Les Rencontres Européennes de Luxembourg existent depuis 1997. Leurs objectifs : encourager des échanges ouverts et pluridisciplinaires à l'échelle européenne ; stimuler le développement de débats éthiques, sociaux et politiques sur l'avenir de la (ou des) société(s) européenne(s). Pour 2012, les organisateurs ont choisi d’aborder la question de "l’Europe et du rêve des jeunes", partant du constat que "les ingrédients d'un clash entre l'Europe et sa jeunesse s'accumulent".
Dans leurs présentations au cours de la partie du colloque consacrée à la question "Quelle Europe pour les générations futures ?", Guillaume Duval et Claude Turmes ont tenté d’esquisser la voie que l’UE devrait suivre pour pouvoir offrir des perspectives à sa jeunesse. Ils se rejoignent sur nombre de sujets, voyant tous les deux dans la conversion énergétique et économique de l’UE un enjeu majeur de la relance de son économie.
Pour Guillaume Duval, rédacteur en chef de la revue Alternatives économiques, "il y a (peut-être) un avenir pour l’Europe et sa jeunesse". Invité des Rencontres en 2011, il s’était déjà prêté au jeu de la comparaison de l’UE avec d’autres grandes puissances pour démontrer les atouts de l’Europe dans une perspective d’avenir, sans manquer de souligner, cette fois encore, que tout dépendra de la façon d’agir que choisira l’UE.
Le journaliste a toutefois souhaité apporter une petite précision par rapport à l’exemple allemand, souvent cité en Europe comme un modèle à suivre. "Le vieillissement démographique n’a pas que des inconvénients sur le plan économique, notamment pour les jeunes", a commencé, non sans une certaine ironie, Guillaume Duval qui a rappelé que la population allemande avait baissé de 500 000 personnes entre 2000 et 2012, et notamment chez les jeunes (moins 2 millions sur la même période) et les personnes âgées de 15 à 65 ans (moins 1,8 millions). Pendant cette période, aucun nouvel emploi supplémentaire n’a été créé en Allemagne, et le niveau d’emploi de 2000 n’a été retrouvé qu’en 2010. En revanche le chômage a baissé.
Pendant la même période, la population française a connu une hausse de 5 millions de personnes, dont 2 millions de jeunes de moins de 15 ans, ce qui est un atout pour l’avenir, mais pas pour la période concernée, relève Guillaume Duval, en citant les dépenses d’éducation ou d’allocations familiales que cela implique par exemple, et dont l’Allemagne a fait l’économie. Ainsi, malgré le vieillissement de la population, le nombre d’inactifs en Allemagne est resté inférieur au nombre d’inactifs en France, ce qui, selon Guillaume Duval, explique le succès allemand, qu’il juge, passant, très relatif en rappelant que le revenu réel moyen d’un salarié n’a pas encore retrouvé en 2012 le niveau qu’il avait en 2000.
L’Allemagne se distingue encore de ses voisins européens par le fait que les prix de l’immobilier n’ont pas bougé depuis 2000, alors qu’ils ont augmenté partout en Europe. En France, par exemple l’augmentation a été de 2,5 fois entre 1996 et 2012 et si l’on compare les prix moyens au m2 (1300 euros en Allemagne contre 2600 euros en France par exemple), on peut facilement y voir une explication à la faible évolution du coût des salariés allemands, glisse Guillaume Duval.
Revenant à son exercice de comparaison, Guillaume Duval a d’abord évoqué la situation américaine, rappelant que c’est le surendettement des ménages américains, combiné à des déséquilibres macroéconomiques colossaux et à une dérégulation des marchés financiers qui a été à l’origine de la crise actuelle. Pourtant, depuis 1929, on a le sentiment qu’outre Atlantique, il y a une capacité de réaction en termes de politique monétaire qui permet de toujours revenir à la normale. Guillaume Duval confie que lors de la crise de 2000/2001, celle de la bulle Internet, il était convaincu qu’ils allaient enfin devoir changer. Mais il a dû pourtant constater que finalement les conséquences de cette crise ont été plus longues en Europe. Pourtant, le journaliste économique a maintenant envie de croire à nouveau que, dans cette crise, les Américains sont au bout du chemin : l’endettement est tel qu’il ne peut pas durer politiquement à ce rythme. Il estime que les Etats-Unis vont devoir s’ajuster, c’est-à-dire consommer moins et épargner plus, ce qui est un processus toujours douloureux sur le plan économique et social. On en arrive à un niveau d’antagonisme qui, estime Guillaume Duval, est proche de la guerre civile de 1860, même si le journaliste politique conclut qu’il est plus crédible que les Etats-Unis soient "durablement instables".
