Le 6 novembre 2014, une quarantaine de médias internationaux ont révélé des accords fiscaux conclus entre le Luxembourg et 340 multinationales entre 2002 et 2010 et qui auraient permis à ces entreprises d’économiser plusieurs milliards d’euros en impôts. La publication de ces informations présentée comme le "Luxembourg Leaks" ou Luxleaks repose sur une enquête de six mois au cours de laquelle 28 000 pages de documents détaillant les "décisions anticipatives en matière fiscale» prises par l’administration fiscale luxembourgeoise ont été passés au crible des journalistes du Consortium International des journalistes d’investigation (ICIJ) et des médias partenaires – Le Monde, Le Soir, Süddeutsche Zeitung, The Guardian, notamment.
Les 548 accords fiscaux obtenus et publiés par l’ICIJ proviennent de l’auditeur PriceWaterhouseCoopers (PWC), l’un des "big four", qui a officié en tant que conseiller en optimisation fiscale et a négocié directement avec l’administration fiscale pour le compte de ces entreprises. Ces documents secrets montrent en détail la pratique du ruling fiscal telle qu’elle a été utilisée par ces multinationales, au nombre desquelles on compte Apple, Amazon, Ikea, Pepsi, Axa ou encore Heinz et Gazprom…
La pratique du tax ruling au Luxembourg fait actuellement l’objet de plusieurs enquêtes de la part de la Commission européenne qui se penche notamment sur les cas des accords fiscaux anticipatifs du Luxembourg à l’égard de Fiat Finance and Trade et d’Amazon. La Commission craint que les accords passés entre l’administration fiscale et ces deux entreprises ne respectent pas le principe de la libre concurrence et ne s’apparentent à des aides d’Etat.
Un des enjeux dans cette enquête de la Commission est l’accès à certains documents qu’elle voudrait consulter, ce à quoi se refuse le Luxembourg qui met en doute la légalité de ces demandes d’information et a d’ailleurs saisi la CJUE.
Un des effets collatéraux de l’affaire Luxleaks est de mettre dans l’embarras le nouveau président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, qui était Premier ministre luxembourgeois entre 1995 et 2013, précisément au cours de la période pendant laquelle les accords fiscaux dits "ruling" ont été signés.
En réaction aux révélations "Luxleaks", le gouvernement luxembourgeois a organisé une conférence de presse au matin du 6 novembre 2014 qui a rassemblé le Premier ministre Xavier Bettel, le Vice-Premier ministre Etienne Schneider ainsi que les ministres des Finances Pierre Gramegna et de la Justice Felix Braz.
En introduction, le Premier ministre, Xavier Bettel, a estimé que "ce gouvernement est résolument engagé sur la voie de la justice fiscale et de la transparence" et assuré de "la volonté politique" en ce sens. "Je veux souligner que les tax rulings tels que pratiqués au Luxembourg sont en accord avec les règles internationales", a-t-il néanmoins dit. Si Xavier Bettel ne se dit "pas enchanté de l’image du Luxembourg telle qu’elle circule dans les médias ces dernières heures", il a jugé que "c’est à nous, ensemble, de montrer les efforts consentis ces derniers mois", déjà sous le précédent gouvernement et que le sien "entend poursuivre".
De son côté, le ministre des Finances, Pierre Gramegna, a souligné que de nombreux pays, notamment européens, pratiquent le tax ruling, "qui ne sont pas une spécialité luxembourgeoise". Et de rappeler que la Commission européenne les considère "en soi comme conformes aux règles de l’UE". Concernant les décisions anticipatives publiées par la presse, le ministre a rappelé qu’elles avaient fait l’objet d’une analyse de l’Administration des contributions directes "qui vérifie leur conformité avec la législation nationale et les conventions internationales". "Notre pratique du ruling est donc compatible non seulement avec la législation nationale, mais également avec les toutes les règles internationales, tant au niveau communautaire qu’à celui de l’OCDE". Selon Pierre Gramegna, le droit positif existant crée néanmoins des situations où des entreprises, via l’optimisation, ne s’acquittent d’aucun ou de très peu d’impôt dans aucun pays, une situation que le gouvernement luxembourgeois "ne trouve pas bonne".
"Nous sommes engagés pour dire que cette situation n’est pas acceptable, mais on ne peut pas condamner le Luxembourg pour son respect des règles", a estimé le ministre, jugeant que "le ruling n’est possible que quand les autres Etats participent. "La responsabilité pour agir repose donc sur tous les Etats, pas seulement le Luxembourg", a poursuivi le ministre, qui note "une coresponsabilité des entreprises qui veulent optimiser". Autrement dit, selon le ministre des Finances, "on peut penser que le droit n’est pas juste et qu’il doit être amélioré, et le Luxembourg soutient les efforts en ce sens".
Pierre Gramegna a profité de la conférence pour égrener l’action proactive du gouvernement luxembourgeois en la matière – qui avait été détaillée la veille lors d’une conférence consacrée à la politique de transparence en matière fiscale poursuivie par le gouvernement –, notamment son soutien à l’initiative BEPS de l’OCDE mais également au niveau de l’UE.
Ainsi, a expliqué Pierre Gramegna, le Luxembourg a-t-il voté en juin 2014 en faveur de la révision de la directive "mères-filiales" qui sera transposée dans les prochains mois et qui "mettra fin à toute une série de rulings tels qu’ils étaient applicables aujourd’hui car cela n’est plus considéré comme éthique, défendable ou moral. Le Luxembourg a changé et se veut résolument sur le chemin de la transparence". Selon le ministre, le Grand-Duché et les autres Etats membres de l’UE "sont des pionniers en la matière puisque l’UE est dans ce domaine un précurseur".
