Dans le cadre du cinquantenaire du Traité de l'Elysée, l'Institut Pierre-Werner (IPW) et la Banque européenne d’investissement (BEI) organisaient le 21 mars 2013 un débat entre Guillaume Duval, rédacteur en chef de la revue française Alternatives économiques, et Alfred Steinherr, ancien chef économiste à la BEI et professeur à la Sacred Heart University, sur les identités et modèles économiques allemand et français. Il aura avant tout été question de l’Allemagne. A travers la critique de son modèle économique développée depuis les années 2000, faite de dévaluation salariale et de baisse des dépenses publiques, c’est la critique de la gestion économique de la crise par l’Union européenne dont il était aussi question.
Le journaliste du Luxemburger Wort, Chistophe Langenbrick animait la conférence. Il a rappelé en introduction qu’avec la crise à Chypre, "le doute fondamental pour nos économies se réveille". Les deux conceptions qui s’opposent pour y pallier sont celles qui divisent le couple allemand : l’une germanique, qui dirait qu’il faut "économiser avant de dépenser", l’autre française qui dirait qu’il faut "investir pour faire tourner les économies".
L’eurodéputé CSV, Frank Engel, invité à intervenir durant le débat, s’est chargé en introduction de confirmer l’authenticité de cette opposition dans le débat public : "Il y aurait un modèle économique, de gestion des deniers et de la chose publiques allemands qui aurait toujours pris les bonnes décisions, et surtout au Sud l’Europe du laisser-faire, qui continuerait, sans qu’il soit possible d’y remédier". Frank Engel constate que l’élection de François Hollande à la présidence française, a remis du débat dans la politique économique, non pas tant au niveau des choix que des idées. "Au Luxembourg, à l’ère du couple Merkozy, on avait l’impression que l’Allemagne et la France s’apprêtaient à fusionner. (…) Avec Hollande, ce n’est plus cas. Et ce n’est pas pour nous déplaire. On en avait marre de l’inflation de sommets européens qui ne produisaient plus grand-chose et dans lesquels 25 ministres donnaient l’impression d’entériner ce qui avait été dicté par le couple, dans lequel il était apparent que c’était Madame qui donnait le ton", a-t-il déclaré.
"Ce n’est non pas un divorce mais une divergence d’opinion sur les choix", constate-t-il. Il en veut pour preuve l’appel du président français, venu au Parlement européen en février 2013, en faveur d’une politique des changes pour l’euro. "J’imaginerais mal un responsable politique allemand prêcher la même chose", dit-il.
Comme il le fait dans son livre "Made in Germany" publié en janvier 2013, Guillaume Duval s’est attaché à identifier les véritables raisons de la réussite économique allemande, tout en soulignant son caractère tout à fait provisoire.
L’économiste rappelle que la France, qui "se cherche souvent des modèles", s’était déjà, par le passé, intéressé au "modèle allemand". Mais, à l’époque, cette référence n’impliquait pas du tout le même développement économique qu’aujourd’hui. Ainsi, à la fin des années 80, à l’occasion de la publication d’un livre, intitulé Capitalisme contre capitalisme, de Michel Albert, "la référence au modèle allemand servait à dire de ne pas suivre le modèle anglo-saxon", en termes de recul de l’Etat, de baisses de cotisations sociales et de taxes, mais de lui préférer un modèle "qui laisse peu de place aux marchés financiers", en se reposant sur le financement de l’activité par des banques nationales, et qui mise sur la codécision des représentants de salariés au sein des entreprises.
Or, "dans le débat actuel, la référence au modèle allemand a pris le sens exactement contraire", constate-t-il. Ce sont les réformes menées par le gouvernement Schröder qui auraient mené au succès économique. La référence actuelle est censée démontrer "pourquoi il faut libéraliser le marché du travail, pourquoi il faut réduire les dépenses publiques, et donc suivre ce genre de politique menée par le gouvernement Schröder". Or, le drame serait que "les Allemands eux-mêmes et les Européens supposent que c’est grâce à ces réformes là que l’Allemagne s’en sort beaucoup moins mal". Pour Guillaume Duval, ce n’est pas grâce mais "malgré les réformes Schröder", que "l’Allemagne va mieux". Le programme de Schröder a plutôt "approfondi les inégalités" et "affaibli un des piliers centraux du modèle allemand qui fut le succès de son industrie, à savoir la cohésion sociale". Ce fut aussi le point de départ d’une austérité qui fait que "l’Allemagne est le seul Etat membre en situation de désinvestissement public depuis 2000".
