"L’externalisation par l’Union européenne des politiques de contrôle de ses frontières extérieures a des effets délétères sur les droits de l'homme, en particulier sur le droit de quitter un pays, qui est une condition préalable nécessaire à la jouissance d’autres droits, notamment du droit de demander l’asile", a déclaré le 6 novembre 2013 Nils Muižnieks, commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, à l’occasion de la publication d’une étude consacrée au droit de quitter un pays.
Le commissaire aux droits de l'homme est une institution indépendante au sein du Conseil de l'Europe. Sa mission est de promouvoir la prise de conscience et le respect des droits de l'homme dans les 47 Etats membres du Conseil de l'Europe.
"Le droit de quitter un pays, inscrit dans la plupart des grands instruments relatifs aux droits de l’homme, vise à faire en sorte que les personnes puissent circuler librement, sans obstacles injustifiés. Or l’UE a adopté une approche du contrôle des frontières et de l’immigration qui suscite de graves préoccupations. En effet, elle conduit des pays tiers à modifier leur législation et leurs pratiques d’une manière qui risque d’entraîner des violations des droits de l'homme, notamment du droit de quitter un pays, de l’interdiction des expulsions collectives et du droit de demander l’asile et d’en bénéficier", a déclaré le commissaire Nils Muižnieks.
Parmi les mesures qui suscitent des préoccupations quant à leur compatibilité avec les droits de l'homme, le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe identifie en particulier les points suivants :
"Les conséquences de ces mesures sont particulièrement évidentes dans les Balkans occidentaux, où des pays sont fortement incités à réduire le nombre de leurs ressortissants qui demandent l’asile dans l’UE : tout Etat qui n’obtempère pas risque de voir l’obligation de visa réintroduite pour l’ensemble de ses ressortissants. Il n’est donc pas étonnant que certains Etats de la région limitent les départs des personnes soupçonnées de vouloir demander l’asile, dont la grande majorité sont des Roms", explique-t-il dans un communiqué publié à Strasbourg.
Au cours des seules années 2009 à 2012, ce sont environ 7 000 citoyens de "l'ex-République yougoslave de Macédoine" qui ont été privés de la possibilité de quitter le pays tandis que les passeports des personnes renvoyées dans le pays par les autorités d’Etats membres de l’UE ont régulièrement été confisqués. En décembre 2012, une nouvelle infraction a été introduite dans le Code pénal serbe, qui complique la demande d’asile par les Serbes à l’étranger.
Aux termes de cette étude, il est également préoccupant, aux yeux du commissaire aux droits de l’homme, que l’UE finance des centres qui accueillent les ressortissants de pays tiers et qu’elle encourage les pays limitrophes à mettre en place des systèmes de surveillance élaborés pour éviter que leurs propres ressortissants quittent leur territoire.
Enfin, les gardes-frontières des Etats membres de l’UE mènent des opérations en mer, pour éloigner les migrants des frontières de l’UE, ainsi qu’aux frontières terrestres entre les Etats tiers, pour que les ressortissants de ces Etats n’atteignent jamais les frontières de l’UE, des centaines de kilomètres plus loin.
"Sans mettre en doute l’attachement de l’UE aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, l’on peut se demander si ses activités de contrôle des frontières sont compatibles avec les normes universelles et européennes relatives aux droits de l'homme. Il est temps que l’UE rende ses politiques de contrôle des frontières plus respectueuses des droits de l'homme, plus transparentes et plus responsables", a déclaré le commissaire aux droits de l’homme.
En juillet 2012, l’association luxembourgeoise de défense des Roms Chachipe avait déjà constaté que la libéralisation des visas avec l'UE a entraîné des contrôles arbitraires aux frontières et des interdictions de voyager dans les pays des Balkans occidentaux. Elle avait tiré cette conclusion des résultats d'une étude comparée des mesures qui avaient été prises entre 2011 et 2012 par les pays de la région en réaction à des pressions de l'UE concernant une augmentation du nombre de demandeurs d'asile originaires de ces pays, une augmentation qui avait été particulièrement importante au Luxembourg. Cette étude comparée est par ailleurs citée comme référence dans l'étude du commissaire aux droits de l'homme.
Ces mesures avaient été mises en place par la Serbie, la Macédoine ainsi que par d'autres pays de la région qui se sont vus accorder une libéralisation de leur régime de visas avec l'UE, afin de répondre aux pressions concernant une éventuelle réintroduction de l'obligation de visa. Elles consistent jusqu’à ce jour en un renforcement des contrôles aux frontières, la révocation ou la destruction de documents de voyage ainsi que d'autres formes de punition.
