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Fiscalité - Traités et Affaires institutionnelles
Dans un entretien accordé au Quotidien, Jean-Claude Juncker détaille "le vaste travail" qu’implique son élection à la tête de la nouvelle Commission européenne
28-07-2014


Le QuotidienLe prochain président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, est longuement revenu sur son programme à la tête de l’institution et sur sa mission actuelle de composition du collège des commissaires, dans un entretien publié dans l’édition du 28 juillet 2014 du journal Le Quotidien.

La formation du collège des commissaires s’annonce ardue, reconnaît l’ancien Premier ministre luxembourgeois. S’il "commence à avoir une première impression du tableau des futurs commissaires" suite à ses entretiens avec tous les chefs d'État et de gouvernement de l'UE, Jean-Claude Juncker rappelle qu’il "manque des femmes" ce qui ne permettra pas d’obtenir le feu vert du Parlement européen. "Je l'ai expliqué au Conseil européen du 16 juillet dernier, une Commission avec seulement deux-trois femmes ne sera ni légitime ni crédible. Et je n'accepterai pas de travailler avec une Commission présentant un nombre insuffisant de femmes", dit-il.

Fragiles équilibres

Pour ce qui relève justement des différents équilibres à respecter pour la formation du collège (politique, géographique et de genre), Jean-Claude Juncker souligne sortir "d'un long processus d'apprentissage en matière européenne" qui lui permet de connaître "les sensibilités des uns et des autres" pour composer un ensemble qui tienne compte de ces exigences. "J'ai tout cela en tête tout en expliquant aux chefs d'État et de gouvernement que ce n'est pas eux qui désignent les portefeuilles, mais le président de la Commission, et que les portefeuilles ne sont pas attribués à des pays, mais à des personnes", explique-t-il. Cela "démontre le vaste travail, souvent pédagogique, que j'ai devant moi".

Le prochain président de la Commission dit par ailleurs avoir "lourdement  insisté sur la nécessité qu'une place devait être réservée aux pays de l'Europe centrale et de l'Europe de l'Est dans le groupe des nominations à faire par le Conseil européen". Rappelant que ces États sont membres de l’UE depuis dix ans, il déplore que trop de chefs d'État et de gouvernement continuent de parler des ‘nouveaux États membre’, "ce qui est une insulte, car il n'y a que des États membres, pas de nouveaux ou d'anciens. Ils doivent avoir leur place".

Pour ce qui est des candidats commissaires proposés par les Etats membres, Jean-Claude Juncker relève qu’en règle générale, les pays vont proposer un seul candidat, "mais ceux qui en proposeront plusieurs se comportent de manière respectueuse vis-à-vis du président de la Commission et de sa tâche difficile", dit-il, rappelant avoir proposé trois femmes à Romano Prodi en 1999. "J'aimerais que les pays fassent de même, mais ce n'est pas dans la logique de tous", poursuit-il.

La Commission "n’est pas une station de réparation pour les non-décisions du Conseil européen"

Revenant sur l’opposition affichée du ministre allemand des Finances à un candidat français, en l’occurrence le socialiste Pierre Moscovici, à un poste économique au sein de la future Commission, Jean-Claude Juncker assure que "personne n'a de veto à mettre". Et de réaffirmer que c'est bien le président de la Commission qui compose la Commission et pas les gouvernements, ce qui est d'ailleurs selon lui une des raisons pour lesquelles le Conseil européen n'a pas pu s’accorder sur le nom du haut représentant pour les affaires étrangères et du président du Conseil européen, "parce qu'il voulait avoir un tableau plus qu'indicatif de la composition et de la structure de la Commission afin de mieux pouvoir prendre ses décisions".

Or, le président élu de la prochaine Commission dit avoir "expliqué calmement" que l’institution dont il prend la présidence "n'est pas une station de réparation pour les non-décisions du Conseil européen". Jean-Claude Juncker se refuse donc à annoncer la composition de la Commission avant le 30 août 2014, "car le Conseil européen doit d'abord faire son travail en désignant la personne qui occupera le poste de haut représentant et celle qui succédera au poste de président du Conseil européen, hommes ou femmes", estime-t-il. "Je tiens beaucoup à l'indépendance de la Commission, non seulement d'esprit mais aussi de manœuvre", dit-il encore.

