Alors que l’inquiétude grandit dans l’Union européenne à la suite du placement en garde à vue de plusieurs membres du parti prokurde HDP, qui représente la troisième force politique de Turquie, Jean Asselborn, ministre luxembourgeois des Affaires étrangères, a condamné fermement des méthodes qu’il a jugées autoritaires au micro de la radio Deutschlandfunk le 7 novembre 2016.
Le 4 novembre 2016, Federica Mogherini s’était dite "extrêmement inquiète de l'arrestation" de Selahattin Demirtas et d'autres députés du parti prokurde HDP et avait fait état de la "convocation d'une réunion des ambassadeurs de l'UE à Ankara" suite à des interpellations qui ont eu lieu dans le cadre d'une enquête "antiterroriste" liée au Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), selon l'agence de presse progouvernementale Anadolu. Elles surviennent dans un contexte de purges visant les opposants au gouvernement turc, à la faveur de l'état d'urgence instauré après la tentative de coup d'Etat imputée aux réseaux du prédicateur Fetullah Gülen.
"Ces développements ajoutent aux inquiétudes exprimées après que l'immunité de plus de 130 députés démocratiquement élus a été levée en mai de cette année", ont estimé Federica Mogherini et le commissaire européen Johannes Hahn, chargé des relations avec les pays tiers, dans un communiqué commun. "Ils compromettent la démocratie parlementaire en Turquie et exacerbent la situation déjà très tendue dans le sud-est du pays", ont-ils ajouté, indiquant que l'UE considérait "comme légitimes les actions contre le PKK" à condition qu'elles ne menacent pas "les principes fondamentaux de la démocratie".
Au Luxembourg, dès le 2 novembre dernier, le ministère des Affaires étrangères avait indiqué par voie de communiqué avoir invité l’Ambassadeur turc pour "un entretien au sujet des développements qui ont eu lieu ces derniers jours en Turquie". L’occasion pour le ministère de "noter avec grande inquiétude et déception les évolutions de ces derniers jours en Turquie, surtout les arrestations aléatoires de journalistes, qui constituent une violation de la liberté d’expression, ou encore le projet de réintroduction de la peine de mort".
"Ces développements vont à contre-sens du processus d’intégration avec l’Union européenne. Le respect des critères de Copenhague, à savoir une pleine application de l’Etat de droit, ainsi que l’abolition de la peine de mort étaient des critères fondamentaux à l’origine de la décision d’ouvrir les négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, prise à l’unanimité par le Conseil des Ministres de l’Union européenne le 3 octobre 2005", indiquait alors le Ministère.
Lors de cet entretien, l’ambassadeur turc s’était ainsi vu rappeler que "l'Union européenne est fondée sur des valeurs de respect de l'Etat de droit et des droits de l'Homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités", et que "ces critères constituent la clé de voûte de l’UE". Le Ministère avait souligné que le Luxembourg s’attend à ce que la Turquie continue de se conformer à ces critères.
Jean Asselborn, qui était l’invité de la journaliste Christiane Klees sur les ondes de la radio Deutschlandfunk le 7 novembre 2016, a souligné "la peur" ressentie en Turquie par "des millions de gens, qu’ils soient kurdes ou turcs, pour leur existence", puisqu’ils peuvent "se retrouver en prison d’une heure à l’autre". Une situation "indigne d’un pays qui veut être membre de l’UE et qui est membre du Conseil de l’Europe et de l’OTAN".
Selon le chef de la diplomatie luxembourgeoise, les défenseurs des droits de l’homme sont soupçonnés d’être soit des partisans de Gülen, soit des terroristes. "Il n’est pas aberrant d’affirmer que la torture a de nouveau pris des proportions qui sont incontrôlables", rapporte encore le ministre en évoquant les 11 000 syndicalistes congédiés depuis juillet, ou encore le recul net de la liberté de la presse. Mais il dénonce aussi une autre pratique instituée en Turquie, à savoir une forme de "mort civile" infligée aux personnes victimes de ces purges : leur nom est publié au journal officiel et elles n’ont plus aucune chance de retrouver un emploi, leurs diplômes et leurs passeports sont détruits, raconte le ministre. "Ce sont des méthodes qui ont été utilisées sous le régime nazi", dénonce Jean Asselborn qui voir là "une évolution très, très grave" que "l’Union européenne ne peut tout simplement pas accepter".
Jean Asselborn rappelle pourtant les grands espoirs qu’avaient suscités les engagements pris par la Turquie devant le Conseil de l’Europe en septembre dernier. Il avait à cette occasion plaidé avec ferveur pour le dialogue. Déçu, il critique désormais le président Erdogan qui "abroge l’Etat de droit". Pour le ministre luxembourgeois, ces méthodes autoritaires ne sont pas sans rappeler "un mode d’emploi pour une dictature".
Quant à la position de l’Union européenne face à ces évolutions, qui restait le principal objet des questions de la journaliste, Jean Asselborn souligne que 50 % des exportations de la Turquie vont vers l’UE et que 60 % des investissements réalisés en Turquie proviennent de l’UE. "C’est là un moyen de pression absolu", indique le ministre selon qui "à un certain moment on ne pourra éviter d’utiliser ce moyen de pression pour contrecarrer la situation impossible des droits de l’homme".
Pour ce qui est d’une éventuelle suspension des négociations, "le débat va venir, c’est très clair", indique le ministre qui évoque même des négociations "suspendues maintenant en théorie". De son point de vue en effet, si la peine de mort devait être réintroduite en Turquie, les négociations d’adhésion, et même toutes les négociations en vue d’une Union douanière, ne pourraient plus être à l’ordre du jour. Mais le ministre souligne aussi que "des millions de personnes en Turquie croient que le seul espoir de sortir de ce trou est l’Union européenne".
Le chef de la diplomatie luxembourgeoise ne perd pas de vue que la question des réfugiés est liée à ces négociations et il reste d’avis que l’accord UE-Turquie fait sens et est dans l’intérêt des deux parties. Mais il estime que "si la Turquie devient un Etat incontrôlable du point de vue de l’Etat de droit, l’accord va se désintégrer de lui-même". Selon lui, il faut que l’UE indique "sans détour et de façon déterminée au président Erdogan quelles en seraient les conséquences".
Face aux critiques nombreuses ces derniers jours, le ministre turc des Affaires européennes, Omer Celik a convoqué le 7 novembre 2016 les ambassadeurs des pays de l'UE en poste à Ankara pour un entretien. "Nous leur avons fait part de notre malaise au sujet des positions prises par l'UE", a-t-il déclaré à la presse à l’issue de cet entretien. "Nous traversons une période très fragile dans les relations entre la Turquie et l'UE. S'opposer en permanence à la Turquie n'est pas la bonne politique", a-t-il ajouté.
A cette occasion, Omer Celik a réagi avec virulence contre les déclarations de Jean Asselborn, qui reflètent selon lui "un manque de connaissances historiques". "Le combat actuel de la Turquie rappelle, bien au contraire, celui livré contre les Nazis après leur arrivée au pouvoir", a-t-il déclaré, ajoutant que "comparés à FETÖ, les Nazis apparaissent comme des apprentis ou des élèves d'une école primaire".