La Confédération européenne des syndicats (CES) et son centre d’expertise, l'Institut syndical européen (ETUI), ont publié conjointement le 24 mars 2014 la nouvelle édition de leur étude "Benchmarking Working Europe", un portrait statistique comparatif de l’Union européenne. Les auteurs indiquent que cette étude intervient sciemment à quelques mois du renouvellement de la classe politique européenne, dans l’espoir que la nouvelle donne créée par les élections permette de remettre l’UE sur "le chemin de la convergence vers le haut des conditions de vie et de travail de tous ses citoyens".
L’étude passe en revue un grand nombre d’indicateurs socio-économiques qui montrent que la stratégie de sortie de crise menée notamment depuis 2010 a échoué et que par là même les objectifs de la stratégie Europe 2020 seront très difficilement atteints.
Au vu de ses indicateurs, il n’y a "pas de signes de fin", mais au contraire d’un aggravement de la crise, "qui génère de la récession dans certains pays, ainsi qu'une augmentation des inégalités sociales, l'affaiblissement des mécanismes de solidarité nationale et du démantèlement des modèles sociaux nationaux, des traditions et des pratiques de consultation et de dialogue social", lit-on dans l’introduction à l’étude.
Il y a toujours un haut niveau de chômage, la croissance est fragile, et plutôt qu’une résorption de l’écart qui sépare l’UE des objectifs de la stratégie Europe 2020, l’ETUI relève "des divergences grandissantes, ce qui signifie que l’approche actuelle ne réalise pas du tout ce qu’elle était censée réaliser". Ainsi, "la focalisation actuelle sur l’austérité et la dérégulation ne réussit pas à fournir ce que les citoyens européens sont en droit d’attendre", dit-il.
Dans son introduction, l’étude remet ainsi les pendules à l’heure sur les diagnostics économiques qui voudraient que l’Europe soit sortie de la crise. Les indicateurs macro-économiques montrent une stagnation de la demande intérieure, ainsi que des investissements privés et publics, et aucune augmentation réelle des exportations. "La réduction de la dépense publique a prolongé la crise économique et financière", lit-on, tandis que "le chômage reste élevé et ne montre aucun signe de baisse dans une majorité d’Etats membres". Les jeunes, les migrants et les travailleurs peu qualifiés sont les plus durement touchés. Et les mesures de flexibilité prises pour y remédier, au contraire, "exacerbent la vulnérabilité de beaucoup de catégories de travailleurs". "Un exemple parlant est que la plus grande augmentation relative du risque de pauvreté des cinq dernières années est survenue dans la population employée", dit l’étude. Ces "tendances extrêmement alarmantes", exposées dans les huit chapitres qui constituent cette étude, devrait ainsi mener, selon le centre d’expertise de la CES, à un arrêt du processus de dérégulation et à une consolidation de la protection sociale.
Voulant identifier l’origine du problème, l’étude revient sur le tournant qu’a constitué l’année 2010, qui fut à la fois celle du lancement de la stratégie Europe 2020 pour une croissance intelligente, durable et inclusive qui permette de sortir de la crise et celle de la mise en place du Semestre européen qui devait permettre la réalisation de réformes structurelles et des orientations macroéconomiques mentionnées dans cette stratégie.
Après deux années, 2008 et 2009, "durant lesquelles les autorités nationales et européennes avaient pris des initiatives pour soutenir l’économie, l’industrie et l’emploi, et accélérer la transition vers une économie à faible émission de CO2", l’année 2010 marque "le tournant de l’austérité".
L’ETUI en étudie les causes. Certes, il y a eu un certain nombre de facteurs économiques qui sont à la base de ce revirement : la hausse générale de la dette publique, aggravée par le sauvetage du secteur financier, qui a vu 14,2 % du PIB être transféré entre 2008 et 2012 des mains du contribuable vers le secteur financier, et la pression exercée par la crise économique, l’émergence soudaine de problèmes économiques et financiers touchant les pays périphériques, la méfiance démontrée par les marchés financiers envers la solidité de la zone euro et son système de gouvernance et l’augmentation des coûts de financement des déficits des pays périphériques.