"Prendre la mesure du traumatisme qui, après les événements de l'Ukraine, existe à l’Est de l'Europe"

Sur la crise entre la Russie et l'Ukraine et la critique de certains pays de l'Est face à la candidature de l'Italienne Federica Mogherini, jugée trop pro-Kremlin, au poste de haut représentant, Jean-Claude Juncker se veut prudent, indiquant qu’il ne s’ "immiscerai[t] pas trop dans la nomination du haut représentant qui sera un de [s]es vice-présidents à la Commission".

Mais de souligner que si "une majorité convaincante" des États membres est en faveur d'un candidat ou d'une candidate, "ce ne sera pas moi qui bloquerai cette proposition". Jean-Claude Juncker estime qu’il faut savoir "qu'il y a des réflexes et des pensées diplomatiques qui se sont construits au cours d'une longue histoire" et que dès lors, le fait de reprocher ce qu’il qualifie de "penchant diplomatique qui vient de l'histoire" ne lui semble pas être "un argument valable".

Il juge néanmoins qu’il faut aussi "savoir prendre la mesure du traumatisme qui, après les événements de l'Ukraine, existe dans cette partie de l'Europe". Le président élu considère ainsi qu’"il faut connaître l'histoire de l'Europe, ses sensibilités, les accointances des uns et des autres", une "raison de plus" pour lui de dire au Conseil européen : "Prenez votre décision et ne comptez pas sur moi pour distribuer des prix de consolation avant que vous ayez distribué les prix".

Un "programme d’avenir" vers le "progrès"

Jean-Claude Juncker conteste par ailleurs être un homme du passé, jugeant  que "l'expérience est un atout". Selon lui, ceux qui le "disent antibritannique, qui [l]e décrivent comme un type qui veut laminer les nations au profit d'une Europe fédéraliste, sont des gens qui ne [l]'ont jamais écouté ni observé". Et de rappeler avoir "inventé l'opt-out britannique en 1990", et avoir dit dès le début de sa campagne électorale, qu’il était "en faveur d'un fair deal avec le Royaume-Uni". Son programme "est un programme d'avenir", assure-t-il, soulignant avoir proposé un programme de 300 milliards, tandis que les socialistes plaidaient pour 200 milliards. "Ce que je vois, c'est le progrès!"

Sur ce paquet investissement de 300 milliards d’euros, le prochain président de la Commission souligne travailler "d'arrache-pied", notamment avec les équipes de la Banque  européenne d'investissement (BEI), à sa mise en place "qui n'aura pas pour conséquence d'élargir le déficit et d'augmenter la dette publique". Le détail de ces mesures sera présenté "au plus tard trois mois" après la prise de fonction de la nouvelle Commission et elles viseront les secteurs des télécoms, du numérique, des transports, des énergies renouvelables, le  désenclavement de certaines régions industrielles et la ré-industrialisation.

Une partie de ce paquet de 300 milliards sera probablement issu de réorientations de dépenses au niveau des fonds structurels, selon Jean-Claude Juncker qui relève l’existence d'argent "non absorbé par les différents États membres" bien qu’annoncé par le Conseil européen, ce qui crée "un réel problème de lisibilité des décisions européennes". Le prochain président de la Commission considère donc nécessaire de "revoir la mécanique de gestion des programmes qui existent", notamment en y ajoutant de nouveaux instruments.

Il estime ainsi envisageable de remplacer des prêts par des garanties au niveau de la BEI, ce qui permettra selon lui de lever beaucoup plus d'argent. "Les liquidités en Europe sont là, mais elles ne sont pas utilisées, parce qu'elles ne connaissent pas de destinations encadrées. On peut faire beaucoup en la matière", appuie-t-il.

En faveur d’une "assiette d’imposition commune" pour éviter le "papillonnage" fiscal des grands groupes

Sur la question de la fiscalité, Jean-Claude Juncker assure qu’il a "toujours été en faveur d'une concurrence fiscale raisonnable". Ainsi, s’il considère que les pays qui connaissent des problèmes économiques divergents ont le besoin de définir des instruments fiscaux qui correspondent à leur projet d'avenir, "en matière de fiscalité des entreprises, je voudrais que nous nous mettions d'accord sur le plus grand nombre possible d'éléments formant une assiette d'imposition commune pour éviter que les grands groupes fassent du papillonnage entre les différents pays en empruntant des routes fiscales divergentes". Les taxes devront être payées là où les entreprises réalisent leur profit, donc dans le pays où le bénéfice est réalisé. Cela "pose un peu problème à tous les pays. Donc, il y a du travail à faire", juge-t-il.

