Le Tageblatt publie dans son édition datée du 14 juin 2012 un long entretien que le ministre des Finances, Luc Frieden, a accordé à Sascha Bremer et Christian Muller. Il y est question de l’avenir de la place financière luxembourgeoise, un sujet inévitablement lié à un contexte européen plus large.
Pour Luc Frieden, la prospérité du Luxembourg est liée sa dimension internationale, ce qui vaut tant pour l’acier, pour les médias que pour la place financière. La stratégie de croissance qu’il a mise en œuvre ces dernières années a ainsi permis de renforcer encore cette dimension internationale de la place financière, et ce malgré la crise. Ce qui convainc le ministre que la place luxembourgeoise a de l’avenir, dans un environnement certes difficile et en mutation constante. S’il admet, comme le font remarquer les deux journalistes, que cette dimension internationale s’est jusqu’ici principalement limitée à l’Europe, Luc Frieden estime que dans le monde global dans lequel nous vivons, "notre marché ne peut plus se limiter aux trois pays voisins". La stratégie qu’il cible pour développer la place financière repose sur cinq piliers : la banque privée, l’industrie de fonds, les assurances, l’octroi de crédits internationaux et la structuration d’investissements internationaux. Autant de piliers qui doivent avoir une dimension globale pour le ministre qui vise tout particulièrement les économies qui "croissent plus vite, en Asie notamment". "Mais nous ne pouvons pas pour autant négliger l’espace européen", ne perd pas de vue le ministre.
Interrogé sur la mort du secret bancaire, Luc Frieden explique que, depuis 2009, il n’y a plus de secret bancaire pour les clients internationaux. "Le modèle de l’avenir s’appelle la protection des données bancaires", annonce le ministre luxembourgeois qui précise que le client d’une banque a droit à une certaine discrétion, sans pour autant que cela lui permette de contourner le droit de son pays. Il salue donc comme juste le fait d’avoir octroyé aux administrations fiscales étrangères le droit à l'information sur demande en cas de problème avec un contribuable de leur pays. Pour Luc Frieden, l’avenir réside dans des banques luxembourgeoises accueillant des clients en règle sur le plan fiscal dans leur pays et pouvant dans le même temps se voir garantie une certaine protection des données.
Aux yeux de Luc Frieden, la tendance n’est pas claire pour ce qui est de la coopération entre les autorités fiscales : le modèle de la retenue à la source et celui de l’échange automatique d’informations étant encore tous les deux en lice. "Nous devons être prêts à pouvoir appliquer les deux modèles", en conclut le ministre luxembourgeois, ce qu’il traduit par la nécessité d’attirer les clients par un environnement stable, la qualité des services et l’environnement réglementaire.
Pour ce qui est de la taxe sur les transactions financières (TTF), Luc Frieden rappelle sa position. Il n’est en principe pas opposé à une telle taxe, mais il convient d’avoir clairement à l’esprit l’objectif qu’elle doit remplir. S’il s’agit d’augmenter les ressources budgétaires des Etats, Luc Frieden se dit convaincu que chaque pays peut taxer ses institutions financières comme il l’entend. Ce que fait d’ailleurs le Luxembourg avec sa taxe d’abonnement. S’il s’agit en revanche de taxer des transactions à haut risque afin de les affaiblir, il conviendrait selon Luc Frieden d’introduire un autre type de taxe. Et c’est plutôt dans ce sens qu’il pencherait. Une telle taxe européenne ou internationale devrait avoir comme objectif de rendre plus difficile différentes activités hautement spéculatives. Et aux yeux du ministre elle n’aurait de sens que si elle était introduite à une échelle géographique aussi large que possible, ce qui éviterait qu’elle puisse être contournée et que cela conduise à une délocalisation des emplois.
"Il n’y a pas de consensus en Europe" au sujet de la taxe sur les transactions financières, constate Luc Frieden qui souligne que la question n’a pas encore été discutée de façon détaillée. "Les débats sont menés de façon très superficielle, autour de la question de savoir si l’on est pour ou contre le fait que l’industrie financière doit payer plus". Ce qui limite la problématique, déplore le ministre.