Mais ces facteurs sont jugés insuffisants pour expliquer un « revirement abrupt d’une politique européenne naissante, de type keynésienne, en relation avec le changement climatique et poursuivie en 2008-2009, vers une focalisation obsédée sur les politiques d’austérité si extrêmes que l’UE se trouve aujourd’hui au bord d’un précipice déflationniste ». L’étude souligne que "l’un des facteurs d’explication centraux, et désormais fréquemment omis, est l’entrée en scène, en 2010, des créanciers", qui ont pris la forme de la troïka, réunissant l’UE, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque centrale européenne (BCE).
L’idée d’un plan conjoint UE - FMI a été discuté pour la première fois au début de l’année 2010, alors que le FMI s’alarmait des conséquences que pourrait avoir la situation grecque. La chancelière allemande a accepté un plan d’aide à la condition que cette intervention soit menée avec le FMI, idée d’abord rejetée par la France et la BCE, rappelle l’étude, et qu’il s’en suive un renforcement de la discipline budgétaire dans l’UE. Cela a mené d’une part à la création de la troïka et aux mesures telles que le six-pack, suivies "d’une série d’autres innovations législatives, institutionnelles et procédurales dans le cadre de ce qui fut appelé le Semestre européen".
Ce revirement a plongé l’Europe dans l’adoption d’orientations politiques qui "ont manifestement infligé des dommages sévères à l’économie européenne, aux modèles sociaux et à l’activité commerciale, aux travailleurs et aux citoyens, ainsi qu’à la transition vers une économie durable et à faible émission de CO2".
La dette publique excessive est alors devenue "le problème numéro 1", constate l’ETUI, rappelant ensuite qu’il n’y avait pas qu’une solution possible, mais celle qui fut retenue ont été l’ajustement budgétaire et l’austérité. Il existe, ainsi que l’ont exposé les économistes Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, cinq moyens différents de gérer une crise de la dette publique : par la croissance économique, par l’austérité, par le défaut ou la restructuration de la dette, par l’inflation, ou encore par un mix de répression financière (une forme de confiscation de l’épargne) et d’inflation.
Or, l’ETUI explique qu’on sait désormais qu’il y avait aux origines de la troïka des divergences d’approches en son sein. Et que le FMI, qui sermonnait les promoteurs de l’austérité au début de la crise et en décembre 2008, demandait aux Etats membres européens de lancer des plans de reprises plus ambitieux, était en partie hostile aux options qui allaient être réservées à la Grèce. Ainsi, il fut rapporté que le FMI avait exprimé des doutes sur l’efficacité de l’aide à la Grèce dès 2010, notamment que les membres non-européens de son conseil étaient hostiles à "un plan d’aide dessiné pour le sauvetage de créanciers privés par les institutions européennes".
Les politiques de dévaluation interne n’ont pas atteint leur but, notamment dans les pays périphériques. Il y a eu une chute de la demande intérieure, sans obtenir de croissance tirée par l’exportation. "La vision étroite de la compétitivité basée sur les baisses salariales a mené à sous-estimer l’importance de l’investissement, de l’innovation et de la modernisation", dit l’ETUI, qui rend les élites européennes seules responsables des choix économiques qui ont été menées à travers toute l’UE à partir de 2010.
La crise a exacerbé les inégalités en termes d’accès au crédit, en particulier pour les PME, entre le cœur de la zone euro où ces entreprises ne connaissent pas de réelles difficultés et la périphérie où il y a des problèmes d’accès au financement mais aussi des taux d’intérêts plus élevés. Cette politique augmente la défiance des créanciers. La réduction de la dépense publique, présentée par la Commission européenne comme un succès, contribue elle aussi à la stagnation de l’économie.
"Si l’échec de la stratégie de Lisbonne 2000-2010 peut en partie être attribué à la crise de 2008 (elle-même exacerbée par les stratégies de dérégulation conduites durant la seconde partie de cette stratégie), ce serait les élites européennes qui porteront seule la responsabilité pour l’échec, virtuellement déjà certain, de la stratégie Europe 2020", tranche ainsi l’étude.
