Dans sa série Regards, le Statec consacre son édition de décembre 2012 à l'impact des mesures budgétaires sur l'activité économique et sur le solde des finances publiques. Il s'interroge ainsi sur la valeur des "multiplicateurs budgétaires" dans les différentes configurations et en tire des conclusions sur les effets récessifs ou au contraires anticycliques des mesures budgétaires prises par le gouvernement pour 2013.
Au Luxembourg, les effets multiplicateurs ont fait depuis peu leur entrée dans le débat public à la faveur de la prise de position du ministre du Travail, Nicolas Schmit, le 10 novembre 2012, dans laquelle il mettait en garde contre "le cercle vicieux de l’austérité, de l’endettement et de la récession".
Dans une conférence organisée dans le cadre des cinquante ans du Statec, l'économiste de l'Observatoire français des conjonctures économistes (OFCE), Xavier Timbeau, avait lui aussi consacré une grande partie de son exposé à ce sujet. Ce conseiller du Statec avait notamment constaté que les multiplicateurs n'avaient pas la même valeur en temps de crise qu'en temps de croissance. "Plus les pays sont enfoncés dans la crise, plus les multiplicateurs sont élevés", avait-il notamment conclu de ses propres projections.
En introduction au compte-rendu de leur enquête, les auteurs du Statec, Tom Haas et Ferdy Adam, rappellent qu'un multiplicateur de la dépense publique mesure l'impact de cette dernière sur le PIB. Ainsi, expliquent-ils, un multiplicateur de 0 signifie qu’une dépense n’a aucun impact sur l’activité économique tandis qu'un multiplicateur de 1 signifie qu’une dépense publique de 100 millions d'euros induit une hausse du PIB d’exactement 100 millions d'euros. Tandis qu' "un multiplicateur supérieur à l’unité indique que la richesse économique engendrée sera supérieure au coût de financement public".
Cependant, il est difficile de déterminer la valeur exacte des multiplicateurs. "Elle varie selon l’instrument de politique budgétaire, selon les caractéristiques du pays considéré et même selon la situation conjoncturelle du moment." Comme le rappelait Xavier Timbeau dans sa conférence, plusieurs modèles de calcul s'affrontent selon les écoles de pensée économiques.
Les deux chercheurs du Statec expliquent qu'en octobre 2012, les économistes du Fonds monétaire international ont, dans leur étude "Perspectives de l’économie mondiale", estimé que "les multiplicateurs ont systématiquement été sous-évalués lors des années de crise". Alors que les prévisionnistes des différents pays tablaient sur des multiplicateurs implicites de l’ordre de 0.5, ces derniers devraient s’échelonner en réalité de 0.9 à 1.7. Le FMI a ainsi rejoint les économistes tels que les nobellisés Paul Krugman et Joseph Stiglitz qui considèrent que "dans le contexte économique actuel, les multiplicateurs devraient être largement supérieurs à 1 pour les grandes économies".
Le calcul des multiplicateurs demandent toujours un travail pointilleux puisque, explique le Statec, "chaque instrument de politique budgétaire possède son propre multiplicateur", de telle sorte que deux mesures d'un même montant "peuvent, selon leur nature, générer un impact différent sur l’économie et donc sur le solde budgétaire".
Le Statec s'est ainsi donné la peine de mesurer les effets multiplicateurs de différentes mesures et est en mesure de définir quelles sont celles, à l'effet multiplicateur élevé, qu'il serait bon de privilégier dans le cadre d'une relance.
"Les mesures en faveur des ménages à faible revenu ont un impact multiplicateur plus élevé que celles impliquant les ménages aisés (ou tous les ménages confondus)", expliquent les économistes du service de statistiques avant d'en conclure : "Cibler les ménages financièrement contraints rend ainsi un plan de relance plus efficace et, symétriquement, épargner ces ménages à faible revenu lors des resserrements budgétaires permet de limiter les effets négatifs sur le PIB."