Lors du Conseil ECOFIN du 7 novembre 2014, une disposition pour empêcher les abus dans le cadre de la directive "mères-filiales" sera discutée : "Le Luxembourg votera cette directive, ce qui aura un impact sur nos pratiques mais nous sommes d’avis que cela doit changer". Et de rappeler encore que le Luxembourg avait beaucoup travaillé les derniers mois dans ce contexte. Et de citer : l’abandon du secret bancaire au 1er janvier 2015 et l’introduction de l’échange automatique d’information (EAI) sur les revenus de l’épargne, soit un "changement majeur de paradigme" ; la signature à Berlin la semaine précédente d’un engagement à appliquer l’EAI sur tous les types de revenus à partir du 1er janvier 2017. "Le Luxembourg a été l’un des premiers pays à s’engager pour cette mise en pratique". Par ailleurs le Luxembourg a réussi à avancer très rapidement au sein du Forum mondial sur la transparence en vue d’être retiré de la liste noire où le pays est inscrit. Une inscription "dramatique" qui a poussé à modifier "de nombreuses lois" nationales pour être désormais éligible à une réévaluation au sein du Forum – ratification de la convention de l’OCDE sur l’entraide mutuelle administrative et modernisation de la loi sur l’échange sur demande notamment.
"Nous sommes pour la justice fiscale : il n’est pas normal que seuls les citoyens s’acquittent de l’impôt, les entreprises doivent également payer leur juste part", a encore dit le ministre luxembourgeois des Finances.
A la question posée par un journaliste sur l’existence de nouveaux rulings négociés sous le gouvernement actuel, Pierre Gramegna a répondu que "nous appliquons aujourd’hui les lois telles qu’elles sont. On peut conclure que ces lois ne sont plus adaptées et mènent à des situations non désirables. La transformation en est à ses débuts". Il s’agit de faire évoluer le droit international : "Ce n’est pas la loi luxembourgeoise seule qui permet ces pratiques mais la conjonction avec les lois internationales et les lois nationales des autres pays".
Quant à la coopération du Luxembourg avec la Commission, le ministre a assuré "être engagé à collaborer pleinement avec la Commission et nous nous y tiendrons. Cela vaut pour les affaires en cours ainsi que pour les documents publiés sur internet. Il faudra voir comment la Commission se positionne mais nous en discuterons avec elle et nous coopérerons".
Le soir du 6 novembre 2014, le Ministère des Finances luxembourgeois a publié après la conférence de Pierre Gramegna des clarifications. Nous reproduisons intégralement le texte du communiqué:
"Suite à la publication par le consortium ICIJ de plus de 500 décisions anticipées en matière fiscale (“rulings”) émises par les autorités fiscales luxembourgeoises entre 2002 et 2010, le ministère des Finances tient à apporter un certain nombre de clarifications.
La pratique des décisions anticipées est bien établie dans de nombreux Etats, dont le Luxembourg. Dans de telles décisions anticipées, l'administration fiscale confirme l'application des règles nationales et internationales pertinentes à une situation donnée.
La Commission européenne a confirmé la conformité de la pratique des décisions anticipées en général avec le droit européen, pour autant qu'elles ne soient pas utilisées pour octroyer à des entreprises des avantages dont d'autres entreprises dans la même situation ne pourraient pas bénéficier.
Les décisions anticipées rendues par l'administration fiscale luxembourgeoise sont conformes au droit national, européen et international. Leur légalité n'est d'ailleurs pas remise en question.
L'interaction entre les règles nationales des différentes Etats, dans le cadre des règles internationales applicables en la matière, peut permettre à des entreprises de réduire sensiblement leur charge de l'impôt. L'analyse ne saurait dès lors être limitée au rôle qu'un seul pays donné est susceptible de jouer dans ce contexte.
Depuis la crise économique et financière, le regard que les Etats et les citoyens portent sur ces mécanismes internationaux a changé. La légitimité de certains mécanismes, conformes aux règles applicables, est aujourd'hui remise en question. Le Luxembourg partage cette analyse. En particulier, le Luxembourg estime qu'il n'est pas acceptable qu'une entreprise donnée puisse se prévaloir des règles internationales de manière à échapper de facto à toute imposition.
La communauté internationale dans son ensemble est mise devant ses responsabilités, de même que les entreprises multinationales, pour adapter les règles multilatérales aux réalités actuelles. Le gouvernement luxembourgeois a pris un engagement fort en faveur de la transparence en matière fiscale. Il participe activement aux discussions au niveau de l'OCDE et de l'Union européenne, visant à mettre en place une plus grande équité fiscale au niveau mondial.
Au niveau national, le gouvernement a soumis au parlement, en début d'octobre 2014, un projet de loi visant à mieux encadrer les décisions anticipées en matière fiscale, avec l'objectif de rendre la procédure plus transparente. Au niveau européen, le Luxembourg a soutenu en juillet 2014 l'introduction dans la directive 'mère-filiale' des dispositions visant à prévenir la double non-imposition des groupes de sociétés découlant des prêts hybrides. Le Luxembourg appuie également la proposition d'introduire dans la directive 'mère-filiale' une clause générale anti-abus.
Au cours des derniers mois, le Luxembourg s'est engagé de manière concrète en faveur de l'introduction de l'échange automatique d'informations en matière fiscale comme norme mondiale. Dès le 1.1.2015, le Luxembourg appliquera l'échange automatique sur base de la directive fiscalité de l'épargne, rompant ainsi avec la tradition du secret bancaire. Le Luxembourg figure parmi les 'early adopters' pour l'application de l'échange automatique au niveau de l'OCDE, dès 2017."