La négociation sur le nouveau projet de directive "détachement des travailleurs" sera le point le plus important du Conseil EPSCO du 9 décembre 2013. Il s‘agira, après plusieurs sessions du Conseil EPSCO qui n’ont pas abouti depuis un an, d’une véritable négociation qui oppose deux groupes de pays et deux conceptions de l’équilibre entre le principe de la libre circulation des travailleurs et le respect des systèmes sociaux et des droits sociaux dans les pays où ces travailleurs sont détachés. Cela est devenu nécessaire, dans la mesure où le détachement des travailleurs donne lieu à de nombreuses fraudes et au dumping social qui mine ces systèmes sociaux, les droits sociaux des salariés et conduit à des pratiques de concurrence déloyale dont souffrent les entreprises dans les pays d’accueil qui respectent la législation de leur pays.
Ces négociations porteront surtout sur les mesures de contrôle nationales et les exigences administratives pour lutter contre le contournement des règles en vigueur sur les conditions de travail (article 9) et les moyens de combattre les montages frauduleux, qui deviennent de plus en plus sophistiqués (article 12).
La directive actuellement en vigueur, adoptée en 1996, la directive 96/71/CE relative au détachement de travailleurs, avait pour objectif "de concilier l’exercice de la liberté de fournir des services transfrontaliers et la protection appropriée des droits des travailleurs détachés temporairement à l’étranger à cet effet". Elle établit ainsi "un socle de conditions de travail et d’emploi, qui doivent être respectées par le prestataire de services dans le pays d’accueil pour qu’une protection minimale des travailleurs soit garantie", selon la Commission. Parmi ces normes figurent le salaire minimum – qui n’existe pas dans tous les pays de l’UE – et le fait que les cotisations sociales sont payées selon les règles du pays de résidence de l’entreprise qui détache le travailleur. Or, il y a depuis l’élargissement de l’UE une grande disparité entre les frais sociaux qui doivent être versés dans les Etats membres qui ont des systèmes de protection sociale hautement développés, qui sont tous d’anciens Etats membres, et les Etats membres où ces systèmes sont beaucoup moins protecteurs, de sorte que cette différence crée des conditions de concurrence tout à fait problématiques, même quand il n’y a pas de fraude.
Par ailleurs, l’interprétation de cette directive par la Cour de justice de l’Union avait mis en 2007 et 2008 en évidence un certain flou dans l’exercice des droits sociaux des travailleurs détachés. Selon la jurisprudence exprimée par la CJUE dans quatre arrêts rendus sur le sujet entre 2007 et 2008 (affaires Viking Line, Laval, Rüffert et Commission/Luxembourg), les droits fondamentaux étaient susceptibles de subir des restrictions et des limitations. Selon la Cour, les droits des syndicats à entreprendre une action collective ou à faire respecter les conditions minimum de travail par les prestataires de services étrangers pouvaient ainsi être limités par les principes européens de liberté de circulation et d’établissement.
A la veille du Conseil EPSCO, le ministre luxembourgeois du Travail et de l’Emploi, Nicolas Schmit, a expliqué que par rapport à l’article 9 de la directive, le principe de contrôles plus forts doit être inscrit dans la refonte de la directive. Il se trouve ici en ligne avec la France et la Belgique, comme en témoigne la conférence de presse commune tenue le 15 octobre 2013 à Luxembourg avec ses homologues belge, Monica De Coninck, et français, Michel Sapin, sur la question de l’Europe sociale. Or, la Commission européenne ne veut accepter qu’un nombre limité de contrôles consignés sur une liste fermée. Une dizaine de pays, dont le Luxembourg, la France et la Belgique veulent une liste ouverte, afin de pouvoir effectuer les contrôles nécessaires pour s’assurer du respect de leurs législations nationales, pour combattre efficacement la fraude et le dumping social et prendre des mesures adaptées à de nouvelles situations de fraude qui surviendraient. En effet, les fraudes se font de plus en plus souvent à travers des montages complexes basés sur un système de cascade des entreprises impliquées, ce qui ne facilite pas le travail des autorités qui veulent établir les responsabilités.
