A quelques jours de l'arrivée d'une compagnie aérienne low cost à l'aéroport de Luxembourg, le syndicat Aviation civile de l'OGBL invitait le 23 octobre 2012 le professeur de l'Université de Cardiff, Peter Turnbull, à tenir une conférence sur le développement du modèle des compagnies aériennes à bas coût. Peter Turnbull est le coauteur d'une étude sur le sujet, commandée en 2011 par la Fédération des transporteurs européens (ETF) et la Commission européenne (qui a apporté son soutien financier).
Cette étude a porté sur quatre compagnies low cost (Ryanair, Easyjet, Air Berlin et Vueling) et a notamment consisté dans le traitement des réponses à un questionnaire adressés aux syndicats d'aviation de toute l'Europe pour sonder leur perception du rôle joué par les compagnies low cost. La publication de l'étude avait donné lieu en mars 2012 à une conférence réunissant cent délégués syndicaux de toute l'Europe en Espagne.
La montée en puissance des compagnies à bas coût a été rendue possible par la libéralisation du marché de l'aviation, processus mené à son terme en trois étapes et autant de paquets législatifs transposés dans les Etats membres entre 1987 et 1992. Leur croissance fut particulièrement spectaculaire ces dix dernières années. Et c'est en Europe que leur pénétration sur le marché est la plus forte au monde. En effet, elles captent 43 % du nombre de passagers transportés sur le territoire du marché européen, contre 30 % en Amérique du Nord. Dans certains pays, Espagne en tête, elles sont même dominantes vis-à-vis des compagnies dites traditionnelles. Illustration de ce succès, la compagnie irlandaise Ryanair est devenue la plus grande compagnie européenne (avec 70 millions de passagers par an).
Par leur modèle commercial et leur flexibilité, en vertu d'une rationalisation importante des capacités de vol, les compagnies à bas coût passent sans encombres les hauts et bas que connaissent invariablement les compagnies aériennes dites conventionnelles. Ces dernières, explique Peter Turnbull, sont particulièrement sensibles à la conjoncture économique. Et, en plus de subir l'actuelle période de récession, elles doivent faire face à la pression des compagnies à bas coût qui, pour leur part, affichent une croissance constante, quasi hermétique à la conjoncture.
Le succès des compagnies low cost s'explique par une optimisation des capacités de vol. La baisse des coûts par rapport aux compagnies aériennes traditionnelles repose notamment sur l'utilisation d'un seul type d'avion (ce qui permet de rationaliser les coûts de maintenance), l'utilisation d'aéroports secondaires ou régionaux dont les frais sont moins élevés et pour laquelle les compagnies reçoivent des aides et avantages, le paiement de suppléments par les usagers pour des prestations tels que l'enregistrement des bagages, l'optimisation du nombre de sièges installés dans l'avion en raison de l'absence de première classe et la vente directe des billets.
Mais pour réussir à atteindre des avantages en coût de 30 à 50 % en moyenne (jusque 60 % pour Ryanair) sur les concurrents traditionnels, les compagnies low cost ont d'autres armes. "Elles conquièrent un avantage compétitif en désavantageant le personnel", explique Peter Turnbull. Et en la matière, Ryanair fait figure de "fondamentaliste". Dans cette compagnie, le moindre coût est sous surveillance, jusqu'à interdire aux employés de bureau de recharger leur téléphone au travail, explique le professeur.
Les compagnies low cost visent notamment les vacanciers et adaptent ainsi leurs vols selon la saison. Pour Easyjet et Ryanair, la variation selon les saisons oscille entre 20 et 30 %. Ryanair recourt pour son personnel en cabine à de nombreux travailleurs temporaires, recrutés par le biais de quatre agences (70 % du recrutement) qui les emploie pour une première période de deux ans, à la suite de laquelle ils peuvent espérer une embauche par Ryanair. Ces salariés travaillent pendant neuf mois de manière intense puis sont priés de ne pas travailler pendant trois mois entre novembre et mars. Il n'y a pas d'heures supplémentaires et les salariés sont payés par blocs d'heures définis à l'avance.
Le salaire est très bas et les coûts de formation sont portés par les aspirants eux-mêmes. Des 1100 euros nets perçus chaque mois pendant neuf mois, il faudrait déduire en effet sur 12 mois 1649 euros de formation, les frais de logement et d'uniforme, pour finalement arriver à une moyenne de 507,48 euros de salaire réel par mois.
L'un des autres points forts des compagnies low cost réside dans leur perception "d'aides d'Etat". Selon l'Association des pilotes interrogée dans l'étude commandée par l'EFT, le manque de transparence empêchant toutefois de l'affirmer de manière certaine, ces compagnies ne feraient pas de bénéfices si on leur retirait ces aides. Au lieu d'afficher 488 millions d'euros de bénéfice en 2011, Ryanair accuserait, sans ces aides de nature variée, un déficit de plus de 300 millions d'euros.
Ces compagnies, qui recourent à une publicité provocante et bon marché pour faire parler d'elles, créent de nouveaux désirs de voyage mais viennent aussi concurrencer directement les compagnies traditionnelles sur les aéroports que ces dernières utilisent et vont jusqu'à profiter des grèves dans ces compagnies pour attirer de nouveaux clients, comme l'a fait par exemple Easyjet durant un mouvement de grève chez British Airways.
