armistice du 11 novembre 1918. Pendant la guerre et tout au long de son odyssée pour rentrer chez lui, le grand-père de Markus Geiler a toujours gardé cette bible sur lui et l’a transmise, tout comme son histoire, à son fils, le père de Markus Geiler, aujourd’hui âgé de 84 ans.
Et ce dernier a de nouveau transmis cette histoire au petit-fils, Markus Geiler, qui n’a jamais connu son grand-père, celui-ci étant décédé en 1950, bien avant sa naissance. Cette transmission a eu lieu elle aussi dans un contexte bien particulier. Markus Geiler avait découvert un album dans lequel son père avait collectionné des images de la première guerre mondiale, comme aujourd’hui on collectionne des portraits de footballeurs. "Un infâme livre de propagande nazie", commente Markus Geiler, "mais mon père voulait me raconter plus, la vraie horreur de la guerre". Et ce fut l’histoire de la bible qui a arrêté l’éclat et préservé la vie du grand-père. Une bible qui jusque là n’était jamais sortie des mains de la famille. Bref, ce fut une première pour la présentation à Luxembourg du projet d’Europeana sur la guerre de 1914-1918.
Markus Geiler a expliqué pourquoi il a réagi spontanément à l’appel d’Europeana en Allemagne pour aller faire numériser des objets de la première guerre mondiale : "Il faut beaucoup de ces histoires pour faire germer l’idée européenne", pense Markus Geiler.
Marie-Françoise Glesener, qui est luxembourgeoise, a évoqué des épisodes de cette guerre qui lui ont été racontés par ses parents. Au Luxembourg, les problèmes de ravitaillement sous l’effet du blocus contre l’Allemagne, qui occupait le pays, avaient pour conséquence qu’à partir de la troisième année de guerre, les enfants avaient souvent faim. A l’école primaire, à Rodange, l’on interdisait ainsi aux enfants de jouer dans les cours de récréations, et ils avaient ordre de s’appuyer debout contre le mur afin de ne pas dépenser inutilement des calories. Pour les occuper, on leur donnait des osselets pour jouer. Les enfants plus fortunés, qui venaient à l’école avec un simple morceau de pain, créaient l’émeute, se faisaient dépouiller, de sorte qu’il leur était bientôt interdit d’apporter de quoi manger à l’école. Et puis il y eut le traumatisme des bombes, parce que les Alliés menaient des raids aériens et bombardaient les installations industrielles et ferroviaires.