Passant au cas de la Chine, Guillaume Duval a pointé l’ajustement que doit faire la Chine, qui est l’exact inverse de celui que doivent opérer les Etats-Unis, à savoir arriver à consommer plus et épargner moins. Pourtant, rien n’est moins évident, explique le journaliste notamment parce que les puissants oligarques, qui n’ont aucun intérêt à ce que le yuan soit réévalué, freinent la réorientation de l’économie en direction du marché intérieur. Par ailleurs, la bulle immobilière chinoise est immense, du fait d’un surinvestissement lié au fait que les collectivités locales ont pris l’habitude de financer leurs dépenses normales par la vente de terrains à des promoteurs immobiliers… La fragilité écologique de ce pays très sensible aux changements climatiques alors qu’il accueille 20 % de la population mondiale et 10 % seulement des terres arables est un autre facteur d’instabilité. La situation démographique promet aussi de graves difficultés, dans la mesure où la Chine sera vieille avant d’être riche et d’avoir mis en place un système de sécurité sociale qui permettrait d’y faire face. Enfin, si la dictature du PC a été supportée, c’est, affirme Guillaume Duval, par crainte de revivre la révolution culturelle. Le traumatisme est tel qu’il a gelé la situation sociale et politique. Mais, prévient le journaliste, ceux qui l’ont vécue vont disparaître peu à peu de l’appareil politique et économique.
Conclusion de cet exercice comparatif, "s’il y a une zone qui pourrait avoir des perspectives stables et favorables, c’est plutôt l’Europe". Les comptes extérieurs sont quasi à l’équilibre, l’endettement des ménages est nettement plus bas qu’aux Etats-Unis, l’épargne des ménages est, elle, assez importante (parfois même trop), tandis que la situation de la dette publique est plus favorable qu’aux Etats-Unis, tout en ayant une tendance à la hausse bien plus limitée. Guillaume Duval relève encore nombre d’atouts européens, comme les bons niveaux d’infrastructure, d’éducation et de protection sociale. Il ne perd pas pour autant de vue la hausse du chômage et la récession qui frappe l’économie européenne.
Surtout, Guillaume Duval estime que l’on fait de nombreuses bêtises au sein de notre espace interne. Et il a choisi de citer notamment le dumping fiscal qui continue d’être pratiqué sur les revenus de l’épargne et la taxation des entreprises, qui posent problème pour les dettes publiques. Il regrette ainsi que le traité sur la stabilité, la coopération et la gouvernance, ou pacte budgétaire, ne stipule rien en matière d’harmonisation fiscale. Et le Luxembourg, que visait bien le journaliste en évoquant le blocage sur la fiscalité de l’épargne, n’est pas le seul en cause. Guillaume Duval cite ainsi l’exemple de l’Allemagne qui a négocié avec le Suisse l’accord dit Rubik, qui présente un obstacle pour avancer. Mais, se réjouit Guillaume Duval, il y a de bonnes chances pour que l’accord fiscal ne soit jamais voté au parlement allemand, et le Luxembourg va très probablement devoir accepter l’échange automatique d’informations.
Autre "bêtise" relevée par Guillaume Duval, le fait que les Allemands soient persuadés que la politique menée par Gerhard Schröder explique leur succès… En fait, explique le journaliste, ils ont eu la chance que leurs spécialités industrielles, à savoir les machines et les voitures de luxe, répondent à une forte demande de la part des pays émergents. Mais l’opinion allemande est désormais convaincue que la politique d’austérité qui a été menée en Allemagne doit être conduite partout. Or, met en garde le journaliste économique, si tout le monde mène ce type de politique, "on va droit dans le mur sur le plan social et politique". Et c’est ce qui se passe, constate-t-il, amer et inquiet devant ce qui se passe en Espagne où, craint-il l’instabilité sociale et politique peut dériver. "Nous sommes un peu endormis par des décennies de paix", relève le journaliste qui déplore que l’on si peu conscient des désordres que peuvent favoriser de telles politiques.
Guillaume Duval pointe par ailleurs un problème de structuration politique d’une Europe ordo-libérale qui s’est construite sur des règles qu’elle s’est attachée à faire respecter, tout en ne mettant en commun pour agir qu’1 % de son PIB. "Cette logique arrive au bout", estime le journaliste qui s’inscrit en faux contre la volonté allemande d’avoir encore et toujours plus de règles : "c’est une impasse", juge Guillaume Duval qui voudrait que l’Europe soit capable de décider de manière discrétionnaire de sa politique économique.
