Le 11 août 2011, Nicolas Schmit (LSAP), ministre luxembourgeois du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration, cosignait sur le site Mediapart avec Jo Leinen (S&D), eurodéputé sarrois, et Bertrand Mertz (PS), maire de Thionville, une tribune appelant à la rénovation de la social-démocratie européenne.
Ces trois hommes politiques de la Grande Région, qui sont en responsabilité à des échelons différents, sont partis d’un constat commun, à savoir que la crise à laquelle il faut faire face constitue un immense défi pour le continent et pour les formations politiques et que les réponses apportées jusque là leur semblent ne pas être à la hauteur. Réunis à Thionville le 10 novembre 2011 ils ont tenu devant un public venu nombreux une conférence-débat sur les défis que représente cette crise.
Cette analyse commune, ils l’ont développée au cours de leurs rencontres formelles et informelles des derniers mois. Les sommets qui se succèdent, les plans décidés au printemps, en juillet, puis à l’automne, viennent à leurs yeux confirmer cette lecture. Et, ainsi que l’a souligné Bertrand Mertz, si ces réponses ne suffisent pas à enrayer la crise, c’est qu’elles reposent sur une analyse erronée de la situation, expliquant la crise des dettes souveraines par la mauvaise gestion ou encore le manque de compétitivité.
Or, pour le maire de Thionville, l’explication est à chercher bien plus loin. Il remonte en effet à août 1971, moment qui a marqué la fin de la convertibilité du dollar en or, lançant un processus qui a conduit à mettre en place un système dans lequel ont pu apparaître des produits financiers complexes qui, aux yeux de Bertrand Mertz, ont conduit à la crise de 2008. Ces produits dérivés représentaient 690 000 milliards d’euros en 2008. Et ce système financier, il a été créé volontairement par les politiques, souligne le maire socialiste.
Bertrand Mertz pointe une autre date, celle de la loi Giscard-Pompidou de 1973 depuis laquelle l’Etat français ne peut plus se financer auprès de la Banque centrale, mais peut le faire exclusivement auprès des banques privées. Des dispositions qui sont les mêmes dans les traités de Maastricht et de Lisbonne. La conséquence, c’est que les Etats doivent se financer à des taux beaucoup plus élevés. Ainsi, la somme des intérêts payés par l’Etat français depuis 1980 atteint quasiment le montant de la dette publique actuelle.
Pour Bertrand Mertz, le fondement de la crise, c’est ça ! La combinaison de ces deux processus a créé mécaniquement un système qui ruine les Etats en Europe. Les Etats-Unis, même s’ils sont bien plus endettés, peuvent eux se financer auprès de leur Banque centrale. Le maire de Thionville plaide donc pour que les Etats endettés de la zone euro puissent se financer auprès de la BCE à des taux bas. "Il ne s’agit pas de faire n’importe quoi, mais de redonner à la BCE un rôle normal de banque centrale", estime Bertrand Mertz qui voit là "le seul moyen pour commencer à sortir" de la crise.
Nicolas Schmit, qui a participé aux négociations du traité de Maastricht, rappelle qu’il était à l’époque évident que, sans l’introduction de règles strictes en matière de création monétaire, il n’aurait pu y avoir de monnaie unique. La lutte contre l’inflation était par ailleurs omniprésente, l’expérience dramatique de l’Allemagne marquant les esprits : l’objectif était donc la stabilité monétaire. La construction de la zone euro s’est centrée sur ce principe, ainsi que sur la maîtrise des déficits. "Ce n’était pas totalement faux", reconnaît le ministre, mais il regrette une lacune, c’est que personne n’ait pensé à anticiper une telle crise et que le système n’est donc pas doté du moindre dispositif pour lutter contre une crise. Tout simplement parce que, vues les règles établies, une telle crise semblait alors impossible. Mais les Etats membres n’ont pas respecté la discipline budgétaire qu’ils avaient eux même prescrite.
La philosophie monétariste a prévalu, raconte le ministre, le principe étant d’établir une monnaie commune avec l’obligation de chacun de gérer son budget. Et de solidarité il n’est question que dans le cas de catastrophes naturelles. "Cette approche ne correspond pas à la réalité actuelle", déplore le ministre luxembourgeois. Le monde théorique qui est à l’origine de l’union monétaire, à laquelle manque une union politique, est finalement son défaut de naissance. Mais sans lui, il n’y aurait pas l’euro, relève Nicolas Schmit qui se dit certain que sans l’euro, les choses seraient sans doute encore pires aujourd’hui.
Pour Nicolas Schmit, il ne convient pas pour autant de parler de crise de l’euro. Selon lui, l’euro se trouve dans un environnement de crise. Ce que montrent les taux de change. Pour certains, l’euro souffre même d’être une monnaie trop forte. Les économies très divergentes qui coexistent au sein de la zone euro témoignent par ailleurs d’un échec de la convergence escomptée. La coordination des politiques économiques a fait défaut. Pour le ministre, ce sont ces faiblesses du système qui font que l’on n’est pas capable de résister à cette crise systémique.