Interrogé sur sa position quant à la compétitivité de la place financière et aux coûts salariaux dans ce secteur, Luc Frieden explique que les coûts des banques ne se limitent pas aux frais de personnel, et qu’il convient d’aborder la question en comparaison avec les autres places financières comme Londres, Singapour, Zürich ou Dublin. Et de son point de vue, la structure des coûts sur la place luxembourgeoise lui semble pour le moment concurrentielle. "Mais il nous faut rester vigilants du fait de la dimension internationale de la place", prévient-il, craignant que certaines activités puissent être délocalisés vers des places où les coûts seraient moindres. Même s’il est conscient que la stabilité et l’environnement réglementaire jouent un rôle important dans l’attractivité de la place luxembourgeoise.
Pour rester compétitif, raconte par ailleurs le ministre, le Luxembourg a adapté la taxe d’abonnement il y a deux ans en matière de fonds, afin de pouvoir jouer à armes égales avec la place financière dublinoise. "La concurrence doit être une motivation", estime en effet Luc Frieden qui explique que c’est aussi un des enjeux de la transposition de la directive AIFM. "Je ne veux pas seulement transposer la directive, mais je veux aussi faire en sorte que Luxembourg puisse jouer un rôle clef dans le monde en matière de fonds alternatifs surveillés", explique-t-il.
En matière réglementaire, "nous vivons dans un environnement difficile qui évolue en permanence", constate Luc Frieden qui rappelle que la force du Luxembourg a jusqu’ici été de pouvoir s’adapter rapidement au changement. Et le ministre juge que le Grand-Duché continue d’être relativement bien préparé aux changements à venir. Le principe est selon lui de savoir anticiper les modifications à venir. Il s’agit par exemple, en matière de fonds, de se préparer à la nouvelle directive sur les fonds alternatifs. Autre exemple, dans le domaine de la gestion du patrimoine, où beaucoup a déjà été fait, Luc Frieden envisage de proposer un nouvel instrument, existant déjà dans d’autres pays européens, qui prendrait la forme d’une sorte de fondation. "Plus nous avons d’instruments conformes aux règles internationales, plus nous pouvons offrir de services", explique le ministre dont l’objectif est d’avoir une place financière offrant les meilleures conditions, la meilleure surveillance et le meilleur savoir-faire.
Pour ce qui est de la coopération internationale, et notamment de Fatca, il faut établir un modèle permettant au Luxembourg de rester attractif tout en respectant les règles internationales, juge Luc Frieden. L’évolution des débats sur ce dossier ne concerne d’ailleurs pas que le Luxembourg, souligne-t-il. Car les règles américaines qui sont envisagées vont rendre très difficile pour les Américains eux-mêmes de faire des affaires sur le plan international, ce qu’il déplore. Luc Frieden aimerait en effet que la coopération entre Europe et Etats-Unis continue de se faire plus étroite. Si le Luxembourg va négocier de façon bilatérale avec les Etats-Unis dans le cas de Fatca, c’est, regrette Luc Frieden, parce que l’UE n’a pas mené de négociation européenne.
Les journalistes interrogent ensuite le ministre sur la participation de l’Etat luxembourgeois à certaines banques, se demandant s’il faut voir là une distorsion de la concurrence. Luc Frieden admet qu’il est "anormal" que l’Etat soit actionnaire de deux banques historiquement privées, une situation qui est conditionnée par la crise et qui sera réglée après la crise. Après la crise, précise le ministre à la demande de la rédaction du Tageblatt, ce sera quand les marchés financiers internationaux se seront stabilisés, quand les banques fonctionneront à nouveau normalement en Europe. Pour autant, du point de vue du ministre, la situation actuelle n’engendre pas de distorsion de la concurrence dans la mesure où l’Etat n’a pas d’influence sur les activités opérationnelles quotidiennes de ces banques. S’il se réjouit des dividendes dont profite l’Etat, Luc Frieden ne perd pas de vue que la finalité de ces opérations était de sauver l’épargne des clients de ces banques et donc d’éviter au Luxembourg des dommages à la fois économiques et sociaux.
