La crise économique provoque de nouvelles migrations internes en Europe : l’Espagne, le Portugal ou encore l’Italie, historiquement pays d’émigration, devenus pays d’immigration, renouent désormais avec leur passé. Cette émigration est double : une émigration familiale, proche de celle que ces pays ont connue au XXe siècle, mais également une émigration jeune et très diplômée. Ces nouvelles émigrations touchent-elles le Luxembourg ? Pour répondre à cette question, le CLAE a organisé le 9 février 2012 une table-ronde qui réunissait à la fois des représentants consulaires de ces trois pays au Luxembourg et des représentants d’associations actives au sein des communautés constituées par les personnes venues de ces mêmes pays.
Chiara Petracca, premier secrétaire de l’ambassade d’Italie au Luxembourg et responsable de la chancellerie consulaire et Paola Cairo, rédactrice du périodique en langue italienne PassaParola, ont parlé du cas des Italiens récemment arrivés. Sergio Cuesta Fransisco, consul d’Espagne au Luxembourg, et Antoni Montserrat, vice-président du Centre Català de Luxemburg, ont quant à eux fait le point sur le cas des nouveaux migrants espagnols. Enfin, José Eduardo de Carvalho Rosa, consul général du Portugal au Luxembourg, et José Trindade, président du Centro d’apoio social et associativo no Luxemburgo (CASA), se sont penchés sur les récents mouvements d’émigration portugaise prenant le chemin du Luxembourg.
Devant un phénomène reconnu par tous les intervenants, à savoir une augmentation nette de l’immigration en provenance d’Espagne, d’Italie et du Portugal au Luxembourg ces dernières années, un certain nombre de questions se sont posées. Qui sont-ils ? Est-ce là un phénomène passager ? Quels sont les profils et les motivations de ces nouveaux migrants ?
A la date du 9 février 2012, Chiara Petracca indique que 25 085 ressortissants italiens sont enregistrés à la chancellerie consulaire du Luxembourg. Et les chiffres sont en hausse par rapport à 2011, où ils étaient 24 700.
Sergio Cuesta indique que près de 4500 Espagnols sont enregistrés auprès de ses services, mais il estime le nombre de ses compatriotes à Luxembourg autour de 6000, car l’inscription sur les registres n’est pas systématique. Le consul espagnol relève surtout une hausse nette du nombre de nouveaux arrivants depuis 2009 : en 2010, il a compté 300 nouvelles inscriptions, et en 2011, près de 400. Certes le chiffre n’est pas en soi immense, mais il représente une hausse de près de 10 % du nombre de ressortissants espagnols au Luxembourg par an !
Au consulat du Portugal, José de Carvalho recense 107 118 Portugais inscrits au 9 février. Un chiffre qui est en hausse nette depuis 2009. En 2009 et 2010, le chiffre a connu pour chaque année une hausse nette de 4400 inscrits, et, en 2011, le chiffre a dépassé les 4900.
Sylvain Wagner, du Ministère de l’Immigration, venu rejoindre la discussion dans le courant de la soirée, a lui donné le chiffre de 10 559 nouveaux enregistrements de citoyens de l’UE et de l’espace Schengen en 2011.
S’il n’existe pas de données statistiques précises sur le profil de ces nouveaux migrants italiens, Chiara Petracca se fait l’écho des impressions de ses services consulaires. Les nouveaux venus sont majoritairement des jeunes, le plus souvent diplômés, qui arrivent avec un contrat de travail en poche. Ils viennent par exemple travailler pour Amazon, ou en tous cas pour des projets bien précis. D’autres viennent faire un stage et, la plupart du temps, font finalement le choix de rester lorsque le stage débouche sur un emploi ou qu’ils arrivent à décrocher un poste au Grand-Duché. La responsable italienne relève aussi une grande mobilité parmi les immigrés les plus récents.
Antoni Montserrat identifie lui aussi un groupe de jeunes diplômés polyglottes dont la plupart arrivent au Luxembourg avec un contrat de travail. La communauté espagnole de ces jeunes a d’ailleurs un groupe Facebook qui réunit à peu près 500 personnes. Un site plein de bons conseils où l’on se rend compte que les préoccupations sont loin d’être désespérées : "vaut-il mieux habiter à Belair ou à Cents ?".
Du côté des autorités consulaires portugaises, on constate que les diplômés sont minoritaires, quoique de plus en plus nombreux. Et certains d’entre eux n’hésitent pas d’ailleurs à venir à l’aventure, sans contrat, relève José de Carvalho. Ils commencent souvent par travailler dans le bâtiment ou dans des entreprises de nettoyage avant que leurs compétences soient reconnues.
Pour Sergio Cuesta, la crise explique sans doute en grande partie la hausse de ce mouvement d’émigration.