Un revirement total est nécessaire, plaide donc Nicolas Schmit. Si l’Italie, qui est en train de vaciller, devait tomber, il n’exclut pas en effet que le système s’écroule dans la mesure où il serait impossible de sauver l’Italie. Ce qu’il faut, c’est donc une solidarité rapide. Avec une réaction plus rapide, on aurait pu éviter à la Grèce d’en arriver là. Certes, Nicolas Schmit condamne les tricheries de la Grèce, mais il relève que l’on a été complice de ces faits, sans imaginer un seul instant que cela pourrait tout faire basculer. "On aurait dû leur proposer une politique de consolidation plus réaliste que celle que l’on exige actuellement d’Athènes", ajoute encore le ministre luxembourgeois. Mais la réaction de l’Allemagne, tellement attachée à l’orthodoxie budgétaire, a freiné l’élan de solidarité qu’il fallait pour être efficace. Et, si "la BCE triche un peu", ce qui est d’ailleurs à l’origine de plaintes déposées auprès de la Cour constitutionnelle allemande, Nicolas Schmit estime que la seule arme est désormais de donner ce pouvoir de création monétaire à la BCE. Certes, il y aurait un risque que l’inflation grimpe de 2 ou 3 %. Mais sans ça, on risque un écroulement du système. En bref, pour Nicolas Schmit, il faut abandonner l’orthodoxie monétariste, introduire les eurobonds et laisser aux Etats qui sont en difficulté une opportunité de regagner la croissance, car ce qu’on fait est "absurde" à ses yeux.
L’autre réponse, c’est de créer de la croissance verte. "Ce qu’on fait n’est pas durable", a en effet renchéri Jo Leinen qui estime lui aussi qu’il faut changer la politique en Europe. "Avec cette idéologie on va dans la misère", a déclaré l’eurodéputé qui nourrit l’espoir que le climat politique va changer.
Jo Leinen dénonce des marchés financiers incontrôlés, non transparents, qui brassent à une vitesse incroyable des chiffres difficilement imaginables et qui contrôlent désormais la politique, comme en témoigne le choix des dates et horaires de tenue des sommets en fonction de l’ouverture des bourses. "La primauté de la politique est bouleversée", ce que l’eurodéputé juge "inacceptable".
A ses yeux, il faut changer les politiques d’austérité et favoriser la croissance en mettant en place des programmes d’investissements dans les économies de façon à lutter contre le changement climatique. Car l’austérité seule ne fait pas l’avenir. Appelant lui aussi à changer de philosophie en faveur d’une plus grande solidarité, Jo Leinen a aussi insisté sur la nécessité de discipliner les marchés. Il juge nécessaire une réflexion visant à modifier les traités, car, rappelle-t-il, sur les chapitres qui concernent l’union monétaire, c’est encore peu ou prou la version du traité datant de Maastricht qui est encore en vigueur. Or, il faut une union politique, mais cela ne doit pas se faire selon lui derrière des portes closes, sans les citoyens.
Dans l’assistance, venue nombreuse, les questions et réactions n’ont pas manqué.
"Il faudrait un impôt fédéral de 20 % pour compenser les faillites des Etats", a ainsi avancé un citoyen qui a pris l’exemple de la faillite du Minnesota passée quasiment inaperçue du fait des transferts de l’Etat fédéral.
Pour Nicolas Schmit, un saut fédéral serait en effet la seule issue. Il y a cependant un risque, si on devait modifier les traités, que cela ne se fasse pas dans une perspective fédérale et de solidarité, et ce d’autant plus qu’il y a une crise de légitimité. Beaucoup de gens ne veulent pas plus d’Europe, craignant que cela ne soit synonyme de plus d’austérité, d’une dégradation sur le plan social. Par ailleurs, il est difficile d’avoir une union monétaire quand le budget de l’UE se situe aux alentours de 1 % du PIB. Dans un marché du travail unifié, il faudrait pourtant des transferts, des mécanismes de solidarité. Mais personne ne semble vouloir payer pour les insuffisances des autres : il n’y a pas de sentiment de solidarité européen, car il n’y a pas de construction politique qui donne un sentiment de légitimité démocratique.
Bertrand Mertz juge lui aussi un saut fédéraliste nécessaire pour résoudre ces problèmes, mais aussi pour exister à l’échelle du monde. "Si l’Europe n’est pas capable de se constituer comme puissance, elle sera un continent en recul", estime le maire de Thionville qui considère que l’Europe a beaucoup d’atouts, comme en témoigne sa grande puissance commerciale. L’enjeu est à ses yeux de réindustrialiser l’Europe en passant à une forme d’économie plus respectueuse de l’environnement.