Aux yeux de Luc Frieden, si une banque fait faillite, les conséquences vont au-delà de ce qui peut arriver si une entreprise fait faillite. Les Etats doivent donc pouvoir assumer une certaine responsabilité pour être en mesure de limiter les dégâts d’une faillite bancaire sur la société, estime-t-il. Si les actionnaires sont bien sûr les premiers responsables, les Etats doivent intervenir quand il n’y a plus d’autre solution possible relevant du droit privé, comme cela a été le cas pour Dexia et Fortis. Les garanties apportées à la BIL n’ont jusqu’ici rien coûté à l’Etat luxembourgeois, constate Luc Frieden qui admet que le risque théorique qu’on puisse y avoir recours existe bel bien. Mais de son point de vue le montant de ces garanties, qui est limité, ne pourrait impliquer des dommages irréparables pour l’Etat, et ce notamment parce que ce qu’elles ont permis de faire est bien plus positif que le risque encouru. Sur ce dossier, Luc Frieden espère que la Commission pourra donner son feu vert dans les prochaines semaines.
"Quelles sont les chances et les risques d’une union bancaire européenne", demandent les deux journalistes. La crise a montré l’interdépendance qu’il y a entre les différentes économies nationales et entre les différentes banques, leur explique Luc Frieden qui voit là une raison pour qu’il y ait plus de coopération au niveau européen en matière de surveillance et de résolution de problèmes. "L’Etat nation se heurte là à ses frontières", constate le ministre luxembourgeois. Il trouve juste le principe d'une union bancaire, mais prévient que les détails vont devoir être négociés. En termes de surveillance, Luc Frieden est d’avis que le système actuel est suffisant pour établir une bonne coordination. En ce qui concerne la gestion de crises en revanche, il y a selon lui matière à progrès. Mais il met toutefois en garde contre l’idée qu’en mettant tout dans un grand panier européen commun, toutes les crises bancaires puissent être résolues. "Je peux comprendre le principe d’une union bancaire, mais on ne peut pas en arriver à une mutualisation de tous les risques d’Europe", explique Luc Frieden qui se dit en faveur de plus d’Europe, mais seulement à condition qu’il y ait un monde de la banque efficace et sérieux, afin que personne n’ait à payer pour les bêtises des autres.
La décote de la dette grecque aurait coûté 1,3 milliards d’euros aux banques luxembourgeoises, indiquent les journalistes en se référant aux chiffres avancés par la CSSF. Ils s’intéressent par conséquent à l’impact que cela aura sur les recettes fiscales. Le ministre reconnaît que cela aura certainement un impact, mais il refuse au moment de l’interview de donner plus d’informations à ce sujet. Et il ajoute par ailleurs que la révision de la valeur d’autres obligations d’Etat a aussi un impact sur les bilans des banques. Il en conclut qu’il est d’autant plus important pour le budget de l’Etat de conquérir de nouvelles zones de vente.
Lorsque la rédaction du Tageblatt lui demande s’il peut exclure qu’un autre pays de l’UE ait à opérer une décote de sa dette, Luc Frieden se refuse à exclure cette possibilité à 100 % vu à quel point l’environnement est difficile. Cela ne serait pas bon pour la confiance que les citoyens ont dans leurs Etats, estime-t-il pourtant. Mais nous pouvons veiller à ce que l’Europe fasse tout pour maintenir la stabilité de la zone euro, déclare le ministre, qui admet qu’il ne suffit pas de l’annoncer, mais qu’il faut prendre des mesures capables de créer de la confiance. Parmi elles, il compte l'assainissement des finances publique. Les processus en cours dans les différents pays européens qui vont dans ce sens ne peuvent pas réussir du jour au lendemain, prévient-il, et cela ne peut être résolu au cours d’un seul sommet. "Ce processus va accompagner l’Europe dans les prochaines années", augure le ministre.