Guillaume Duval énumère trois raisons structurelles du succès actuel de l’Allemagne. Il cite en premier lieu sa "démographie régressive". Elle compte 500 000 habitants de moins aujourd’hui par rapport à l’année 2000 tandis que dans le même temps, la France en compte 5 millions de plus. Un moins grand nombre de jeunes a impliqué dans son cas des dépenses publiques moins importantes. Surtout, cette régression a eu un impact sur l’immobilier. Alors que la France a subi une bulle immobilière qui a multiplié par 2,5 les prix depuis 1995, l’Allemagne n’a connu aucune augmentation de puis la même date. Aujourd’hui le mètre carré coûte en moyenne 1300 euros en Allemagne contre 3200 euros en France. Or, le prix de l’immobilier "pèse de façon constante sur les coûts et l’évolution salariale".
Puis, l’Allemagne a profité de la réunification. "Les Allemands se plaignent assez souvent du coût de la réunification mais en fait l’économie allemande a été la grande gagnante en réussissant à réintégrer rapidement les pays d’Europe centrale et orientale". La Pologne et la République tchèque, notamment, sont devenues ses fournisseurs.
Ensuite, l’Allemagne a aussi tiré profit d’une "spécialisation productive particulière", adaptée à la demande des pays émergents, principalement pour ce qui est des biens d’équipement (machines, matériels électriques…). Ce secteur représente 18 % de l’emploi en Allemagne mais 33 % de son PIB. En France, le même secteur compte pour 12 % de l’emploi mais 8 % des richesses créées. La bonne tenue du secteur automobile s’explique aussi par sa spécialisation dans les voitures haut de gamme prisées des classes aisées des pays émergents.
De surcroît, la crise économique a bénéficié à l’Allemagne en plusieurs points. Le marché du travail allemand a été beaucoup moins flexible qu’en France. Il n’y a pas eu destruction d’emplois en raison du recours au chômage partiel, lequel a permis à la fois le maintien de la demande intérieure et une relance industrielle rapide le moment venu.
Ensuite, les taux d’intérêts ont beaucoup baissé pour l’Allemagne, de telle sorte qu’entre 2008 et 2012, elle a pu économiser 70 milliards d’euros sur les intérêts de sa dette. Guillaume Duval compare ce chiffre aux 55 milliards d’euros que l’Allemagne a engagé dans le Fonds européen de stabilité financière, pour les programmes d’aide à l’Irlande, le Portugal et la Grèce. Les finances privées ont tout autant profité de ces bas taux d’intérêt.
Enfin, la hausse de l’euro par rapport au dollar (il valait 0,9 dollar en 2000, 1,6 en 2008) a créé « un choc de compétitivité fantastique ». Or, « l’Allemagne a résisté », tandis que les autres industries étaient "nettoyées". C’est l’Allemagne qui en a profité car elle était déjà la première en termes d’excédent extérieur. Elle a compensé, en dehors de la zone euro, ses pertes enregistrées à l’intérieur de la zone euro. Guillaume Duval fait d’ailleurs remarquer que dans ce phénomène réside « une des raisons pour lesquelles la pression en Allemagne est très faible pour trouver une solution pour la zone euro ».
Si les réformes Schröder peuvent encore être perçues positivement, c’est parce qu’elles n’ont pas eu d’effet plus dramatique pour l’Europe. Pour cause, "l’Allemagne était la seule à mener une politique de restriction". Pendant ce temps, l’Irlande, l’Espagne et le Portugal ont emprunté beaucoup pour acheter des produits allemands. Si tous les pays d’Europe avaient conduit la même politique que l’Allemagne à ce moment-là, "l’Europe serait morte économiquement et politique". Désormais, "c’est ce scénario qu’on est en train de commencer à vivre".
Ainsi, "cette erreur de diagnostic sur les raisons pour lesquelles l’Allemagne va mieux que les autres est dramatique pour l’Europe dans son ensemble." Guillaume Duval cite d’ailleurs malicieusement l’extrait d’un article de l’ancien partenaire écologiste du chancelier Gerhardt Schröder, Joschka Fischer qui dans un article du 30 mai 2012 déclarait: "L’Allemagne s’est détruite elle-même – et l’ordre européen avec – deux fois au cours de XXe siècle, mais a su ensuite convaincre l’Occident qu’elle avait tiré les leçons de ses erreurs passées. (…) Ce serait aussi tragique qu’ironique, si l’Allemagne réunifiée, bien qu’elle le fasse pacifiquement et avec les meilleures intentions, ruinait une troisième fois l’ordre européen."
Plus tard, dans le débat, Guillaume Duval a encore déclaré à ce sujet : "Je ne sais pas combien de temps les Espagnols peuvent tenir avec 25 % de chômage et 50 % chez les jeunes sans que la situation n’explose. Nous sommes dans une phase extrêmement dangereuse. Ce sont les Allemands qui doivent le mieux se souvenir de ce genre de situation", évoquant la politique économique de Heinrich Brüning favorisant l’arrivée de Hitler au pouvoir.