Sergio Cuesta relève ainsi l’immense diversité des parcours des migrants espagnols. Certes, ceux qui viennent travailler dans les grandes entreprises et les banques sont nombreux, mais tout le monde ne vient pas avec un bon boulot. Le représentant espagnol évoque ainsi le cas de familles espagnoles parties en France au mois d’août pour aller faire des vendanges et qui, n’ayant pas pu y trouver de travail, ont atterri au Luxembourg, se retrouvant sans le sou et ayant du coup besoin d’être rapatriées. Un autre cas l’a marqué, c’est celui d’une famille débarquant au Luxembourg avec deux enfants pour chercher du travail, et ce en ayant laissé en Espagne un troisième enfant. Quelque chose qui aurait été inconcevable selon lui dans l’Espagne de 2007.
Pour ce qui est des Portugais arrivés récemment, ils sont pour la plupart non qualifiés et viennent à l’aventure, en croyant à l’Eldorado luxembourgeois, raconte le consul du Portugal à Luxembourg. Un mythe que le ministre Schmit appelle d’ailleurs à démentir au Portugal. José Trindade évoque lui de nombreuses entreprises qui ferment au Portugal, ce qui pousse des familles entières à se retrouver sans revenu. Et, depuis le Portugal, le Luxembourg semble "le meilleur pays du monde", le salaire minimum paraissant particulièrement élevé quand on n’a pas idée du coût de la vie au Grand-Duché.
Le problème des personnes arrivant du Portugal avec un contrat d’intérim de très courte durée a aussi été évoqué par José Trindade qui évoque "une situation dramatique" pour ces personnes souvent logées à l’auberge de jeunesse. Sylvain Wagner juge "hasardeux, voire presque criminel, même si ce n’est pas encore mortel, de venir au Luxembourg avec un contrat d’une journée". "Il faut se renseigner avant de partir", juge-t-il en effet. La députée Viviane Loschetter (déi Gréng), qui était dans l’assistance, a appelé à chercher les moyens juridiques permettant d’intervenir pour faire face à ces très courts CDD qui, à ses yeux, sont en soi une forme d’exploitation.
Tous, représentants d’associations comme d’autorités consulaires, se font l’écho des nombreux CV qu’ils reçoivent par mail, accompagnés parfois de récits de vie tragiques. Au point que des associations dont le corps de métier était plutôt l’activité socioculturelle se retrouvent à jouer les assistants sociaux, comme le raconte Antoni Montserrat qui reprend un des derniers messages reçus d’Espagne qui disait "j’ai faim, je suis en train de crever de faim". "Il faut parfois être très dur avec ces gens", raconte-t-il, sans hésiter à leur dire de ne pas partir avec leur voiture et leurs enfants pour tenter leur chance. Mais ils le font quand même. José Trindade raconte que son association a vu passer plus de 7000 personnes en 2011, et elles sont plus de 2000 à avoir contacté CASA depuis le Portugal et d’autres pays européens afin de s’informer sur la situation au Luxembourg. CASA a aussi reçu 472 CV en 2011.
Autre constat commun, le phénomène ne concerne pas que la "destination Luxembourg", mais il est plus général.
Ainsi l’Italie, si elle reste majoritairement un pays d’immigration aujourd’hui, voit un nombre toujours plus grand d’Italiens partir à l’étranger, constate Chiara Petracca. Et c’est essentiellement une émigration de jeunes qualifiés qui la frappe. La responsable consulaire s’inquiète des conséquences économiques de cette "fuite des cerveaux", puisque les investissements réalisés pour former ces jeunes qui partent seront tout compte fait une perte pour l’Etat lui-même.
En clair, l’émigration d’aujourd’hui n’est pas celle d’autrefois, estime Chiara Petracca. L’émigration économique d’avant était basée sur l’idée de partir à la recherche d’un travail en rejoignant bien souvent à l’étranger un parent plus ou moins proche déjà établi.
Paola Cairo s’est elle fait l’écho de témoignages qu’elle a pu recueillir depuis 2009, moment qui marque pour elle la prise de conscience de ce phénomène. Elle évoque aussi les myriades de CV arrivant d’Italie qu’elle reçoit au journal. Les jeunes Italiens qu’elle a pu rencontrer fuient une Italie "bloquée", qui ne correspond plus à leurs rêves, qui est marquée par un problème de gérontocratie et de renouvellement des générations. D’après les résultats d’un sondage en ligne mené sur le site www.italiani.lu, elle estime que 100 personnes arriveraient chaque mois au Luxembourg, la plupart pour travailler.
En 2011, l’Espagne a connu pour la première fois un solde migratoire négatif, a indiqué Antoni Montserrat. Plus de 500 000 personnes ont quitté le pays, des Espagnols, mais aussi énormément de personnes n’ayant pas la nationalité espagnole, notamment des personnes venant d’Amérique latine. Des gens qui, quand ils arrivent ailleurs, n’hésitent pourtant pas à s’adresser aux associations espagnoles.
