Une coalition européenne d'associations, de syndicats, de journalistes, de lanceurs d'alerte et de scientifiques a envoyé le 30 mars 2016 aux membres du Parlement Européen une analyse critique du projet de directive sur les secrets d’affaires en leur demandant de la rejeter.
Les eurodéputés débattront de ce projet législatif en plénière le 13 avril 2016, alors que les parlementaires de la commission Affaires juridiques (JURI) ont donné en janvier dernier leur feu vert à l’accord trouvé en trilogue en décembre 2015, sous présidence luxembourgeoise. Les eurodéputés de la commission JURI avaient jugé, pour la plupart d’entre eux, que l’accord était "équilibré", et seul le groupe des Verts l’avait rejeté, dénonçant un texte "dangereux".
Cette proposition de directive mise sur la table par la Commission européenne en novembre 2013 vise à établir une définition commune du secret d’affaires, basée sur des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués, de façon à protéger la compétitivité des activités européennes et des organismes de recherche.
Le Conseil avait adopté sa position sur le sujet dès le mois de mai 2014, tandis que les parlementaires de la commission JURI avaient adopté la leur en juin 2015, ouvrant ainsi la voie aux négociations avec le Conseil qui ont pu être conclues dès le mois de décembre.
L'observatoire européen des multinationales Corporate Europe Observatory (CEO), qui est à l’initiative de cette analyse critique, estime que le projet de directive européenne sur la "protection du secret des affaires" crée un droit au secret pour les entreprises qui est "excessif" et "menace directement le travail des journalistes et de leurs sources, les lanceurs d’alerte, les syndicalistes, la liberté d'expression des salariés et nos droits d'accéder à des informations d’intérêt public (par exemple sur les médicaments, les pesticides, les émissions des véhicules, etc.)".
Selon le CEO, la définition du secret des affaires prévue est "tellement large que presque toutes les informations internes d'une société peuvent y correspondre", ce qui pourrait "mettre en danger toute personne qui révèle ces informations sans le consentement de l’entreprise".
Le CEO liste les personnes concernées, à commencer par les consommateurs que nous sommes tous. En effet, les études scientifiques sur lesquelles se basent les organismes publics pour autoriser ou non la vente d’un produit sont réalisées par leur fabricant, explique le CEO qui relève que bien souvent "le fabricant refuse systématiquement la publication de ces études car il considère qu'elles contiennent des 'secrets d'affaires' et ne doivent donc pas être utilisées par les concurrents". "Les scientifiques indépendants sont donc incapables de faire progresser le débat", ajoute-t-il.
Les journalistes sont directement impactés par le projet de directive, souligne encore le CEO. Certes le texte fait référence au droit à l’information acté dans la Charte des droits fondamentaux, qui s’applique de toute façon, mais les entreprises auront le droit d'entamer des poursuites judiciaires contre quiconque publie, sans leur consentement, des informations qu'elles considèrent comme des 'secrets d'affaires'. Il reviendra donc aux juges de peser entre le droit à l’information et les droits économiques des entreprises concernées, explique le CEO qui conclut que "les journalistes devront donc évaluer les risques et prendre en compte les dommages financiers importants". Pour le collectif de journalistes "Informer n'est pas un délit" et les syndicats de journalistes, le risque d’encourir des poursuites judiciaires pouvant se conclure par des peines de prison et des amendes de plusieurs centaines de milliers d’euros est "une manière très efficace d’empêcher les gens de dénoncer des cas de mauvaise conduite des entreprises".
Le sort des lanceurs d’alerte, qui sont souvent des sources importantes pour les médias ou les autorités publiques sur les comportements abusifs des entreprises, est aussi pointé par le CEO. En effet, ils ne seront protégés que pour "la révélation d'une faute, d'une malversation ou d'une activité illégale, à condition que le défendeur ait agi pour protéger l'intérêt public général". Ils devront donc prouver qu'ils ont agi "pour protéger l'intérêt général" et la charge de la preuve leur incombera, alors qu'ils ne bénéficient généralement pas des mêmes moyens financiers que les grandes entreprises, comme le souligne le CEO.
Enfin, les salariés seraient aussi concernés, notamment du fait de la définition très large du ‘secret d’affaires’ retenue dans le projet de directive. Changer d'employeur et donc utiliser des connaissances et informations qui pourraient être considérées comme des 'secrets d'affaires' par leur ancien employeur s'avèrerait très risqué, puisque des poursuites judiciaires seraient possibles jusqu'à six ans après le départ de l'employé. Ce qui aurait pour conséquence de freiner la mobilité des employés, et donc l'innovation, juge le CEO.
Pour le CEO, le texte tel qu’il ressort des négociations en trilogue est certes meilleur que la proposition initiale de la Commission, qui avait fait l’objet de vives critiques, mais les exceptions ajoutées ne suffisent pas. Sans compter qu’une fois adoptée, la directive devra être transposée en droit national et que les Etats membres pourront aller encore plus loin.