L’étude juge en effet que l’UE est déjà "à mi-chemin d’une décennie perdue". Ainsi, l’objectif de la stratégie, visant à atteindre un taux d’emploi de 75 % pour les 20-64 ans, est loin d’être atteint. Début 2013, il était de 68 %. Et il y a eu dix millions de chômeurs en plus entre 2008 et 2013, les travailleurs peu qualifiés, avec les jeunes et les migrants extra européens, ayant été les premiers exposés. Il y a eu une inégalité croissante sur le marché du travail entre hommes et femmes, précise l’ETUI.
Or, la détérioration du marché de l’emploi renforce le risque de pauvreté et d’autres formes d’inégalité. La stratégie Europe 2020 vise justement à sortir 20 millions de personnes de la pauvreté en 2020. En 2012, la part de la population exposée au risque de pauvreté était de 16,9 %, soit une hausse de 2,4 % depuis 2008. Et l’augmentation la plus forte a été enregistrée chez les travailleurs, dont le taux a augmenté de 11,4 % entre 2008 et 2012, et ce davantage chez les travailleurs à temps partiel ou en CDI que chez les intérimaires. La précarité a pour sa part davantage augmenté chez les qualifiés que chez les non qualifiés. "Cela soulève la question de savoir si l’emploi est le meilleur moyen de combattre la pauvreté, à un moment où les salaires sont réduits, le marché du travail est déréglementé et le chômage explose"constate amer l’ETUI. L’étude estime que pour atteindre cet objectif, il faudrait agir à travers le renforcement des systèmes de protection sociale, l’augmentation du taux d’emploi, une meilleure éducation et formation.
Pour cause, la situation est aggravée par le fait que, parallèlement à cette hausse du risque de pauvreté, "les mécanismes de solidarité sont sapés par les politiques de réformes actuelles, réclamées dans le cadre du Semestre européen". "Ces trois dernières années, les indicateurs sociaux ont reflété moins la crise économique que les choix politiques de démanteler une série de formes et institutions de protections sociales qui constituent le modèle social européen". "Certains observateurs voient dans le projet politique des élites européennes actuelles le désir d’aligner l’Europe sur le modèle américain", osent même les auteurs.
En introduction, l’étude n’oublie pas de mettre en garde sur d’éventuelles conséquences politiques de cet échec. "Quand la stabilité économique et la confiance des marchés sont obtenus au prix du chômage, des conditions de vie et de travail précaires, et de l’inégalité, l’instabilité politique peut être proche", lit-on effet. Le risque serait d’autant plus grand quand les élites sont vues par la masse "comme richement récompensées pour une performance médiocre et intéressés seulement à eux-mêmes", dit l’étude en citant un journaliste du Financial Times.
L’ETUI cite une série de mesures à mettre en place pour remettre l’UE sur la voie du développement durable : coopération fiscale, réforme des marchés financiers, amélioration des services publics, inclusions des partenaires sociaux dans les processus de gouvernance économique et promotion de normes de travail notamment. Il renvoie également vers le "Plan pour l’investissement, la croissance durable et des emplois de qualité"présenté par la CES en novembre 2013. Il alerte également sur la nécessité de penser dès maintenant à la future distribution des fruits de la reprise quand elle viendra, afin de "s’assurer qu’ils reviennent à ceux qui ont souffert le plus de la crise".
La politique environnementale a été également, selon l’ETUI qui y consacre un chapitre entier, une victime de cette politique d’austérité. Et les "décisions inadaptées" pour emprunter la voie d’une réduction durable des émissions, se verront "quand l’économie sera remise à pied" préviennent les auteurs de l’étude. Il y a eu ainsi une baisse de l’investissement dans les énergies propres depuis 2011. Et la réduction des émissions de dioxyde de carbone, enregistrée depuis 2008, est le seul fait la récession.