Une autre revendication de ce groupe de pays est la possibilité du contrôle en amont des sociétés qui détachent des travailleurs, ce qui a été refusé en 2007 par la CJUE au Luxembourg.
Concernant les mesures spécifiques destinées à assurer le respect par les sous-traitants des conditions d'emploi (article 12), le Luxembourg et ses alliés – la France, l’Allemagne et une dizaine d’autres pays - revendiquent l'instauration dans tous les Etats membres du principe de la responsabilité conjointe et solidaire dans la chaîne de sous-traitance (proposition de la France et de l'Allemagne, avec huit autres États). L’application de ce principe pourrait, en cas d’infraction, permettre aux Etats membres de mettre en cause les entreprises établies sur leur propre territoire plutôt que d’obtenir une condamnation par défaut d'une entreprise étrangère pour devoir ensuite faire exécuter le jugement dans un autre État membre.
La Pologne, la Hongrie, la République tchèque et le Royaume-Uni sont opposés aux contrôles des entreprises tout comme ils sont opposés au principe de la responsabilité conjointe et solidaire obligatoire. Mais ils seraient prêts à accepter, ensemble avec la Slovaquie, l'Irlande, la Croatie et l'Estonie, un compromis qui prévoit l’application de ce principe sur une base volontaire et assorti d'un mécanisme de vérification qui impliquerait la Commission, soit pour évaluer ex-post d’éventuelles nouvelles mesures nationales, soit pour les jauger ex-ante. Une autre proposition de compromis est que la responsabilité conjointe et solidaire devienne obligatoire, mais uniquement dans le secteur du bâtiment, et seulement s’il s’agit de contrats qui dépassent le seuil des 3000 euros ou 750 euros d’impayés à un travailleur détaché. Dans la mesure où aucun consensus ne pourra jamais être dégagé sur le principe d'une responsabilité solidaire et conjointe dans l'ensemble des secteurs, cette proposition pourrait recevoir le soutien des pays qui demandent son introduction dans la directive revue.
Selon Nicolas Schmit, le secteur le plus touché est effectivement celui de la construction, dans lequel le nombre des travailleurs détachés a augmenté en France de 30 % en un an et au Luxembourg de 18 %, avec surtout une augmentation de 300 % des travailleurs en provenance de Pologne. Selon la Commission, ils sont 227 000 en Allemagne et 144 000 en France. Cela a eu pour conséquence que les pays qui demandent la responsabilité conjointe et solidaire sont soutenus à la fois par la Confédération européenne des syndicats (CES) et la Fédération industrielle européenne de la construction (FIEC), car le patronat du bâtiment est devenu très attentif à la question.
Le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, est intervenu dans le débat le 6 décembre 2013. Dans un entretien accordé à l’AFP, il a appelé la France au "réalisme" pour permettre un accord sur les travailleurs détachés tout en soutenant les principes qu’elle défend. "Je fais un appel à la France pour le compromis, mais aussi à l'Angleterre et à tous les autres pays", a-t-il déclaré. "On doit travailler pour un compromis qui puisse aller aussi loin que possible, mais aussi avec un certain réalisme", a-t-il ajouté. Le président de la Commission est pour "maintenir la liberté de circulation mais en même temps pour punir les abus".
En cas d'échec le 9 décembre, les chefs d’Etat et de gouvernement pourraient se saisir de la question lors du Conseil européen des 19 et 20 décembre 2013. Sans accord avant la fin de l'année, le texte ne sera pas adopté dans la législature actuelle, mais repoussé après les élections européennes de mai 2014.
En attendant, la France prépare un plan national de lutte contre la fraude qui prévoit une intensification des contrôles, notamment via l'inspection du travail. La Belgique a, elle, approuvé le 5 décembre un plan d'action qui va dans le même sens, car "nous n'attendrons pas une initiative européenne pour agir alors que notre économie est en train de se faire laminer", a déclaré le secrétaire d'Etat belge chargé de la lutte contre la fraude, Hendrik Bogaert, cité par l’AFP.