L’ancien économiste en chef de la BEI, Alfred Steinherr, a construit son intervention comme une réponse à la description faite par Guillaume Duval. Il a d’abord douté des bienfaits de la comparaison. En termes de niveau de croissance, la France s’en est mieux sortie dans les années 60,70, 80. Dans les années 90, l’Allemagne est passée devant grâce à la réunification. La France était repassée devant entre 2000 et 2007, mais ce n’est que depuis 2007 que l’Allemagne est de nouveau devant. Une réaction normale à ces résultats serait qu’"on ne se tournerait pas vers l’Allemagne pour trouver un modèle, il faudrait plutôt copier la France".
Alfred Steinherr ne croit pas qu’il y a lieu d’insister sur l’impact de la politique de Gerhardt Schröder, homme qu’il dit admirer mais qui ne fut qu’"un parmi beaucoup d’autres dans une vision à long terme". "En tant que social-démocrate, il avait le courage de faire des réformes qui étaient nécessaires pour aider l’Allemagne, entrée dans l’euro à un taux de change défavorable". "Il fallait baisser le coût unitaire du travail." Suite à ces décisions, les salaires ont été ajustés à un rythme inférieur à l’inflation tandis que la productivité progressait. Guillaume Duval pense au contraire que l’adaptation au taux de change avait déjà été réglée par le chancelier Kohl qui paya justement sa politique d’austérité par sa défaite de 1998 au profit de Gerhard Schröder, lequel, "en nouveau converti au libéralisme, est allé beaucoup trop loin, comme la gauche en France en 1983".
Néanmoins, concernant les réformes de Gerhardt Schröder, Alfred Steinherr considère que la réduction de la période d’allocation de chômage pour réactiver les chômeurs, sous la menace d’être assistés socialement par Hartz IV, n’a pas fonctionné. Il s’agissait bien plus d’un "maquillage des statistiques", selon lesquelles il n’y a aujourd’hui que trois millions de chômeurs mais six millions de personnes qui profitent de l’assistance sociale aujourd’hui.
Alfred Steinherr cite également la spécialisation allemande comme un atout de l’Allemagne. Cette dernière profite ainsi d’efforts de recherche des années 1900 dans la chimie, la mécanique etc. Après, la deuxième guerre mondiale, ce n’est pas par ses inventions que l’Allemagne s’est distinguée quand elle a perdu une grande partie de son industrie mais par le perfectionnement de ses techniques dans ses secteurs déjà spécialisés.
Alfred Steinherr pense que les surplus d’exportations engrangés par l’Allemagne sont le résultat de "la plus grande bêtise de la politique allemande". Au lieu ainsi d’investir à l’étranger et de prêter à d’autres, l’Allemagne ferait mieux d’augmenter ses investissements nationaux qui plafonnent à 12 %, ce qui est "extraordinairement peu pour se préparer un futur", dit-il. De surcroît, contrairement à leur réputation, "les Allemands ne sont pas des épargnants exceptionnels". Les ménages français épargnent plus qu’eux en moyenne. Sur les dix dernières années, ils ont épargné 12 % de leurs revenus contre 11 % pour les Allemands. Néanmoins les entreprises allemandes ont épargné plus et l’Etat a moins "désépargné".
Alfred Steinherr voit enfin une différence dans l’attitude des politiques face à la globalisation. "L’Allemagne a joué ce jeu car elle avait une industrie très forte, qui a une influence démesurée, encore 30 % du PIB aujourd’hui. Le gouvernement est quasiment obligé de faire ce que l’industrie veut", constate-t-il.
L’eurodéputé luxembourgeois, Frank Engel, se présente comme "un des rares" démocrates-chrétiens à avoir été opposé au pacte budgétaire. "Jusqu’à assez récemment, on acceptait qu’un peu d’endettement pour faire des investissements n’est pas une mauvaise chose". Or, désormais, "nous sommes dans une logique qui n’est plus faite que de rigueur et on essaie de se convaincre que c’est la condition pour croître".
Cette trajectoire serait donc illusoire. Avec le traité budgétaire, on prend l’engagement que "nous n’allons plus jamais nous endetter et que nous allons réduire en vingt ans l’excédent de dettes publiques". Or, rien que pour l’Allemagne, ses prévisions de croissance étant faibles, l’effort serait colossal, égal à la réduction de ses dépenses d’un point de PIB supplémentaire par an, sans emprunter par ailleurs. Conclusion : "L’endettement ne pourra se résorber que s’il y a encore moins de dépenses". Dans le cas de l’Italie, où la dette est bien importante, "est démocratiquement impensable", juge Frank Engel. Les élections ne peuvent être remportées avec "la seule perspective de pauvreté, d’austérité et de régression".