Autre point noir pour l’UE, les matières premières et énergies fossiles, dont l’Europe ne dispose qu’en très petites quantités sur son territoire et est de ce fait particulièrement sensible à la hausse des prix de ces matières. Les importations d’énergie représentaient 1 % du PIB en 2000, et 4 % en 2011, une hausse qui en dit long. Mais pour Guillaume Duval, l’Europe peut se sortir de cette difficulté en accélérant sa transition énergétique et sa conversion écologique. Et il va falloir accélérer d’autant plus le processus que l’euro reste fort face au dollar, ce qui fait que les coûts salariaux se sont accrus, mais que si l’on parvient à faire baisser le cours de l’euro, ce qui serait souhaitable, cela va impliquer une hausse des prix du gaz et du pétrole encore plus forte.
Si l’on veut qu’il y ait une chance pour la jeunesse européenne, Guillaume Duval estime nécessaire d’investir des milliers de milliards d’euros dans ce processus, ce qui aurait un effet redistributif majeur. Il appelle donc à décider de mettre plus d’argent en commun et à créer une structure européenne chargée de mettre en œuvre ces grands projets, de façon à ne pas souffrir du manque de confiance entre pays que la crise a fait émerger. En bref, Guillaume Duval suggère de mettre en place un service public européen de la conversion écologique de l’économie européenne.
L’eurodéputé Claude Turmes (Verts/ALE) est venu proposer de "réinventer l’Europe pour donner un avenir à sa jeunesse", une intervention qui lui a permis d’évoquer nombre de dossiers sur lesquels il mène bataille ces derniers temps.
Claude Turmes a commencé par évoquer la bataille qui se joue actuellement pour mettre en place via le Fonds social européen (FSE) un programme qui vise à offrir aux jeunes une garantie qu’ils accèderont à une formation ou un emploi dans un délai de quelques mois. Une idée défendue au niveau du Conseil par le ministre luxembourgeois Nicolas Schmit et avancée par le Parlement européen dans une résolution de juin 2010, qui a voté en mai 2012 un nouveau texte allant dans ce sens.
Ce que craint l’eurodéputé, c’est que pour les jeunes, Europe rime avec austérité, et, pour être en mesure de leur offrir des perspectives, l’eurodéputé souligne la nécessité de sortir de la crise.
Or, regrette-t-il, il y a beaucoup de discussions sur les problèmes institutionnels, tandis qu’on n’en fait pas assez pour impulser l’économie européenne via un meilleur accès aux capitaux. Les investissements en Espagne sont pénalisés artificiellement par les marchés financiers, dénonce le parlementaire qui craint l’implosion du fait de la hausse continue des écarts de taux entre les pays membres de la zone euro. Il appelle à mettre en œuvre un mécanisme européen de mutualisation de la dette que refuse Angela Merkel sous la pression des libéraux allemands et d’une presse très libérale. "Les deux mois à venir seront décisifs", estimait-il au lendemain d’un Conseil européen dont il juge les résultats "très flous". Il faudra que l’Allemagne bouge, affirme Claude Turmes.
Il est convaincu qu’en combinant l’action de la BEI et d’autres banques publiques, le levier que devrait être le budget de l’UE et les actions de la BCE, on pourrait améliorer l’accès aux capitaux pour les investisseurs à long terme.
Pour amorcer le virage énergétique qu’il appelle de ses vœux et mettre en place les économies d’énergie que prévoit la directive sur l’efficacité énergétique, il va falloir lancer des investissements lourds pour des travaux qui vont créer de l’emploi local et vont qui plus est vite faire sentir leurs effets sur la consommation d’une énergie qu’il nous faut importer à un prix toujours plus fort, explique en effet Claude Turmes. Comme la crise bancaire a rendu difficile l’accès aux capitaux nécessaires pour ces investissements, l’eurodéputé mise sur les banques publiques.
Il appelle à prendre trois décisions.
La première d’entre elle est déjà prise depuis le mois de juin, puisqu’il s’agit d’augmenter le capital de la BEI, mais Claude Turmes insiste pour que cette décision soit bel et bien finalisée, car il s’inquiète de rumeurs qu’il a pu entendre dans les couloirs du Parlement européen selon lesquelles certains pays voudraient bloquer sa mise en œuvre.