Pour maintenir ces avantages compétitifs en termes de coût du travail, ces compagnies ont un rapport particulier aux syndicats. "Dans beaucoup de cas, il n'y a pas de syndicats. Les employés n'ont pas le droit de parole", explique Peter Turnbull.
Easyjet, la société aux 57 millions de passagers annuels, qui doit s'installer prochainement au Luxembourg, ne met pas de côté les syndicats, elle "s'en accommode" plus qu'elle ne les traite comme partenaires ainsi qu'elle le fait entendre, juge le professeur de Cardiff.
Easyjet a longtemps tiré profit des différences de législation entre Etats membres mais s'est finalement résolue à faire signer des contrats relevant du droit du travail où habite le salarié et plus du seul contrat britannique. Les salariés de Ryanair disposent par contre d'un contrat de travail relevant de la législation du pays dans lequel est immatriculé l'avion, en l'occurrence le droit du travail irlandais, plus pertinent "pour tirer profit des travailleurs".
Jusqu'à un passé récent, les salariés étaient également affiliés à la sécurité sociale irlandaise, et ce indépendamment de leur lieu de résidence. Désormais, depuis un règlement européen de mai 2012, c'est le pays dans lequel le salarié commence chaque jour son travail qui fournit le droit compétent pour la sécurité sociale.
Invité lui aussi à s'exprimer durant la conférence, le secrétaire politique de l'ETF, François Ballestero a salué comme une première victoire cette nouvelle règlementation sur la sécurité sociale. Désormais, l'enjeu est d'étendre ce même principe à la question du droit du travail applicable aux salariés des compagnies low cost. Plusieurs affaires judiciaires sont en cours en Espagne, en Italie et en Belgique. Dans ce dernier pays, des salariés de Ryanair qui voulaient bénéficier de la législation belge sur le licenciement ont été déboutés en appel et devraient se présenter devant la justice européenne.
Toutefois, ce n'est pas par la jurisprudence mais bien par l'établissement de règles nouvelles que l'ETF voudrait freiner la précarisation généralisée. "Pour nous, cette libéralisation est un facteur de dérégulation. Nous avons besoin aujourd'hui de réguler de nouveau", explique le secrétaire syndical, qui souligne qu'il s'agit là d'une déclinaison du combat plus vaste de la Confédération européenne des syndicats (CES) en faveur de l'Europe sociale.
Cette dimension sociale serait particulièrement occultée dans l'aviation : "Malheureusement, quand ils prennent des mesures sur la question de l'aviation, les décideurs européens ne prennent pas les mesures sociales qui doivent les accompagner", juge en effet François Ballestero, qui cite en exemple la proposition de la Commission en faveur de la libéralisation des services au sol, vis-à-vis de laquelle l'ETF tente d'obtenir la protection des travailleurs en cas de transferts d'entreprises.
Mais concernant plus directement la capacité de nuisance des compagnies low cost face aux intérêts des compagnies conventionnelles, l'ETF ne revendique ni plus ni moins que la reconnaissance des conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT), numéro 87 sur la liberté syndicale et numéro 98 sur le droit d'organisation, deux conventions "que Ryanair ne reconnaît pas", dit-il. Ceci impliquerait le droit des travailleurs de négocier. "Sans cela, l'action syndicale n'est pas possible."
En effet, l'une des difficultés des syndicats est de ne pas avoir encore réussi à prendre pied dans certaines compagnies low cost (dont Ryanair et Wizzair), qui empêchent leur déploiement, par le moyen de licenciements et de gels de la carrière des salariés qui y participeraient, tandis que d'autres, comme Easyjet "s'en sont accommodées" à défaut d'en être "les partenaires" comme elles le prétendent, ainsi que le fait remarquer le professeur de Cardiff. A ces difficultés s'ajoute aussi la tendance à recruter le personnel à travers des agences, ce qui gêne pleinement la constitution de forces syndicales. "Nous ne sommes plus en mesure de créer le rapport de forces. C'est une question d'existence pour les organisations syndicales", tonne François Ballestero.
Par ailleurs, un autre combat consiste dans l'application des mêmes règles pour tous en ce qui concerne les aides d'Etat, lesquelles prennent diverses formes qui ne sont pas toujours perçues comme telles par les autorités et "qui faussent la concurrence."
Le troisième point crucial est qu'il n'y ait plus de dumping fiscal ni social. La législation européenne devrait protéger le personnel navigant, "le personnel le plus fragile puisqu’il passe d'un pays à l'autre sans qu'on sache exactement quelle loi s'applique".
S'il n'y a pas de réaction législative, les conditions de travail seraient à terme forcément tirées vers le bas. Les compagnies traditionnelles subissent la double pression des low cost d'une part et de la récession économique de l'autre. "Les low cost vont avoir un effet énorme sur nos conditions de travail. Les modèles développés mettent en difficulté les compagnies aériennes traditionnelles, puisqu'elles sont sans cesse en train de courir derrière les low cost pour essayer de compenser les coûts. Automatiquement, on va jouer sur les coûts du travail, sur les conditions des horaires et même sur les relations entre partenaires sociaux. La tendance est de maintenir les organisations syndicales en dehors de l’entreprise plutôt que de les avoir à l'intérieur", a prévenu Francis Ballestero.