Chachipe avait en juillet 2012 appelé l'UE à ne pas demander aux pays d'aller à l'encontre des droits fondamentaux pour la seule raison qu’elle ne souhaite pas faire face à la pauvreté et au désespoir des populations roms.
De l’autre côté, le grand nombre de demandeurs d’asile politique en provenance de la Serbie et de la Macédoine (ou ARYM), deux pays qui bénéficient d’un régime de visas libéralisé et sont des candidats à l’adhésion à l’UE, avaient conduit en octobre 2012 les ministres compétents de six Etats membres – l’Allemagne, la Belgique, la France, le Luxembourg, les Pays-Bas et la Suède – à écrire une lettre à la Commission européenne. Dans cette lettre, les six Etats membres exigeaient que l’affaire soit traitée au prochain Conseil "Justice et Affaires intérieures". Ils demandaient à ce que la clause de sauvegarde sur la protection des frontières extérieures soit adoptée avant la fin de l’année 2012, afin de rendre possible une procédure d’urgence qui permette éventuellement la réintroduction de l’obligation de visa pour la Serbie et la Macédoine. Comme c’est encore le cas aujourd’hui, l’immense majorité de ces demandes d’asile étaient rejetées, tant au Luxembourg que dans les autres pays concernés, parce que considérées comme non fondées au regard des conventions internationales. Le porte-parole de la commissaire aux Affaires intérieures Cecilia Malmström, Michele Cercone, avait qualifié les demandeurs d’asile des pays des Balkans occidentaux de "réfugiés économiques". La Commission avait exigé et continue d’exiger de ces pays de lutter contre l’usage abusif du régime de visas libéralisé, mais elle n’a pas éludé dans ses déclarations l’origine du problème : le manque d’intégration des Roms.
Lors du Conseil JAI qui s’était tenu le 25 octobre 2012 à Luxembourg la demande des six pays, dont le Luxembourg, de se voir accorder une clause de sauvegarde, qui permette d'exiger de nouveau des visas aux frontières pour les ressortissants des pays des Balkans occidentaux, figurait à l’ordre du jour, sans qu’une décision ait été prise. Le ministre de l'Immigration, Nicolas Schmit, avait lors d’une conférence de presse, à la fois justifié la demande d'une clause de sauvegarde en cas de besoin et mis en garde contre les risques de dérives xénophobes engendrées par ces discussions.
En novembre 2012, les ministres de l'Immigration, Nicolas Schmit, et de l'Intégration, Marie-Josée Jacobs, ont déclaré devant la commission des affaires étrangères de la Chambre des députés que « pour endiguer l’afflux des citoyens des Balkans occidentaux demandant une protection comme réfugiés, il ne suffit pas (…) de rétablir temporairement l'obligation de visa, mais il faut améliorer les conditions de vie dans leurs pays d'origine", ce à l'occasion d'échanges sur le 3e rapport de suivi européen sur la libéralisation du régime des visas des pays des Balkans occidentaux.
Finalement, le Parlement européen a adopté le 12 septembre 2013 une série de nouvelles règles en vue d’adapter la réglementation européenne sur les visas. Celles-ci permettront désormais à l’UE de réintroduire l’obligation de visas aux ressortissants de pays tiers qui imposent cette contrainte aux citoyens de l’UE. Une règle de réciprocité à laquelle s’ajoute l’introduction d’un mécanisme de suspension de l’exemption des visas accordée à un pays tiers.
Les nouvelles règles adoptées par le Parlement européen prévoient une suspension du régime des visas "en dernier recours, dans les situations d'urgence" impliquant un "accroissement substantiel et soudain, sur une période de six mois" du nombre de migrants clandestins, de demandes d'asile infondées ou de demandes de réadmission rejetées, affirme le texte.
Les États membres confrontés à une situation d'urgence seraient tenus d'informer la Commission européenne, qui examinerait s'il est nécessaire de suspendre les règles d'exemption de visa envers les ressortissants d'un pays tiers déterminé.
Si le texte ne cite aucun pays tiers, les pays des Balkans et la Macédoine, dont l’afflux de ressortissants avait inquiété les autorités de plusieurs Etats membres suite à la libéralisation des visas avec ces pays, sont les premiers concernés. Le vote a largement opposé la droite et la gauche au PE. L’adoption du rapport s’est faite avec les voix d’une écrasante majorité des députés PPE et ALDE, contre une majeure partie des voix du S&D et des Verts/ALE, qui ont sévèrement critiqué le texte.