Pour Frank Engel, défenseur des Etats-Unis d’Europe, la réponse est institutionnelle. Il faudrait avoir "l’audace de constater que l’Etat-nation ne peut pas tout et qu’il ne saura seul s’en sortir". Pour l’heure, il n’y a que 3 % de dépenses publiques qui vont vers l’Europe. "Il faudrait déplacer de larges pans en termes d’investissement. Alors, les Etats pourraient davantage se désendetter. Mais on ne veut pas pour la simple et bonne raison que l’Europe ne doit pas coûter cher." Et pourtant, "ce serait logiquement le moment de l’Europe mais ceux qui nous gouvernent ne sont pas capables de la réaliser".
Guillaume Duval explique que le journal dont il est rédacteur en chef, Alternatives économiques, est de gauche et que c’est au nom de cette identité politique, "pour des raisons sociales et politiques", qu’il est favorable au désendettement public. Il explique que l’endettement public est toujours fait par des gens de droite qui préfèrent donner de l’argent aux riches plutôt que d’augmenter leurs impôts.
Néanmoins, le désendettement public est question d ‘opportunité. "Personne ne peut y arriver dans un contexte de récession", dit-il rappelant que la dette grecque a été multipliée par deux depuis 2007 "parce qu’on a poussé les Grecs à la récession". En Italie, ce serait le manque d’activité suite à la politique d’austérité menée à la fin de son mandat par Berlusconi puis ensuite par Monti qui expliquent que les taux d’intérêt ont augmenté.
"Ces politiques sont contraires aux intérêts allemands", lesquels résident dans la relance de l’activité. Pour réduire les déséquilibres à l’intérieur de l’UE, les Allemands "devraient se faire plaisir à eux-mêmes, en faisant des écoles à temps complet, en construisant des crèches dont ils parlent depuis des années, en augmentant leur propres salaires", lance Guillaume Duval, reconnaissant toutefois que "c’est très difficile à faire passer dans l’opinion publique allemande."
A l’échelle européenne, le journaliste économique estime que si une Europe sociale fédérale est inaccessible, une Europe fédérale environnementale serait au contraire possible. Il ne serait pas difficile de convaincre les Allemands à l’opportunité de dépenses d’investissements dans ce secteur, dans la mesure où ils sont bien mieux sensibilisés aux questions environnementales et qu’ils "pourraient croire que leurs industries en profiteraient".
Alfred Steinherr pense que "ce n’est pas en créant du déficit public qu’on aura automatiquement des emplois durables. On crée du pouvoir d’achat mais il peut aller vers n’importe quoi", dit-il. Par ailleurs, il y a la réalité des marchés. "Il faut assainir pour regagner leur confiance." Toutefois, il concède avec Guillaume Duval qu’"il serait dans l’intérêt d’augmenter le coût du travail car pendant tout l’existence de l’euro, l’Allemagne a dévalué, contrairement aux autres pays." "Il faut accepter des mesures pour que l’excédent de balance commerciale disparaisse et changer un peu les structures économiques pour développer les services", pense-t-il avant de faire remarquer que, "surtout dans les pays du Nord, après toute guerre, après toute grande crise, on est sorti du surendettement par l’inflation".
Néanmoins, Alfred Steinherr a également une "solution encore plus forte", la "bataille impossible" qu’il mène au sein d’un "groupement", à savoir la sortie de l’Allemagne de l’euro "pour que l’Europe puisse faire ce qu’elle veut". Des pays tels l’Autriche, les Pays-Bas et la Finlande, mais pas la France, pourraient s’associer à elle. "La construction de l’euro était erronée du début jusqu’à la fin. La crise n’est pas la faute de l’Italie, elle n’est pas la faute non plus de la Grèce, mais bien plutôt d’un défaut de construction et d’un idéalisme prématuré", dit-il, ce que Guillaume Duval considère comme une "illusion dangereuse, très fausse". "Si l’Allemagne s’en sort relativement bien, elle est ruinée notamment sur le plan démographique pour le futur" et aura besoin des protections de l’euro et de l’UE. Certes, elle pourrait recourir à la main d’œuvre des jeunes Italiens, Espagnols et Grecs. Mais, après n’avoir pas dépensé en infrastructures pour la jeunesse, elle irait se servir dans des pays qui ont pour leur part fait ces investissements. "Ce serait un transfert massif de richesses du Sud vers le Nord. (…) Ces trois pays deviendraient le Mezzogiorno pour cinquante ans", prédit-il.