La Cour constitutionnelle fédérale allemande de Karlsruhe a jugé, à 5 voix contre 3 et avec un avis contraire et minoritaire du juge Peter Müller, ancien ministre-président de la Sarre, dans un arrêt rendu public le 26 février 2014, anticonstitutionnel dans les circonstances actuelles le seuil de 3 % des suffrages jusqu'ici exigé en Allemagne pour permettre à un parti d’entrer au Parlement européen. Lors du prochain scrutin européen de mai, les députés allemands seront donc désignés selon un système proportionnel pur, en fonction du score de leur parti.
En juin 2013, le Bundestag avait établi un seuil minimum de 3 % à atteindre pour obtenir des députés, obtempérant ainsi à une première décision de la Cour datant du 9 novembre 2011, qui avait, elle, invalidé un précédent seuil de 5 % qui était en vigueur lors du dernier scrutin de 2009 et qui est toujours en vigueur pour les élections législatives au Bundestag.
Dans son arrêt, la Cour de Karlsruhe a repris l'argumentaire qui avait présidé à sa décision de 2011: la haute juridiction estime en effet qu'un seuil de représentation est "anticonstitutionnel", car il défavorise les petits partis.
"Dans les conditions légales et réelles (actuellement) offertes, le seuil de représentation porte lourdement atteinte aux principes d'égalité d'accès au vote et d'égalité des chances" aux élections, estime ainsi la juridiction.
La Cour souligne en la matière les différences structurelles entre le Parlement européen et le Bundestag, pour lequel un seuil de 5 % des suffrages est nécessaire afin d'y être représenté. La chambre basse allemande élit le gouvernement, ce qui l'oblige à pouvoir constituer des majorités claires, ce qui n'est pas le cas du Parlement européen, qui ne fonctionne pas selon les règles d’une majorité et d’une opposition stable, mais selon des majorités fluctuantes, même si un autre fonctionnement est visé par les grandes familles politiques de l'UE depuis novembre 2012. Mais sur ce volet, constate la Cour de Karlsruhe, le Parlement européen est loin d’aboutir auprès des Etats membres.
Dans un tel contexte, a estimé le président de la Cour de Karlsruhe, Andreas Voßkuhle, la voix de chaque électeur doit avoir par principe les mêmes chances d’aboutir. Une exception à ce principe ne serait admissible que si le fonctionnement du Parlement et du gouvernement pouvait être entravé par un tel système. Or, cela n’est pas prévisible pour le Parlement européen, et notamment pour la période législative 2014-2019, de sorte qu’un seuil de suffrages comme clause préventive n’est pas de mise, et que le principe d’égalité d’accès au vote et d’égalité de chances doit prévaloir. Si les circonstances juridiques et politiques devaient changer sur ce point, le législateur devrait néanmoins en tenir compte et agir en conséquence.
Cette décision est une bonne nouvelle pour les petits partis en Allemagne. Il faut rappeler que le FDP, le parti libéral avec lequel Angela Merkel avait gouverné jusqu'aux dernières législatives de septembre 2013, avait dû quitter le Bundestag, faute d'avoir pu franchir le seuil des 5 % lors de ce scrutin. Il peut ainsi espérer, comme d'autres formations minoritaires, retrouver une représentation parlementaire, cette fois à l'échelle européenne. Le parti conservateur et anti-euro Aktion für Deutschland (AfD), qui avait frôlé les 5 %, peut également se faire des espoirs, tout comme les Pirates, qui avaient obtenu 2,2 %, ou le parti néo-nazi NPD, qui avait obtenu 1,3 %.
Les électeurs européens en Allemagne éliront le 25 mai 2014 96 eurodéputés sur un total de 751 élus. En théorie, 1,041 % de suffrages devraient donc suffire pour permettre à un parti de disposer d’un élu.
Le juge constitutionnel fédéral Peter Müller estime quant à lui que la Cour de Karlsruhe pose le jalon trop haut pour évaluer la capacité de fonctionnement du Parlement européen. Pour lui, il appartient au législateur de trancher avec des arguments pertinents s’il faut ou non un seuil préventif pour assurer le fonctionnement du Parlement, et non à la Cour constitutionnelle de trancher à sa place avec d’autres arguments pertinents. Il critique la Cour, donc ses collègues, entre autres pour avoir omis de réfléchir aux conséquences d’un renoncement à tout seuil de suffrages dans tous les Etats membres pour le fonctionnement du Parlement européen. Or, de possibles entraves à son fonctionnement justifient selon lui une exception pondérée au principe de l’égalité de l’accès au vote et à l’égalité des chances. S’y ajoute, pour lui, qu’à l’exception de l’Espagne, tous les autres grands Etats membres connaissent un seuil d’au moins 3 %. Le seuil de 3 % de la loi allemande en vigueur est donc pour Peter Müller approprié et il appartiendrait au législateur de le changer s’il devait se révéler inadéquat.
Bernhard Rapkay, le vice-président du groupe S&D au Parlement européen, s’est dit déçu de l’arrêt: "La suppression du seuil de suffrages signifie qu’il y aura une plus forte fragmentation du Parlement européen. Avec l’augmentation du nombre des députés européens non-inscrits, ce ne seront plus que les deux grands groupes politiques qui seront capables de constituer des majorités."
Pour les députés allemands du PPE Herbert Reul et Markus Ferber, la Cour de Karlsruhe a raté une occasion de reconnaître les nouvelles réalités européennes. L’arrêt aura, selon eux, pour conséquence que des groupuscules et des partis extrémistes allemands seront représentés au Parlement européen. Même si l’UE est une construction sui generis qui se distingue sur certains points d’un système parlementaire classique, il est pour eux "indéniable que l’exécutif sous forme de la Commission européenne s’appuie sur une majorité au Parlement européen et est élu et légitimé par celle-ci".
Le porte-parole des Verts allemands pour les questions institutionnelles européennes, Manuel Sarrazin, a parlé d’un mauvais coup porté contre l’équilibre institutionnel de l’UE et souligné le rôle de contrôle parlementaire joué par le Parlement européen par rapport aux décisions des gouvernements des Etats membres.
En fait, le nombre des Etats membres qui n’ont pas de seuil ne se limite pas à l’Espagne. Ne connaissent pas de seuil la Belgique, le Danemark, l’Estonie, la Finlande, le Royaume-Uni, l’Irlande, le Luxembourg, Malte, les Pays-Bas, le Portugal, l’Espagne et Chypre. Mais la plupart de ces pays sont des Etats membres de petite ou moyenne taille dont les délégations oscillent entre 5 et 26 eurodéputés, de sorte que même sans seuil, la proportionnelle intégrale implique un seuil de fait qui se situe entre 4 et 20 %. L’Espagne avec 54 députés à élire et le Royaume-Uni avec 73 députés, qui sont de grands Etats membres, font ici exception. Et ils seront maintenant rejoints par l’Allemagne et ses 96 députés à élire.
Ensuite, il y a un pays avec un seuil de 3 %, la Grèce, puis un groupe de pays avec un seuil de 4 % : l’Italie, l’Autriche, la Suède et la Slovénie. Vient ensuite un groupe de pays avec un seuil de 5 % : la France, la Croatie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Roumanie, la Slovaquie, la République tchèque et la Hongrie. Le seuil en Bulgarie tourne autour de 5,88 % selon les circonscriptions.