En effet, dans ce dernier cas, les "fuites de l'argent public" sont moins importantes et élèvent en conséquence l'effet multiplicateur. Le Statec compte parmi les fuites éventuelles : le taux d’épargne des agents (un nouveau transfert serait en grande partie mis de côté) ; le taux d’imposition (la mesure est partiellement neutralisée si le taux de prélèvement obligatoire est élevé, avec "l'Etat reprenant d’une main ce qu'il donne de l’autre") ; le taux d’importation (dans un petit pays ouvert, une dépense de consommation supplémentaire se matérialise en partie au bénéfice des économies).
Le Statec explique que "les multiplicateurs des dépenses sont généralement plus élevés que les multiplicateurs fiscaux". Alors qu'une dépense de l’Etat "se matérialise intégralement", les baisses fiscales ou transferts aux agents sont "partiellement thésaurisés".
De même, l'influence du taux d'importation se fait moins ressentir dans les dépenses de l'Etat dont le contenu en importations est "généralement plus faible" que celui des ménages et des entreprises.
Les économistes du Statec confirment que le débat sur les multiplicateurs est d'un intérêt moindre dans un petit pays comme le Luxembourg. En raison de son niveau élevé d'importations, lesquelles sont égales à 140% de son PIB, les multiplicateurs du Luxembourg sont plus faibles que ceux des grandes économies. Un plan de relance y est "moins efficace" qu’à l’étranger, mais avec la compensation qu'une politique de consolidation budgétaire a également "un impact négatif plus limité sur le PIB".
A ces fortes importations s'ajoute le fait que le ratio des exportations est encore plus important par rapport au PIB (170%). La conséquence directe de ce constat est que si les multiplicateurs jouent moins au Luxembourg, "l’économie profite particulièrement des éventuels plans de relance des pays voisins (via les exportations) mais est fortement pénalisée par leurs resserrements budgétaires".
Le Statec relativise toutefois dans ce contexte le fait que les multiplicateurs sont plus faibles dans une économie "très ouverte". En effet, "si les politiques budgétaires internationales sont synchronisées", la situation est différente, "les effets d’entrainement des échanges extérieurs de biens et de services sur l’économie nationale se neutralisent" en pareil cas.
On peut dans ce contexte utiliser un "multiplicateur global pour la zone euro" pour juger de l’impact conjoncturel des politiques budgétaires. "Sa valeur est plus élevée que celle des multiplicateurs des différents pays pris isolément, probablement au-delà de 1, parce que l’argument d’un faible multiplicateur, dû à l’ouverture de l’économie, s’applique dans une moindre mesure", notent les économistes.
Autrement dit, "la situation conjoncturelle actuelle de la zone euro plaiderait pour des politiques budgétaires expansives, qui seraient d’autant plus efficaces qu’elles seraient coordonnées". Tandis que c'est le contraire, à savoir "des politiques restrictives qui se sont généralisées sous la pression des marchés", souligne le Statec…
Pour remédier à la spirale de la récession, il serait ainsi possible de conduire des "politiques plus efficaces en sélectionnant les mesures selon la valeur du multiplicateur". Les mesures ayant un multiplicateur élevé devraient être privilégiées quand il s'agit de relancer la croissance. Par contre, pour ce qui est de la réduction des déficits budgétaires, il faudrait au contraire choisir des mesures à faibles multiplicateurs afin de "limiter l’impact négatif".
Au titre des mesures à même de relancer la croissance, le Statec cite en premier lieu les projets d’investissements publics. Ceux-ci ont en effet "un multiplicateur relativement élevé", que le Statec estime "autour de 0.8 au Luxembourg". Autrement dit, un investissement de 100 millions d'euros se traduit à court terme par une hausse du PIB de 80 millions d'euros. L’impact reste en effet "durablement positif", au-delà du moment d’engagement de la dépense, "si de nouvelles infrastructures favorisent la croissance future". En sens inverse, l'abandon de projets d’investissement dans le cadre d’un plan d’économies budgétaires signifie l'abandon d'effets positifs sur la croissance de court et moyen terme.
