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Luxleaks – La question de la pratique des "tax rulings" ainsi que celle de la protection des lanceurs d’alerte et des journalistes en débat à la Chambre des députés et au Parlement européen
28-04-2015


C'est sous le titre "Luxembourg Leaks" que l'ICIJ a publié le 6 novembre 2014 plusieurs centaines d'accords fiscaux entre l'administration fiscale et 340 multinationales. Source : www.icij.orgLes conséquences des révélations dites "Luxleaks" et notamment la question de la pratique des "tax rulings" (ou décision fiscale anticipée) ainsi que celle de la protection des lanceurs d’alerte et des journalistes dans de tels contextes se sont trouvées une nouvelle fois au cœur de l’actualité, le 28 avril 2015, alors que les parlementaires luxembourgeois, de même que leurs homologues européens, ont discuté de ces sujets à l’occasion de deux débats distincts.

Les membres de la Chambre des députés étaient en effet invités à se pencher sur le sujet en réponse à une interpellation du député Justin Turpel (déi Lénk, gauche radicale) qui avait réclamé la tenue d’une discussion "ouverte et transparente" à plusieurs reprises. Au même moment, les députés européens débattaient dans l’hémicycle strasbourgeois du niveau de protection approprié à offrir aux lanceurs d’alerte et aux journalistes pour lutter contre la fraude et l’évasion fiscale.

Le contexte

Pour rappel, les révélations journalistiques dites "Luxleaks", en novembre 2014, ont mis le Luxembourg en cause comme un moteur d’évasion fiscale pour de grandes multinationales en raison des "tax rulings" accordés par son administration fiscale. Surtout, elles ont mis en lumière la manière dont certaines entreprises exploitent la concurrence fiscale entre les pays de l'UE pour réduire drastiquement leur contribution à l’impôt, parfois sous la barre de 1 % de leurs bénéfices.

Ces révélations ont par ailleurs donné une nouvelle ampleur à un débat sur la pratique des décisions fiscales anticipées qui était déjà vif dans l’UE : elles ont ainsi poussé le Parlement européen à mettre en place une commission spéciale sur le sujet et la Commission européenne à proposer un paquet de mesures sur la transparence fiscale.

Le débat à la Chambre des députés

Un peu moins de six mois après les premières révélations "Luxleaks", les députés luxembourgeois réunis à la Chambre se sont donc penchés sur la question de la pratique des "tax rulings" en réponse à l’interpellation de Justin Turpel (déi Lénk) sur le sujet. Il s’agissait ainsi de la première fois que le parlement luxembourgeois abordait ces sujets en détail, a notamment souligné en introduction le député de la gauche radicale, dont c’était la dernière intervention à la Chambre la veille de son départ de l’institution pour raisons de santé. Si la discussion a permis au député de déi Lénk de répéter les critiques de son parti face à ce qu’il qualifie "d’évasion fiscale professionnelle encouragée par l’Etat", les débats ont surtout mis en évidence une forme d’unanimité parmi les partis de la coalition gouvernementale (DP, LSAP, Déi Gréng) ainsi que du côté du premier parti d’opposition (CSV), au pouvoir pendant la période incriminée.

Ainsi, si tous ont condamné une pratique problématique favorisant les multinationales et perçue comme injuste et immorale par rapport aux efforts demandés aux citoyens, ils ont dans le même temps souligné que le Luxembourg n’était pas seul pays à favoriser une pratique courante dans l’UE et surtout légale. Et de dénoncer à ce sujet une forme de mise au pilori du pays. Il ne s’agira d’ailleurs pas de se passer des rulings à l’avenir, mais de mieux les encadrer et de les rendre davantage transparents, avec les mêmes règles du jeu en place pour tous, ont convenus la plupart des orateurs. "Ni I'OCDE ni la Commission n'ont demandé d'abolir les pratiques du ruling", a précisé le ministre des Finances, Pierre Gramegna, lors du débat.

Celui-ci a par ailleurs rejeté une "course" à l’harmonisation fiscale. "Si la course à l'optimisation fiscale absolue doit être évitée, l'inverse doit l'être aussi. La réponse ne doit pas être la course vers le haut! Tout ne sera pas harmonisé jusqu'au dernier centime", a souligné le ministre. Selon Pierre Gramegna, la fiscalité est en effet "le seul atout qui nous permette de jouer sur les investissements dans la zone euro et c'est capital", a-t-il ainsi estimé.

Le sujet de la protection des lanceurs d’alerte et des journalistes s’est par ailleurs invité dans les discussions suite à la récente inculpation, le 23 avril 2015, du journaliste français Edouard Perrin par un juge d'instruction à Luxembourg. Pour mémoire, celui-ci se voit reprocher d’être "co-auteur, sinon complice des infractions commises par l’un des anciens collaborateurs de PwC" dans le contexte des "Luxleaks", ce qui a suscité de vives condamnations, notamment de la part de la Fédération européenne des journalistes (FEJ).