2013 est la première année où les pays en voie de développement ont dépassé les pays développés en termes d’investissements dans les énergies propres et l’efficacité énergétique, souligne les auteurs dans une conclusion de l’étude, rédigée sous forme d’appel à l’investissement vert qui promet un "triple dividende", consistant en une création d’emplois et une croissance plus élevées, une plus grande chance de remplir les objectifs climatiques et un plus grand degré de justice sociale. Le secteur de la construction qui a le plus souffert de la crise, en bénéficierait.
La transition devrait toutefois être "juste". Ainsi, il faut veiller à aider ceux qui n’ont pas les moyens actuellement d’accéder aux besoins primaires en énergie. "Des mesures sociales, dont des tarifs sociaux, sont nécessaires pour corriger cette inégalité et en même temps contrecarrer le soutien public décroissant pour la transition énergétique", disent les auteurs, en soulignant le fait que des "prix inabordables de ces services sont souvent associés à la promotion des énergies renouvelables".
Le Luxembourg est distingué à de nombreuses reprises dans les chapitres dédiés aux différents indicateurs. Il fait partie des exceptions pour ce qui est du taux d’emploi. Ainsi, il figure avec l’Allemagne, la Pologne, la Roumanie et Malte, parmi les cinq pays dont le taux d’emploi a été supérieur en 2013 par rapport à 2008, tandis que l’Autriche, la Belgique, la République tchèque et la Hongrie, affichent une tendance à la reprise, et que tous les autres restent empêtrés dans une situation qui s’est aggravée depuis 2008.
En termes de chômage, le Luxembourg a suivi une voie originale comparée aux autres pays. Dans un grand nombre de pays, les taux de chômage ont augmenté les deux premières années de la crise, puis ont connu une baisse lente les années suivantes. Dans tous ces pays, le taux de chômage reste encore plus élevé de plus, de deux points de pourcents, qu’avant la crise. Le Comme le remarque l’étude, le Luxembourg a connu un développement inverse, avec un taux de chômage qui a d’abord baissé les deux premières années avant de remonter "de manière conséquente" entre 2010 et 2013.
En termes de redistribution du travail, en étudiant le volume horaire travaillé, la France, la République tchèque et l’Autriche sont les Etats membres qui ont le plus redistribué. Au Luxembourg, comme en Belgique, le nombre de personnes employés a augmenté mais également le nombre d’heures travaillées par personne.
La part de la population exposée au risque de pauvreté dans l’UE en 2012 s’élevait à 24,8 %, soit 4,6 % de plus depuis le début de la crise en 2008. Dans la zone euro, le taux a augmenté de 7,4 % pour atteindre 23,2 %. S’il ne figure pas avec l’Irlande, la Grèce, l’Espagne, l’Italie, le Portugal, la Roumanie, le Royaume-Unis et les Etats baltiques qui sont au-dessus de la moyenne, le Luxembourg figure avec ces pays moins le Portugal et la Roumanie, parmi les Etats membres qui ont connu la plus hausse en la matière. L’étude y voit la preuve que les politiques de l’UE ne peuvent pas entrer en compte dans tous les cas d’augmentation de la part de population exposée au risque de pauvreté, cas aussi rencontré par le Danemark et la Suède.
Le Luxembourg est aussi mentionnée parce qu’il figure derrière la Pologne et devant l’Espagne parmi les pays qui disposent de la plus grande part de prestations octroyées sous condition de ressources.
Néanmoins, il fait aussi partie des pays dont les systèmes de protection sociale sont devenus plus efficaces pour écarter la pauvreté depuis l’explosion de la crise en 2008. Il figure avec les Pays-Bas et la Finlande, aux côtés de pays plus fortement touchés par la crise (Irlande, Royaume-Uni, Lituanie, Portugal, Chypre, Estonie, Espagne et Lettonie).
Enfin, avec la France, la Belgique et Malte, le Luxembourg est distingué parmi les pays qui appliquent un modèle d’indexation qui permet d’aligner les salaires minimums aux indicateurs économiques.