L’ancien Premier ministre luxembourgeois "tien[t] aussi à rappeler que c'est [lui] qui a ouvert la voie vers l'harmonisation fiscale, à chaque fois sous présidence luxembourgeoise, avec la TVA en 1991, la fiscalité de l'épargne en 1997, l'abolition du secret bancaire plus tard et la mise en place d'un code de bonne conduite contre la concurrence fiscale déloyale".

Pour ce qui est de la procédure d'enquête approfondie ouverte par la Commission sur la pratique des "décisions anticipatives en matière fiscale" ("tax rulings") accordées par le Luxembourg à Fiat Finance and Trade ainsi que les deux procédures d’infraction engagées contre le Grand-Duché en matière d'aides d'Etat présumées pour n’avoir répondu "que partiellement" aux demandes de renseignements de la Commission concernant les "tax rulings" et les régimes fiscaux des droits de propriété intellectuelle, Jean-Claude Juncker estime que "celui qui n'informe pas donne l'impression de cacher".

"La Commission est et restera indépendante"

Les autorités luxembourgeoises considèrent en effet de leur côté avoir "fourni à la Commission européenne les informations pertinentes" au cours des derniers mois, contestant "la légalité de certains aspects des demandes d’informations de la Commission" et "notamment leur fondement juridique" qui pose selon elles question. Selon Jean-Claude Juncker, "la prochaine Commission fera exactement ce que la Commission sortante a commencé à faire. La Commission est et restera indépendante".

Concernant le respect du pacte de stabilité et de croissance (PSC) et les difficultés de certains Etats membres à rester sous la barre des 3 % de déficit public, Jean-Claude Juncker "tien[t] à rappeler" qu’il avait réformé le PSC en mars 2005, ce qui lui a permis, comme président de l'Eurogroupe, d'accorder des délais aux trajectoires d'ajustement. "La flexibilité est donc là", dit-il, soulignant qu’il croit savoir comment on peut créer "une intersection vertueuse" entre la stabilité et la flexibilité. "Les 28 chefs d'État et de gouvernement ont bien précisé, lors du Conseil européen des 26 et 27 juin, qu'il n'y aurait pas d'amendements apportés au pacte de stabilité et de croissance, donc, il reste ce qu'il est et il sera appliqué", poursuit-il.

La croissance ne peut être financée durablement "en creusant les dettes et déficits"

Pour Jean-Claude Juncker, "au lieu de faire de la dette, de faire du déficit", il s’agit d’appliquer "des idées sages, nobles qui sont sur la table". L'agenda numérique devrait apporter à l'économie de l'UE une valeur ajoutée de 250 milliards d'euros, tout comme le parachèvement du marché intérieur. "Combinons ces chiffres aux montages financiers qui compléteront les ambitions d'investissements de l'Europe et on disposera d'un paquet qui reste à mes yeux impressionnant. On ne peut pas financer la croissance d'une façon durable par la dette et par les déficits", assure-t-il encore.

Enfin sur les politiques de rigueur et la question de l’évaluation de l'impact social des réformes imposées aux pays sous assistance, Jean-Claude Juncker reconnaît qu’un "déficit d'équité sociale a été observé" et que les dirigeants européens n’ont "pas porté assez d'attention aux conséquences sociales, en sachant que les mesures prises jouent avec les perspectives de vie des gens simples, sans défense". Selon l’ancien Premier ministre luxembourgeois, "au début, nous n'avons pas vu l'ampleur de la crise et nous devons en tirer les leçons". S’il considère que "le pire a pu être évité", à l'avenir, "la Commission, avant d'imposer des mesures, devra réfléchir à leurs conséquences". Ainsi, il faudrait que tout nouveau programme de soutien et de réforme "ne soit pas uniquement soumis à une évaluation de sa viabilité financière, mais aussi à une évaluation des incidences sociales", conclut Jean-Claude Juncker.