La seconde proposition, qu’il a déjà formulée le 8 octobre dernier à l’occasion de la conférence du club des investisseurs à long terme qui s’est tenue à la BEI, vise à mettre à la disposition de la BEI les 8 milliards d’euros du mécanisme pour l’interconnexion en Europe (MIE ou, en anglais, Connecting Europe Facility - CEF) pour assurer ou réassurer une partie des crédits octroyés pour des projets dans des domaines comme les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique.
La troisième proposition de Claude Turmes est que la BCE combine au programme qui a mis à la disposition des banques 1000 milliards d’euros sur trois ans, ce qui leur a permis de reprendre du souffle, avec un instrument doté de 150 à 200 milliards d’euros sur neuf ans qui permettraient de financer, par des investissements à long terme, la transition écologique et industrielle.
Pour illustrer son propos, Claude Turmes a évoqué l’exemple du photovoltaïque, un secteur dans lequel l’Europe est en perte de vitesse face à une concurrence chinoise agressive. S’il est vrai que les Chinois travaillent à moindre coût, Claude Turmes relève toutefois que les coûts salariaux ne représentent que 6 % des coûts de production, la majorité des frais relevant de la nécessité d’avoir des installations qui sont, elles très coûteuses. Pour les financer, il faut du capital, et c’est bien là que la Chine prend de l’avance.
Conclusion, pour réindustrialiser l’Europe, il faut faciliter l’accès aux capitaux, et prendre des décisions claires sur les choix d’investissement. L’eurodéputé rappelle son tiercé gagnant, qui consiste à financer l’efficacité énergétique, les énergies renouvelables et les voitures propres, de façon à donner corps à ces décisions politiques européennes.
Claude Turmes appelle aussi à re-réguler le secteur bancaire, car, dit-il, la dérégulation nous a coûté et nous coûte encore beaucoup en termes d’instabilité. Il faut donc avancer sur l’Union bancaire, et l’accord sur le calendrier de mise en œuvre trouvé au Conseil européen est à ses yeux "la" bonne nouvelle de ce sommet.
En disant non à la taxe sur les transactions financières (TTF), le Luxembourg a quitté l’axe Paris-Berlin de régulation du secteur bancaire pour rejoindre l’axe Londres-Dublin, estime l’eurodéputé. Claude Turmes déplore l’omerta sur le sujet à Luxembourg et dénonce comme un scandale politique le fait que le lobby bancaire est en train de réorienter la politique du gouvernement luxembourgeois.
Claude Turmes se réjouit lui aussi du fait que l’accord fiscal bilatéral entre Suisse et Allemagne ne va pas aboutir, ce qui va permettre d’ouvrir un nouveau round de négociations sur la fiscalité de l’épargne dont l’enjeu n’est pas seulement le passage à l’échange automatique d’informations, mais aussi un élargissement du champ d’application de la directive. Quant à la taxation des entreprises, Claude Turmes crie là aussi au scandale : les grandes multinationales arrivent toujours à s’arranger pour payer moins d’impôts, contrairement aux PME, c’est un fait qui va continuer tant qu’on ne mettra pas fin au dumping fiscal.
Du point de vue de Claude Turmes, le six-pack et le two-pack vont permettre une meilleure coordination des politiques économiques et budgétaires, mais il faut savoir être patient car il faudra au moins deux à trois ans avant de pouvoir en voir les résultats.
Dans son rapport au monde, l’UE néolibérale des années 90, qui a imposé un affaiblissement des règles de l’OMC en pensant gagner de nouveaux marchés, a agi de façon naïve en sous-estimant les capacités d’autres pays et continents, juge Claude Turmes qui constate qu’il y a plus d’ingénieurs formés en Chine et en Inde qu’en Europe. Non seulement il faut faire plus pour innover, et les prochaines générations de mathématiciens vont devoir travailler dans l’industrie plutôt que pour la finance, mais il convient aussi de repenser et rééquilibrer notre politique commerciale, plaide Claude Turmes. Il suggère ainsi de négocier des contrats avec des pays tiers permettant l’accès aux marchés.
Pour Claude Turmes, il importe aussi de revigorer la démocratie européenne. Mais, s’interroge-t-il, comment les citoyens peuvent-ils s’y retrouver quand les journalistes chargés de les informer continuent d’écrire que "la Commission a décidé" quand elle ne fait que proposer… Il faut donc faire un travail d’information et d’explication dans lequel Internet peut jouer un grand rôle et qui peut donner un nouveau souffle à la démocratie.
Et puis, glisse Claude Turmes, ceux qui ont libéralisé sont encore aux commandes, et les élections à venir sont très importantes en termes d’alternance politique. Il espère un retour du balancier en Allemagne, au Luxembourg, puis aux élections européennes.