Le multiplicateur de la consommation publique est par contre plus faible que celui des investissements publics. Il "s’annule plus rapidement". Et ls multiplicateurs des mesures qui touchent les ménages et firmes (telles que transferts sociaux, subsides et fiscalité) "sont encore plus faibles". Elles sont en moyenne de l’ordre de 0,1, révèle le Statec. Dans ce dernier cas, toutefois, le multiplicateur pourrait être plus élevé si l'on épargne les ménages contraints financièrement. Cela révèle aussi que, pour limiter l’impact conjoncturel des hausses fiscales, on devrait donc plutôt cibler les ménages aisés, qui ne consomment qu’une faible partie des revenus supplémentaires.
Le Statec fait toutefois remarquer que les valeurs des multiplicateurs ne sont que "des points de repère". "Il s’agit des impacts moyens sur les dernières années, des mesures appliquées sur des agents moyens. De plus, la réaction des agents à une hausse d’imposition peut être très différente en fonction de la mobilité des bases fiscales."
L'étude, sortie juste avant les débats y relatifs à la Chambre des députés, s'intéresse au projet de budget 2013. Il calcule que "les mesures budgétaires annoncées dans le projet de budget pour 2013 ont un multiplicateur moyen estimé à 0,2 la première année, 0,3 la deuxième et 0,4 la troisième année.
Les mesures fiscales, équivalentes à un tiers du total, ont un faible multiplicateur et donc un impact limité sur le PIB. Toutefois, le Statec n'est pas certain de pouvoir employer un faible multiplicateur, qui se justifierait du fait que ce sont principalement les ménages aisés qui supportent les coûts. Il considère que le "caractère probablement permanent" de certaines mesures fiscales pourrait malgré tout inciter ces ménages à baisser leur taux d'épargne, ce qui plaiderait pour un impact plus élevé. "Le multiplicateur pourrait également être sous-estimé si certaines bases fiscales (par exemple des SOPARFI) s’avéraient hautement mobiles", ajoute-t-il.
Le freinage des investissements, qui équivaut à un cinquième de l'effort budgétaire et la moitié de la réduction des dépenses, "pourrait pénaliser l’activité au cours des années à venir", dans la mesure où les investissements publics ont un fort multiplicateur. La pénalisation serait d'autant plus importante s'il s'agit d’infrastructures bénéfiques au développement économique qui sont abandonnées. Le Statec en conclue que "la baisse des dépenses publiques, dont les conséquences sont moins visibles, pourrait ainsi entraîner des dégâts importants".
L’ensemble des mesures annoncées devrait amputer le taux de croissance du PIB en volume de 0.3 point en 2013. En 2014 et 2015, l’impact sur la croissance du PIB en volume serait respectivement de 0.2 et 0.1 point.
Or, cet impact négatif sur l’activité économique se transmet également aux recettes fiscales.
Les recettes budgétaires tirées des mesures seraient plus faibles qu’escomptées, à hauteur de 14 %, soit 61 millions d'euros de moins. Les dépenses nominales seraient en revanche plus élevées que prévues (de 11% ou 46 millions d'euros), "ce qui s’explique par un ralentissement de l’inflation et par des économies supplémentaires au niveau des frais d'entretien et des transferts en capital", note le Statec. Au final, l’écart entre le chiffrage ex ante des mesures et l’impact ex post sur les recettes et les dépenses publiques n’est "pas négligeable". "Au niveau du solde public par contre, la différence est plus limitée, vu que les deux déviations tendent à se neutraliser", fait observer le Statec.