Jo Leinen a pour sa part insisté sur le fait que l’UE devrait avoir des ressources propres : 85 % du budget proviennent des contributions des Etats membres ce qui n’est, pour l’eurodéputé, "ni juste, ni transparent, ni fédéral". Jo Leinen estime qu’un impôt européen devrait les remplacer, et il d’ailleurs rappelé que la Commission avait fait une proposition dans ce sens. A ses yeux, le Parlement européen n’est passez fort dans le débat européen, mais ce qu’il déplore surtout c’est un manque d’engagement de la classe politique au niveau européen. Le Parlement européen a besoin de connexions avec le débat dans les Etats membres ; un dialogue politique sur l’Europe est nécessaire selon l’eurodéputé allemand qui espère que la réforme des élections européennes qui est en discussion permettra que chaque électeur dispose de deux voix, l’une pour élire un député sur une liste locale, l’autre pour un député qui figurerait sur une liste transnationale.
Quand un membre de l’assistance a suggéré, comme remède miracle, que la zone euro fasse son possible pour attirer les capitaux en devenant un paradis fiscal, citant les exemples de la Chine ou de l’Irlande, Nicolas Schmit lui a rappelé que l’aspect fiscal n’avait pas été le seul argument de l’attrait de ces deux pays : l’Irlande a mis en œuvre une politique de développement économique consistante, tandis que la Chine a aussi beaucoup bénéficié d’une grande quantité de main d’œuvre bon marché.
"Il faut briser les monopoles privés, l’oligarchie de banquiers qui donnent des injonctions car ils maîtrisent les moyens de paiement", a argué une personne dans la salle, rappelant que le président Roosevelt avait eu comme premier arme la loi anti-cartel. Pour Jo Leinen, une politique anti-cartel est en effet nécessaire, et il conviendrait selon lui de restructurer les institutions financières et les produits.
Au sujet des eurobonds, qui ont fait l’objet de plusieurs questions, Bertrand Mertz a reconnu que "cette cagnotte commune serait une mauvaise affaire pour l’Allemagne". Mais, à ses yeux, ne pas les mettre en place reviendrait à risquer "une destruction mécanique de la zone euro". "L’Allemagne ne peut pas prendre à sa charge la totalité de l’effort, mais elle ne sortira pas seule de cette situation", a conclu le maire de Thionville. Quant à la crainte, exprimée dans la salle, que la notation des euro-obligations ne se fasse sur la base de la notation des obligations grecques, Jo Leinen est formel : ce ne serait pas logique, en témoigne l’exemple de l’EFSF qui bénéficie de la meilleure notation, à savoir AAA.
Pour Jo Leinen, l’idée de revenir aux monnaies nationales reviendrait à "mourir d’avoir peur de mourir". "On a oublié les turbulences des années 90 au cours desquelles se sont succédées les crises monétaires", a rappelé l’eurodéputé allemand qui estime qu’un tel retour en arrière serait "désastreux pour le marché commun". Angela Merkel a d’ailleurs clairement dit que ce n’est pas une solution. Quant aux verts et sociaux-démocrates allemands, ils ont d’ores et déjà annoncé qu’ils entendaient avancer vers une union fiscale s’ils devaient être élus.
Nicolas Schmit, répondant à une question sur les agences de notation, a évoqué "un système un peu fou, dicté par les agences de notation, qui produisent chaque jour une dynamique pernicieuse". Leurs estimations ont un effet autoréalisateur, constate en effet le ministre qui cite l’exemple de l’Italie, pays qui est solvable, mais dont les taux d’intérêt sont peu à peu poussés à un niveau qui dépasse de trop son potentiel de croissance. Le problème, c’est que certains investisseurs, qui misent sur la faillite, seraient gagnants si l’Italie devait s’écrouler, résume Nicolas Schmit qui dénonce un système "dont nous avons perdu le contrôle et qui marche sur l’échec". "Il faut au moins freiner cette dynamique infernale", estime Nicolas Schmit qui juge indispensable une meilleure régulation du système financier. Pour autant, créer une agence de notation européenne ne suffirait pas, estime-t-il. "Il faut montrer aux marchés qu’on sait sortir des armes de dissuasion massive", a-t-il conclu, jugeant que la BCE seule serait capable de sortir une telle arme. Et Mario Draghi, nouveau président de la BCE, a d’ailleurs donné un premier signal en ce sens, juge le ministre luxembourgeois.
La conclusion pourrait revenir à la salle, un enseignant d’histoire ayant remercié ces trois hommes politiques pour leur "discours d’indignés". "Allez plus loin !", leur a-t-il cependant lancé, car "la structure qui vise à nous administrer des sacrifices absurdes est bien en place".