Une inculpation également "fermement condamnée" par Justin Turpel, tout comme celle des deux lanceurs d’alerte dans cette affaire, le député insistant sur "l'indispensable protection" dont devraient à ses yeux bénéficier ces derniers de même que les journalistes d'investigation qui ne font que leur travail. "Le juge d'instruction devrait inculper les 80 journalistes du consortium dans ce cas", a dit le député, faisant mine de s’étonner "qu'aucune enquête ne [mette] son nez dans les affaires de ceux qui ont établi les rulings". Lors du débat, le député CSV Laurent Mosar a notamment estimé ces inculpations nuiraient sans doute à l'image du Luxembourg mais que le vol restait un délit. Le ministre des Finances n’a en revanche pas abordé le sujet.

Le débat au Parlement européen

La protection des lanceurs d’alerte et des journalistes dans le contexte de la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale était par ailleurs le thème central d’un autre débat parlementaire, mené cette fois par les députés européens réunis en plénière dans l’hémicycle strasbourgeois. Pour rappel, le Parlement européen s’était déjà prononcé sur le sujet dans une résolution sur le crime organisé adoptée le 23 octobre 2013.

Les eurodéputés y invitaient "la Commission à présenter avant fin 2013 une proposition législative visant à mettre en place un programme européen efficace et complet pour protéger, dans le secteur privé comme dans le secteur public, ceux qui détectent des erreurs de gestion et des irrégularités et qui dénoncent des cas de corruption nationaux et transfrontaliers liés à des intérêts financiers de l'UE, ainsi que les témoins, les informateurs et les collaborateurs de justice, et en particulier les témoins déposant contre des organisations mafieuses et autres organisations criminelles, qui apporte une solution aux conditions de vie difficiles qu'ils connaissent (risques de représailles, rupture des liens familiaux, déracinement, exclusion sociale et professionnelle, etc.)" et les États membres "à assurer une protection adéquate et efficace aux dénonciateurs".

Dans ce contexte, la commissaire européenne en charge de la Justice, des Consommateurs et de l’Egalité des genres, Věra Jourová, a estimé que "le droit à la liberté d’expression [était] d’une importance toute particulière pour les journalistes" qui "doivent avoir la liberté de critiquer les Etats sans craindre de poursuites", ce qui est "une caractéristique importante d’une société démocratique". Toutes les restrictions à ce principe "doivent être proportionnelles", a-t-elle poursuivi, notant qu’elles ne devaient donc "pas aller au-delà de ce qui est nécessaire, ne pas être excessives et être appropriées compte-tenu des circonstances".

La commissaire a par ailleurs relevé qu’il n’existait pas dans l’Union de système harmonisé de protection des lanceurs d’alerte mais que des règles spécifiques en matière d’alerte étaient néanmoins en place dans certains domaines précis, à savoir dans le droit de la concurrence ou pour ce qui est des délits dans le secteur financier. Pour le reste, en l’absence de législation européenne pertinente, il appartient donc aux Etats membres de règlementer dans le respect des principes de la Convention européenne des droits de l’Homme.

Du côté des groupes politiques, le PPE (chrétien-social) a considéré, par la voix de l’eurodéputée slovène Romana Tomc, que l’évasion fiscale était un problème sérieux car il affectait le niveau de vie dans l’UE. Parmi les moyens à disposition pour lutter contre ce phénomène, la députée a cité "le nuage informatique sécurisé", un outil devant permettre d’envoyer de manière sûre et anonyme des informations sur les pratiques fiscales dommageables. Elle a néanmoins noté les difficultés liées à une telle mise en place, en particulier de nature juridiques. "C’est un domaine très sensible qui touche à la fois au rôle du Parlement européen et à la protection des données personnelles", a-t-elle encore souligné.

Pour le groupe des S&D (socio-démocrates), l’eurodéputé allemand Peter Simon a été dans le sens de la commissaire Jourová, reconnaissant l’existence de certaines règles spécifiques tout comme la compétence des Etats membres en la matière, mais il s’est interrogé sur la capacité de ces mêmes Etats arrivent seuls à trouver des règles équilibrées pour réduire la tension entre les différents droits et intérêts en jeu qui parfois s’opposent, comme celui de la confidentialité face au droit à l’information de l’opinion publique. Selon le député, laisser cette tâche aux Etats membres serait ainsi "voué à l’échec" et la Commission européenne "devrait donc avoir le courage de faire des propositions ambitieuses" en la matière.