Les multiplicateurs retenus ci-dessus par le Statec ne tiennent toutefois pas compte des dernières observations méthodologiques, déjà mentionnées par Xavier Timbeau lors de sa conférence. Le Statec consacre la dernière partie de sa démonstration à la prise en compte du constat, qui fait peu à peu consensus dans la communauté des économistes, que "les multiplicateurs devraient être considérablement plus élevés en période de ralentissement conjoncturel, voire de récession économique".
L’OFCE explique que les multiplicateurs peuvent varier en fonction de la position dans le cycle économique : En bas de cycle, les dépenses publiques créent moins d’inflation ou ne font "que contrebalancer les forces déflationnistes" et donc les effets négatifs sur la compétitivité sont réduits. "L’effet d’éviction, qui consiste en de moindres investissements privés, découragés par les investissements publics, est largement plus faible dans une situation où l’investissement privé et les créations d’emplois sont de toute façon réduits. Malgré des taux d’intérêt historiquement faibles, les agents privés préfèrent se désendetter plutôt que d’investir. Cette situation risque de perdurer, notamment parce qu’ils doivent contribuer à l’assainissement des finances publiques et parce que les stimuli de la politique monétaire sont pratiquement épuisés (taux d’intérêt directeurs déjà très faibles, critères élargis des garanties de dépôts, etc.)."
Des multiplicateurs au-delà de 1, dits keynésiens, impliquent qu’une politique budgétaire expansive serait très efficace à l'heure actuelle, et, symétriquement qu’une politique d’austérité sera fortement nuisible à l’activité économique, d’autant plus si elle est synchronisée, notamment au niveau européen. "Dans une telle configuration, les recettes fiscales seront fortement pénalisées, contrebalançant les mesures de redressement budgétaire. L’objectif d’assainissement des finances publiques s’éloignera d’autant."
L’OCDE est aussi d'avis que "les resserrements budgétaires risquent d’être très coûteux dans le contexte actuel de faible croissance économique", explique le Statec. Les pays devraient commencer par "utiliser des instruments à faible multiplicateur et favoriser les mesures qui auront les plus faibles effets négatifs à long terme". Ainsi, "plutôt que de sacrifier des projets d’investissement, les bases fiscales pourraient être élargies en éliminant des niches fiscales ", lesquelles favorisent souvent les ménages les plus riches. Le Statec cite également comme mesures possibles, "l’augmentation des prix administrés, la mise en place de taxes environnementales et des gains d’efficacité des dépenses publiques".
"Les multiplicateurs ne sont pas nuls au Luxembourg", conclut le Statec. Ainsi, "une politique contre-cyclique est possible" de telle sorte que "soutenir l’activité économique en période de faible croissance via des dépenses supplémentaires ou des baisses fiscales fait du sens quitte à en accepter le coût budgétaire". Au contraire, ce multiplicateur positif signifie qu’une politique de réduction du déficit menée en temps de faible conjoncture tend à aggraver les effets négatifs, notamment sur l’emploi.
Une relance économique serait actuellement d'autant plus efficace que "les multiplicateurs sont, par les temps qui courent, probablement plus élevés que par le passé". À titre d’exemple, réduire le déficit budgétaire de 2 points de PIB avec un multiplicateur moyen qui pourrait au moins être de 0.5 dans le contexte actuel, implique que le taux de croissance serait amputé d’un point de pourcent. Et "si les multiplicateurs du Luxembourg s’avéraient être effectivement plus élevés, voire supérieurs à 1, ce serait un argument pour repousser le redressement budgétaire à une période de plus forte croissance économique."
A cela s'ajoute l'intérêt du Luxembourg dans une coordination des relances budgétaires en Europe. "Si une politique expansionniste avait par ailleurs lieu auprès des principaux partenaires économiques (Allemagne, France), les effets d’entraînement positifs seraient particulièrement bénéfiques pour une économie aussi ouverte que celle du Luxembourg", explique le Statec.
Enfin, "la valeur du multiplicateur d’un plan de relance ou d’un plan d’économies dépend du choix méticuleux des mesures individuelles", rappelle les statisticiens pour leur troisième constat.