Dans l’assistance, d’aucuns n’ont pas manqué de souligner qu’au Portugal, le Premier ministre lui-même n’a pas hésité à déclarer que la meilleure solution pour faire face au chômage était d’émigrer…
Pour Sergio Cuesta, les différences avec l’émigration des années 50 sont marquées par les origines qui sont purement économiques, et non plus politiques. Il note aussi que, pour ceux qui arrivent à trouver un emploi au Grand-Duché aujourd’hui, la situation est loin d’être dramatique. Les jeunes qualifiés et polyglottes n’auront pas de mal à vivre au Luxembourg, pays, ouvert, accueillant, où il fait bon vivre, assure-t-il. D’autant plus qu’émigration n’est plus nécessairement synonyme de déracinement : les moyens de communication modernes facilitent les contacts, les vols low-cost permettent de retrouver ses proches régulièrement, et qui plus est, on est loin d’être seul sur place. Et il imagine que si la situation s’améliore, ces jeunes pourront rentrer enrichis par cette expérience. Antoni Montserrat ne croit pas à cet éternel mythe du retour, et il s’inquiète du poids qu’aura cette perte de capital humain pour l’avenir des pays concernés.
Dans l’assistance, il a été relevé que ce qui n’a pas changé, c’est le désespoir de ceux qui pensent que ce sera toujours mieux ailleurs. En revanche, le Luxembourg a découvert "une main-d’œuvre plus proche, moins compromettante et plus rentable", à savoir les frontaliers. Un changement qui pose des difficultés aux immigrés traditionnels.
Cette migration, elle est aussi la conséquence d’une Europe qui marche, constate cependant Chiara Petracca, qui ne peut que s’en réjouir. Mais dans le cas de l’Italie, ce qui l’inquiète, c’est que cela ne marche que dans un sens : il n’y a pas de jeunes diplômés de l’UE qui viennent tenter leur chance dans son pays.
Sergio Cuesta souligne lui aussi que cette mobilité était après tout un des objectifs de l’intégration européenne, et il est convaincu que le bilan aurait pu d’ailleurs être pire sans ce processus.
Sylvain Wagner a insisté sur le fait que l’intégration européenne et la libre-circulation qui va de pair font qu’on ne parle plus désormais d’immigrants au sujet de ces ressortissants de l’UE, mais de citoyens européens. Et il rappelle les responsabilités que le droit à la libre-circulation implique, à savoir les conditions à respecter pour en profiter : soit être travailleur salarié ou indépendant, soit avoir les moyens, sans travailler, d’assurer sa subsistance, soit être étudiant, ou bien être membre de la famille d’une personne qui remplit une de ces conditions. "La liberté de circuler n’est pas celle de circuler d’une pauvreté à l’autre", a-t-il encore déclaré.
Dans la discussion avec l’assistance, il a été question de prévoir des centres d’accueil et des foyers d’hébergement, comme ils ont pu être mis en place pour accueillir dans les années 70 les travailleurs venus notamment du Portugal. "Reparler de ça remet en doute tout ce que l’UE a fait", juge Sylvain Wagner.
Antoni Montserrat, lui, met en garde. Car le phénomène, encore minoritaire, que font émerger ces personnes qui vont tenter de partir pour améliorer leur sort va s’accentuer d’autant plus dans ce contexte de libre circulation. Le responsable associatif craint que beaucoup ne se lancent dans une logique infernale, allant d’un pays à l’autre pour, une fois sans le sou, se faire rapatrier par leur ambassade.
Le représentant associatif catalan s'est donc fait donc le porte-voix du message de cette table-ronde en lançant "un cri d’alarme préventif" : il va falloir réagir de manière collective à ce phénomène sur lequel il faut attirer l’attention. Car si les autorités luxembourgeoises sont pour le moment épargnées par le problème, il n’est pas certain qu’il en sera de même à l’avenir et il faut donc se préparer au cas où les choses deviennent plus difficiles. "Il faut travailler ensemble pour faire face à cette misère", abonde José Trindade pour qui il convient d’organiser, associations et administrations main dans la main, des permanences pour conseiller ces personnes.
Car si 4700 personnes de plus sont arrivées en 2010 en provenance de trois pays seulement, et qu’on est arrivé à une hausse de 5600 personnes en 2011, Antoni Montserrat imagine sans mal que le Luxembourg pourrait voir un afflux de 6 ou 7000 personnes de plus en 2012. Pour répondre à ça, le rôle des associations au côté des autorités luxembourgeoises et consulaires est fondamental. Et il appelle donc à se demander comment les soutenir, les conventionner en tenant compte des perspectives d’afflux. Pour Antoni Montserrat, il convient aussi que les Statec et le Ministère de l’Economie tiennent compte de cette tendance dans leurs perspectives. Ce sujet doit être discuté au Comité économique et social, à la Chambre des Députés : "il faut sortir ce débat de la clandestinité", plaide-t-il.