L’eurodéputée irlandaise Marian Harkin, pour le groupe de l’ALDE (libéraux), a également appelé la Commission à soumettre une proposition de directive sur le sujet, rappelant que l’intergroupe parlementaire sur l’intégrité, la transparence et la lutte contre le crime organisé serait mis en place le lendemain. "J’espère que ceci nous permettra de mener campagne pour une directive européenne en faveur des lanceurs d’alerte", a-t-elle ainsi dit. La députée a par ailleurs rappelé que la Médiatrice de l’UE avait demandé aux institutions, en mars 2015, d’adopter des règles internes sur l’alerte éthique, alors qu’il était ressorti de son enquête que seules deux des neuf institutions européennes avaient de telles règles en place.

Marian Harkin s’est également interrogée sur l’avis de la Commission concernant précisément les lanceurs d’alerte des "Luxleaks", rappelant que c’était grâce à leurs informations que le Parlement avait pu constituer sa commission spéciale sur le sujet. "La meilleure façon de lutter contre des pratiques illicites c’est la crainte de se faire attraper, mais si ceux qui fraudent savent que les lanceurs d’alerte se tairont et qu’ils ne craignent rien, ils continueront leurs agissements"

Pour le groupe de la GUE/NGL (gauche radicale), l’eurodéputé allemand Fabio De Masi s’est indigné de l'inculpation d’Edouard Perrin jugée comme "une atteinte intolérable à la liberté de la presse". "Les personnes qui risquent leur carrière et davantage  afin de protéger les intérêts des citoyens contre l'évasion fiscale pratiquée par l'industrie sont persécutées alors que celles orchestrant le vol de l'argent public sont à la tête d’institutions de l'UE comme la Commission", a-t-il appuyé, alors que le journaliste est la troisième personne à être inculpée dans cette affaire.

"L'UE est prompte à condamner les restrictions sur la liberté de la presse dans le monde mais les mêmes normes doivent s’appliquer chez nous aussi", a-t-il poursuivi, notant le "besoin de toute urgence d’une protection complète et cohérente pour les dénonciateurs et les journalistes dans l'UE". Et d’appeler la Commission à faire des propositions spécifiques en ligne avec les préoccupations du Parlement européen.

Du côté du groupe des Verts/ALE (écologistes), l’eurodéputée française Eva Joly est également revenue sur l’inculpation du journaliste Edouard Perrin et des deux lanceurs d’alertes, "poursuivis pour violation du secret des affaires". "Il s’agit d’un coup dur porté à notre vie démocratique qui révèle la brutalité d’un système mis à mal par des révélations successives", a-t-elle jugé, notant que le rôle des lanceurs d’alerte était "vital". "A l’heure où la demande de transparence n’a jamais été aussi pressante, l’Union européenne, par sa directive sur le secret des affaires, fait le choix du secret et de l’opacité", a indiqué l’ancienne juge d’instruction, allant jusqu’à accuser la Commission de favoriser l’intérêt de quelques-uns contre l’intérêt général. Pour précision, ce projet de directive, proposé par la Commission en novembre 2013, suscite une levée de bouclier de la part de nombreuses organisations syndicales et de la société civile.

L’eurodéputé italien Marco Zanni a pour sa part estimé, au nom du groupe EFDD (europhobes), que le Parlement européen avait pu se saisir de ce sujet grâce aux lanceurs d’alerte qui ont mis certaines pratiques contestées dans le domaine public. Le député juge donc qu’il s’agit d’offrir "une protection adéquate" aux lanceurs d’alerte et aux journalistes ainsi que des garanties pour ceux qui veulent faire émerger la vérité.

En conclusion du débat, la commissaire Jourová a répété qu’elle estimait que la protection des lanceurs d’alerte était assurée au niveau national et que des règles spécifiques existaient au niveau européen. Elle a par ailleurs noté que le groupe Article 29 qui rassemble les organes nationaux de protection des données, avait émis ses lignes directrices pour la protection des lanceurs d’alerte dans le contexte de la protection des données.

Pour ce qui est de "Luxleaks" plus précisément, la commissaire a rappelé qu’il ne pouvait pas y avoir ingérence de la Commission dans les compétences judiciaires d’un Etat membre, Věra Jourová préférant souligner que la Commission œuvrait en faveur de la transparence via notamment sa proposition d’échange automatique des rulings et d’autres à suivre.

Les journalistes ne devraient pas être inquiétés par des poursuites judiciaires pour leur travail, estime l’OSCE

L’inculpation du journaliste Edouard Perrin a également suscité une condamnation de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). La représentante pour la liberté des médias de l’organisation, Dunja  Mijatović, a en effet jugé que les journalistes ne devraient pas être inquiétés par des poursuites judiciaires pour leur travail. "Le journalisme d'investigation est l'un des piliers de la liberté des médias", écrit-elle dans un communiqué diffusé le 28 avril 2015. "Les journalistes doivent être libres de rendre compte des questions d'intérêt public sans crainte de poursuites et d'emprisonnement ou de toute autre sanction", poursuit la représentante, qui indique l’avoir écrit dans un courrier adressé au ministre luxembourgeois des Affaires étrangères et européennes, Jean Asselborn.